« Le Ministre 1 me quitte le moins qu’il peut. Je n’en devine pas encore la raison mais cela ne tardera pas. Je n’ai pas, heureusement, affaire à un Égyptien comme ton Cagliostro qui devine le passé, prédit l’avenir. Il n’a pas le talisman qui fait parler les bijoux ; aussi je suis tranquille et je ne crains pas l’indiscrétion du mien.
« Pardonne mes folies : il m’arrive si rarement de me divertir depuis quelque temps que tu seras sans doute charmé de m’avoir fourni l’occasion de m’égayer un instant. »
Judith se tut. La main de Cagliostro se posa sur son épaule.
— Très bien !… reposez-vous un moment après cet effort. Dans un instant, nous reprendrons.
Les genoux de la jeune fille plièrent, elle s’assit sur ses talons et parut s’endormir cependant que Cagliostro se tournait vers Gilles qui la contemplait avec une sorte d’épouvante.
— Eh bien ?
— C’est effrayant !
— Nullement ! Simplement le sommeil hypnotique fait surgir des profondeurs d’un être des pouvoirs insoupçonnés à la condition expresse qu’il soit entièrement pur. Judith est une voyante au degré le plus élevé. Je m’en suis aperçu lorsque j’essayais de l’arracher à la folie. Mais ce don, qui est une étincelle de pure divinité, ne peut vivre que dans le corps d’un enfant, ou d’une fille vierge. Voilà pourquoi j’essaie de la préserver de l’amour et du vôtre en particulier car, vous, elle vous aime. Souhaitez-vous savoir autre chose ?
Sans en avoir clairement conscience, l’intérêt de Gilles s’était éveillé. Il en oubliait presque son amour car les paroles de la jeune fille découvraient devant lui des choses obscures, étranges et menaçantes.
— Oui. Cette lettre incroyable… Il est impossible qu’elle ait été écrite par la Reine !
— C’est ce que nous allons savoir. Reprenons, ma colombe ! Vous devez être reposée.
D’un mouvement gracieux, la jeune fille se redressa. Ses grands yeux lumineux se posèrent de nouveau sur le cristal.
— Revenez à la lettre que vous venez de lire. Examinez-la bien, regardez l’écriture.
— Je la regarde.
— Pouvez-vous dire qui l’a écrite. Est-ce la Reine ?
— Non.
— Est-ce une femme ?
— C’est une femme qui l’a apportée, mais ce n’est pas elle qui l’a écrite.
— C’est donc un homme ?
— Oui.
— Ne quittez pas la lettre. Pouvez-vous voir l’homme qui l’a écrite ?
Judith hésita. À nouveau son front se plissa.
— Je ne sais pas… Je ne le vois pas.
— Voyez-vous la femme qui a apporté la lettre ?
— Oui.
— Cherchez autour d’elle !
Il y eut un instant de silence puis, soudain, avec une expression d’indicible soulagement, la jeune fille s’écria :
— Ah ! je le vois ! C’est un jeune homme pâle… Il a des cheveux roux. Il est habillé comme un Anglais… très élégant.
— Reteau de Vilette ! traduisit spontanément Gilles. Encore lui ! Mais que vient-il faire dans cette histoire ?
Cagliostro haussa les épaules.
— Il est l’amant et l’âme damnée de la comtesse, de la comtesse qui vous hait parce que vous l’avez dénoncée à la Reine, et qui me hait tout autant d’ailleurs. C’est elle qui avait chargé les bandits dont vous m’avez défendu de m’assassiner.
— Pourquoi ? Je vous croyais amis.
— Nous avons été associés un temps… d’ordre supérieur ! Mais elle a vite eu peur de moi et elle a choisi de m’éliminer. À présent nous entretenons d’excellentes relations de façade. Nous soupons ensemble, nous nous adorons… Le succès que je rencontre à Paris l’impressionne, ma fortune aussi et elle essaie de me séduire. Tout ce qui brille l’attire : l’or… les diamants, les bijoux…
Il étala devant lui ses mains chargées de pierreries auxquelles la flamme des chandelles arracha des éclairs. Une idée soudaine traversa l’esprit de Gilles.
— Il y a quelques mots, dans cette prétendue lettre de la Reine, que je n’ai pas compris. Qu’est-ce que ce bijou auquel il est fait allusion ? Le cardinal n’a tout de même pas l’audace d’offrir des bijoux à la Reine ?…
Un gémissement poussé par Judith le fit tressaillir. Toujours aussi droite, le regard toujours fixé sur la carafe, la jeune fille se plaignait.
— Je suis lasse !… Je suis si lasse !…
Vivement, Cagliostro alla vers elle, la prit sous les bras pour l’aider à se relever.
— Cela a été trop long ! Pardonnez-moi et recevez mes remerciements. À présent vous allez dormir… dormir longtemps pour vous reposer de l’effort fourni… Sérafina !
Comme si elle n’avait attendu que cet appel pour paraître, une femme blonde d’une grande beauté, élégamment vêtue d’une robe de faille du même bleu que ses yeux, entra. Elle alla vivement jusqu’à Judith que Cagliostro soutenait et se substitua à lui, cependant que son regard examinait curieusement le chevalier.
— Voici ma femme, la comtesse de Cagliostro, présenta le mage. Elle aime beaucoup Judith et la soigne comme une sœur aînée. À défaut de moi, ajouta-t-il avec un sourire, vous pouvez lui faire entière confiance. Emmenez-la, Sérafina, et veuillez la coucher. Elle est très fatiguée…
Soutenue par la comtesse, sur l’épaule de laquelle s’appuyait sa tête, Judith quitta la pièce sans un mot, sans un geste à l’adresse de Gilles qui la regarda sortir avec un mélange de douleur et de colère.
— Vous gagnez, n’est-ce pas ? fit-il amèrement à l’adresse de Cagliostro. J’étais pourtant décidé à ne repartir qu’avec elle…
— Je ne gagnerai pas toujours, dit l’Italien gravement. Un jour vous et elle serez réunis à tout jamais. Cela je peux vous l’assurer. Mais le temps n’est pas encore venu… loin de là ! Il vous faudra beaucoup de patience… beaucoup d’amour aussi !
— Qui m’oblige à vous croire ?…
— Rien ni personne. Le destin se chargera de vous convaincre. Asseyez-vous, maintenant, et acceptez un verre de vin d’Espagne, vous en avez besoin pour entendre ce que j’ai à vous dire concernant les bijoux de la Reine ou plutôt certain bijou que vous connaissez bien !…
Gilles accepta le siège et le vin dont la chaleur le réconforta. Malgré la douceur de ce soir de printemps, il se sentait glacé jusqu’à la moelle des os. Curieusement, il craignait à présent de poser la question que les dernières paroles du thaumaturge suscitaient naturellement. Mais il n’était pas homme à demeurer longtemps sur une impression de crainte.
Vidant d’un trait le précieux verre vénitien gravé d’or, il le reposa.
— Que je connais bien ? reprit-il. Ne me dites pas qu’il s’agit de ce damné collier de diamants ?
— Mais si… c’est bien de lui qu’il s’agit. Vous n’avez pas pu apprendre dans votre hermitage que Boehmer et Bassange avaient enfin vendu l’encombrant objet. La chose devait en effet demeurer très secrète…
— La Reine aurait donc finalement répondu par l’affirmative ? Elle a levé l’option qui expirait en janvier ?
— C’est ce que croit Boehmer. En fait, la Reine ignore complètement qu’elle a acheté le collier !
Gilles fronça les sourcils.
— Vos propos me semblent obscurs, Monsieur le Sorcier ! Comment cela est-il possible ? Comment la Reine aurait-elle pu acheter, sans le savoir, un collier de seize cent mille livres ?
— De la façon la plus simple du monde. C’est le cardinal de Rohan qui l’a acheté pour elle.
— Le cardinal ? Il a donc vu la Reine, fait la paix avec elle ?
— Je me tue à vous dire que la Reine ignore tout ! fit Cagliostro avec impatience. Le cardinal a acheté le collier au nom de la Reine parce qu’il croit, dur comme fer, que la Reine l’en a chargé. Voyez-vous, depuis certaine nuit du mois d’août l’an passé… depuis certaine rencontre dans les jardins de Versailles, le cardinal est intimement persuadé qu’il est devenu l’ami… le tendre ami de la Reine. Avez-vous oublié le Bosquet de Vénus, chevalier ? Il me semble pourtant que vous y étiez !
— Il faut que vous soyez le Diable pour savoir cela ! C’est vrai, j’y étais ! Mais je n’ai vu qu’une assez pauvre comédie ; jouée pour amuser la Reine, une comédie où l’on s’est beaucoup diverti à voir un grand Aumônier de France baiser en tremblant les pieds d’une catin !
— Si vous voulez vivre à l’air libre au lieu de pourrir sur la paille d’une prison tout le reste de vos jours, seigneur Gerfaut, je vous conseille d’oublier que la Reine était alors spectatrice ! Quoi qu’il en soit, le cardinal a tout avalé, l’appât, l’hameçon et même la ligne. Il est persuadé que la Reine l’aime d’un tendre amour, qu’elle n’attend que l’occasion propice pour déclarer hautement, à la face de tous, que non seulement elle ne garde plus aucun ressentiment contre lui mais encore qu’elle souhaite lui voir occuper à l’avenir la charge de Premier ministre. Il se voit Mazarin plus encore que Richelieu ! Aussi il n’est rien qu’il puisse désormais refuser à celle qu’il appelle son Maître !… et à son intermédiaire bien entendu.
— Mais la Reine l’exècre ! Je l’ai entendue le dire, de mes oreilles !
— Dites cela à Rohan, il n’en croira pas un mot. Il est sûr d’être aimé. Il a des preuves, des lettres… Cela ne servirait à rien, non plus, d’essayer de lui faire entendre que la belle Jeanne n’est qu’une misérable et une voleuse. Il pense qu’il sera bientôt ministre grâce à elle !
— Je sais. Il m’en a touché deux mots tout à l’heure.
— Vous voyez bien ! Elle peut en tirer ce qu’elle veut. Ainsi, peu de temps après l’affaire du Bosquet, elle lui a dit que la Reine avait besoin de 120 000 livres pour des aumônes à une famille digne d’intérêt, qu’elle était gênée et notre dupe, bien qu’ayant elle-même des ennuis de trésorerie, a donné les 120 000 livres sans un battement de paupières…
— Les 120 000 livres qui sont à l’origine de la subite aisance des La Motte, j’imagine ?
— Exactement ! Notre comtesse aurait pu se contenter de cela mais… l’appétit vient en mangeant. Et puis… il y a dans l’ombre un personnage qui tire de loin toutes les ficelles de ce beau pantin, un personnage qui a compris depuis longtemps quel parti l’on pouvait tirer des habitudes de dissipation de Marie-Antoinette, de sa passion pour les diamants et de l’amour du cardinal pour sa souveraine. Ce personnage avait espéré que Jeanne parviendrait à faire rentrer en grâce le cardinal, qu’il réussirait à séduire la Reine.
— Séduire la Reine ? Songez-vous à ce que vous dites ?
— C’est une question que vous devriez poser, Monsieur, à votre ami Fersen dont les mauvaises langues prétendent qu’il est le père du jeune duc de Normandie, né en mars !… Mais la Reine a l’aversion tenace. On a donc trouvé un autre moyen, plus subtil. Et Jeanne a eu simplement à dire que la Reine avait le cœur déchiré de ne pouvoir faire acheter le collier par le Roi – avec les six millions de Saint-Cloud, cela eût causé une révolution ! –, qu’elle garderait une éternelle gratitude à qui réussirait à s’entremettre pour le lui assurer et notre cardinal s’est rué chez Boehmer. Le 24 janvier, il achetait le collier au nom de la Reine en effectuant un premier versement de 100 000 livres et en stipulant que le reste serait payé par quartiers de 400 000 livres payables de six mois en six mois. Et, le 1er février, le cardinal, entré en possession du collier, le portait à Versailles, place Dauphine chez Mme de La Motte où il pouvait le remettre à un soi-disant valet de chambre de la Reine… qui n’était en fait que l’ineffable Reteau déguisé…
— Mais le collier… qu’est devenu le collier ?…
— Il n’y a plus de collier ! Le chef-d’œuvre de Boehmer et Bassange ne doit plus être, à cette heure, qu’un tas de diamants démontés que l’heureuse Jeanne écoule par fractions, ici et en Angleterre !
Gilles se leva si brusquement que le fauteuil dans lequel il était assis s’abattit sur le sol avec un grand bruit. La sueur coulait le long de son dos et il avait l’impression qu’un abîme sans fond venait de s’ouvrir sous ses pas. Le coup d’œil qu’il jeta à l’Italien était chargé à la fois d’horreur et de colère.
— Quel homme êtes-vous donc ? Vous savez tout cela, vous savez que l’on a abusé du nom de la Reine, que l’on entraîne le Grand Aumônier de France dans une mare de boue et vous restez là sans rien faire ? Mais qu’attendez-vous pour courir chez le Lieutenant de Police, chez le cardinal, chez la Reine même ?
— Pour être envoyé à la Bastille… ou à la rigueur à Charenton ? Calmez-vous, mon ami, et sachez bien que tout ce que je pourrais dire à présent ne servirait à rien. Le mal est fait, le collier est vendu, il a disparu. Il est trop tard, on n’y peut plus rien. Croyez-vous que je n’aie rien dit au cardinal lorsqu’il m’a annoncé cette belle opération ? Je jure que j’ai voulu le mettre en garde. Il n’a fait que rire, aveuglé qu’il est par son rêve d’amour et de portefeuille…
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