— Ce mot à l’abbé Georgel ! Vite !…

Redressé et les yeux soudain séchés, le valet s’éclipsa sans que personne d’ailleurs songeât à l’arrêter, tandis que le cardinal pénétrait dans son appartement pour y prendre un habit plus conforme à son nouvel état de prisonnier. Il passa dans sa chambre et fit signe au chevalier de le suivre tandis que Villeroi commençait à rassembler les papiers disposés sur la table du cabinet de travail.

— Venez avec moi, Monsieur, dit-il avec hauteur. Je suis votre prisonnier et vous devez, j’imagine, me garder à vue !

— Escortez Monsieur le cardinal ! ordonna le capitaine qui avait entendu. Tant que vous ne l’aurez pas remis à Monsieur d’Agout, vous ne devez pas le quitter.

Gilles s’inclina et pénétra dans la chambre à la suite du prélat qui, à peine la porte refermée, se tourna vers lui.

— Vous êtes breton et je suis Rohan, Monsieur de Tournemine. Puis-je me fier à votre honneur ?

— Oui, Votre Éminence… pour tout ce qui n’est pas contraire à la fidélité que je dois au Roi !

— Cela va sans dire. Si j’eusse atteint les sommets que l’on m’avait laissé espérer, je vous eusse accordé toute ma protection. C’était un rêve fou, je le sais bien, et je me vois aussi contraint d’y renoncer. Néanmoins, voulez-vous bien faire à un malheureux prisonnier d’État l’aumône d’un service ?

— De tout mon cœur ! s’écria le jeune homme avec une ardeur dont il ne fut pas le maître. La noblesse et la grandeur avec lesquelles cet homme, élevé si haut par sa naissance, supportait la catastrophe qui venait de s’abattre sur sa tête forçait son admiration.

Vivement, alors, le cardinal ouvrit sa simarre, sa chemise et prit, à son cou, un petit sachet de soie rouge brodé des huit mascles d’or qui constituaient les armes de sa famille. Une chaîne d’or fin le soutenait. Il la fit passer par-dessus sa tête et mit le tout dans la main du jeune homme.

— Il y a là une lettre… et un portrait. Brûlez la lettre, mais gardez le portrait. Si je recouvre un jour la liberté, vous me le rendrez car il sera ma consolation. Si je meurs en prison, gardez-le comme un témoignage de l’amitié que je n’aurai pas eu le temps de vous donner.

Avec respect, Gilles baisa le sachet, geste qui fit monter des larmes aux yeux du cardinal, puis le mit dans la poche intérieure de sa veste.

— Je le rendrai un jour à Votre Éminence, affirma-t-il tout en l’aidant à se débarrasser de ses moires rouges au profit d’un habit noir infiniment plus simple. Il n’y a aucune raison pour que le Roi vous tienne en prison jusqu’à la fin de vos jours.

Avec un sourire amer, le cardinal, qui achevait de nouer son jabot, se tourna vers le jeune homme.

— Savez-vous de quoi l’on m’accuse, chevalier ?

— D’avoir déplu au Roi… ou à la Reine, je pense !

— Si ce n’était que cela ! On m’accuse d’avoir volé un collier de diamants… un collier que la Reine elle-même m’avait chargé d’acheter pour elle !

La protestation jaillit des lèvres de Gilles avant même qu’il ait eu le temps d’y penser.

— Mais ce n’est pas vous qui l’avez volé ! C’est Mme de La Motte !…

Le cardinal le regarda avec une sincère stupeur.

— Pensez-vous réellement ce que vous dites ? Cette femme si charmante, cette amie si parfaite…

— Est la pire des rouées ! Sur mon honneur, je pense chacun des mots que je dis… et Cagliostro les pense encore plus que moi !

Il y eut un silence.

— Cagliostro ! soupira Rohan… pourquoi ne l’ai-je pas écouté ! Tant de fois il a essayé de me mettre en garde ! Lui aussi joue un jeu étrange, mais je crois qu’il m’aime bien !

Le duc de Villeroi, en entrant dans la chambre, mit fin à l’entretien. Il eut un geste d’approbation en constatant que le prisonnier était prêt et salua.

— Avec votre permission, Monseigneur, nous allons partir.

— Où me conduisez-vous ?

— Chez vous, à l’hôtel de Rohan-Strasbourg d’abord… puis à la Bastille !

— Ah !…

Traçant vivement le signe de la bénédiction sur le front du chevalier qui s’agenouilla, il quitta enfin l’appartement où il ne devait jamais revenir…

Dans le joyeux ruissellement de cette belle journée de l’Assomption, Gilles regarda s’éloigner, environné d’un escadron de Gardes de la Prévôté à cheval, le carrosse qui emportait le Grand Aumônier de France vers une prison d’État… Il était midi.

Rentré chez lui, il fit allumer du feu par Pongo dans la cheminée de sa bibliothèque puis lui demanda de le laisser seul. Alors, il tira de son habit le sachet de soie rouge, l’ouvrit et en tira effectivement deux objets : un petit billet au parfum fané, au papier vieilli, à l’écriture maladroite et décolorée qu’il jeta dans les flammes sans autoriser son regard à s’attarder même sur un mot de la suscription et un petit portrait serti dans un cadre d’or et de saphirs. Et ce portrait c’était naturellement celui de la Reine…

Pourtant, le sourire espiègle que le peintre avait si bien reproduit sur 1’étroite plaquette d’ivoire n’était plus celui de la femme épanouie, courroucée et vengeresse qu’il avait vue tout à l’heure s’engouffrer dans le Cabinet du Roi. C’était celui d’une très jeune fille blonde et ravissante, d’une Marie-Antoinette de quinze ans. C’était celui de la Dauphine dans tout l’éclat de sa fraîcheur, au temps où il n’était pas un Français qui ne fût amoureux d’elle.

Il le garda longtemps au creux de sa main, regardant d’un œil vague bondir les flammes qui, depuis longtemps, avaient dévoré le mince billet. Il éprouvait une pitié profonde pour l’homme qui, durant des années peut-être, avait gardé ces reliques sur son cœur. Qui pouvait dire depuis combien de temps Louis de Rohan aimait celle qui était devenue l’épouse de son Roi ? Qui pouvait dire si ce grand désir qu’il avait de devenir Premier ministre n’était pas dicté par le besoin impérieux de se rapprocher d’elle et si, à tout prendre, ce n’était pas encore de l’amour ? L’aventure fabuleuse d’un Mazarin avait de quoi faire rêver même un moindre personnage qu’un Rohan !

Finalement, Gilles enferma la miniature dans un petit coffret qui se trouvait dans le tiroir de sa table à écrire et s’en alla retrouver Ulrich-August dont il entendait la voix de basse-taille rugir dans le salon.

— Je t’invite à souper au Juste ! déclara le Suisse. Arrêter un prince de l’Église en plein Versailles, c’est un événement qui compte dans la vie d’un homme ! Te voilà historique. Il faut arroser cela !

— Arroser cela ? fit Gilles scandalisé. Tu as de ces mots ! Mais, mon pauvre ami, c’est une épouvantable catastrophe que cette arrestation à grand fracas. Et il paraît que c’est la Reine, poussée par Breteuil et par son confesseur l’abbé de Vermond, qui l’a exigée du Roi. Elle doit être folle pour n’avoir pas mieux mesuré quelles désastreuses conséquences cela pouvait avoir dans le peuple quand on a sa réputation. Tu imagines le bruit que cela va faire à Paris ? Les pamphlétaires vont s’amuser…

— Nous aussi ! riposta Winkleried épanoui. La chasse au pamphlétaire est mon « sport » favori. Parle-moi d’un vilain petit pamphlétaire à la broche, c’est immangeable mais c’est excessivement réjouissant pour l’œil ! Viens-tu souper, oui ou non ?

— Je n’ai jamais dit que j’avais l’intention de me laisser mourir de faim ! fit Gilles en riant. Bien sûr je viens ! Ne serait-ce que pour entendre ce qu’on raconte au Juste ce soir. Après I’Œil-de-Bœuf, c’est la meilleure boîte à cancans de Versailles !

— Eh bien voilà ! conclut Ulrich-August. Tu as compris !…

À vrai dire c’était plus à un chaudron de sorcière qu’à une simple potinière que ressemblait ce soir-là la célèbre salle à manger. Le silence terrifié qui avait plané sur le palais au moment de l’arrestation avait éclaté dès le cardinal disparu en un brouhaha indescriptible que seul le passage, plus que tardif, du fameux cortège royal avait réussi à éteindre momentanément. Encore le visage fermé de la Reine, ceux effarés de ses belles-sœurs et de ses tantes avaient-ils eu de quoi alimenter les hypothèses et les suppositions car, dix minutes après la messe, le bruit du scandale prenait possession de Versailles et, deux heures après, pareil à une vilaine inondation, il envahissait Paris où il déchaîna de nauséabonds remous.

Lorsque parut, quarante-huit heures plus tard, la Gazette de France qui était l’organe officiel de la Cour, on s’en arracha les feuilles dans l’espoir d’y découvrir d’autres détails sur ce que l’on appelait déjà « L’Affaire » mais les espoirs furent déçus. Prise d’une tardive sagesse, la Cour n’avait fait paraître qu’un communiqué fort anodin :

« Le 15, Fête de l’Assomption de la Vierge, Leurs Majestés et la Famille Royale assistèrent dans la chapelle du château à la grand-messe célébrée par l’évêque de Digne et chantée par la musique du Roi. La comtesse de Sérent fit la quête. Dans l’après-midi le Roi, accompagné de la famille royale, se rendit à la chapelle et assista à la procession qui a lieu tous les ans pour l’accomplissement du vœu de Louis XIII… »

Rien de plus. Du drame de la Galerie des Glaces, pas un mot C’était une erreur car, faute d’aliment, les imaginations s’en donnèrent à cœur joie et aussi les pires suppositions dont la plus courante fut que la Reine avait fait voler le collier de ses joailliers par le cardinal de Rohan qui était son amant. Une légende qui allait avoir la vie dure. En n’écoutant que sa colère et ses mauvais conseillers la Reine était en train de faire lever, des bas-fonds du royaume, une vague immonde dont elle ne soupçonnait pas encore la puanteur.

En attendant, on continuait à Versailles à accumuler les sottises. Ainsi, tandis que Marie-Antoinette, pressée d’effacer de son esprit les traces de sa colère, courait s’enfermer dans son cher Trianon pour y reprendre les répétitions du Barbier de Séville sans se rendre compte que ce n’était guère l’instant d’y jouer le rôle de la piquante Rosine : « … la plus jolie petite mignonne, douce, tendre, accorte et fraîche, agaçant l’appétit… », ces ordres d’arrestation ne partaient vers les vrais coupables qu’avec une sage lenteur et une étrange discrimination. Il est vrai qu’un sérieux flottement régnait alors à la Lieutenance Générale de Police où, comme par hasard, le consciencieux et habile Lenoir avait été remplacé, quatre jours avant le scandale de Versailles et à l’instigation du comte de Provence, par l’incapable Thierry de Crosne. On l’avait envoyé exercer ses talents sur les services sans danger de la Bibliothèque Royale !…

Aussi fut-ce seulement trois jours après le cardinal que Jeanne de La Motte fut arrêtée à Bar-sur-Aube, alors qu’elle revenait d’une fête donnée à Châteauvillain par le duc de Penthièvre. Encore fut-elle arrêtée seule et laissa-t-on à son époux toute latitude de conserver ses bijoux et de prendre paisiblement le chemin de l’Angleterre. Le secrétaire-dandy avait disparu lui aussi. De toute évidence le baron de Breteuil se donnait un mal affreux pour que le pauvre cardinal demeurât seul coupable…

Au soir du 23 août, alors que Gilles et Ulrich-August, installés devant la fenêtre de la bibliothèque, ouverte sur la fraîcheur du jardin, s’affrontaient en une partie d’échecs aussi acharnée que silencieuse et que Mlle Marjon, assise dans un grand fauteuil d’osier, sa chatte Bégonia sur les genoux et son chien Brutus, un énorme bouvier des Flandres, couché à ses pieds, prenait le frais sous le seringa du jardin en attendant l’heure d’aller au lit, la cloche de la porte se fit entendre. Berthe, la servante, étant allée se coucher, ce fut la vieille demoiselle qui alla ouvrir…

Dans la lumière de la chandelle qu’elle avait prise dans le vestibule, elle découvrit un jeune visage noyé de larmes dans l’encadrement d’un grand capuchon brun.

— Est-ce bien ici que loge le chevalier de Tournemine ? balbutia la nouvelle venue d’un air si égaré que Mlle Marjon se demanda si ce n’était pas une pauvre démente échappée de l’asile.

— C’est bien ici mais…

Elle eut tout juste le temps de se rejeter en arrière pour ne pas être précipitée à terre. Avec un gémissement inarticulé, la jeune folle – ou ce qu’elle croyait bien en être une – s’élança dans le jardin en appelant Gilles d’une voix déchirante.

Les pièces de l’échiquier roulèrent à terre cependant que le jeune homme se jetait à la fenêtre, n’osant croire à ce qu’il entendait.

— Judith ! cria-t-il… Mon Dieu !…

Il était déjà dans l’escalier qu’il dégringola quatre à quatre. L’instant suivant il recevait dans les bras une Judith sanglotante et désespérée qui s’accrochait à son cou avec des gestes d’aveugle. Il la serra contre lui.