— On ne peut mieux mariés. Tu n’as pas remarqué ?

— Pas vraiment… C’était comme un rêve ! Il me semblait planer dans un immense ciel bleu.

Il s’installa auprès d’elle tandis que Mlle Marjon et Ulrich-August prenaient place dans une autre voiture et l’entourant de ses bras, il l’embrassa longuement. Le petit cortège s’ébranla en direction de la rue de Noailles où un souper avait été préparé par les soins attentifs des deux témoins… mais avec le bel égoïsme des amants heureux, le jeune couple voguait déjà bien au-delà de Versailles.

Durant ces trois jours, en effet, Gilles avait entièrement changé sa vie. D’abord il avait obtenu du Roi, amusé de l’ardeur que l’on mettait à les lui demander, un congé sans limite précise et l’autorisation de se marier sans tambour ni trompette.

— Je ne veux pas démissionner, expliqua-t-il à un Winkleried passablement désorienté et malheureux de voir son ami s’éloigner. Je ne peux renier le serment que j’ai fait au Roi et si le malheur voulait qu’il eût un jour besoin de moi, je reviendrais sans hésiter reprendre ma place auprès de lui.

— Autrement dit, s’il n’arrive rien au Roi, on ne te reverra jamais ?

— Pourquoi ne reviendrais-je pas ? Et toi, pourquoi ne me rejoindrais-tu pas ? Je sais, tu as des terres, un château, une fiancée mais, crois-moi, l’Amérique est un pays qui te conviendrait. Il est à tes dimensions et tu pourrais t’y tailler un domaine grand comme la Suisse… ou presque ! Épouse Ursula et venez !

— Ce serait peut-être, au contraire, une excellente occasion de ne pas épouser Ursula… À bien réfléchir, elle n’est pas tellement éblouissante, bougonna Ulrich-August à qui le charme et la beauté de Judith avaient visiblement ouvert de nouveaux horizons.

Grâce au chapelain du palais et à l’évêque de Versailles, le fiancé pressé avait obtenu une dispense pour se marier immédiatement et, à présent que la chose était faite, il n’y avait plus qu’à réaliser le plan si droit, si simple, que lui et Judith avaient tracé pour leur avenir : dans deux jours, ils partiraient pour la Bretagne. Gilles voulait revoir encore une fois La Hunaudaye et le vieux Gauthier. Il voulait revoir aussi les lieux de son enfance et les rives de ce Blavet qui lui avait un soir apporté Judith. Il voulait la présenter à son parrain, l’abbé de Talhouët, qu’il souhaitait embrasser une dernière fois ainsi que sa vieille Rozenn et, peut-être, avant de quitter la France pour bien longtemps, tenter de faire, une bonne fois, sa paix avec sa mère, la Bénédictine de Locmaria. En le retrouvant marié, prêt à fonder une famille honorable, peut-être que la dure Marie-Jeanne céderait enfin et consentirait à éprouver, pour une fois, des sentiments de mère.

Ensuite, ils gagneraient Brest où, avec Pongo et Merlin, ils chercheraient le navire capable de les porter tous quatre de l’autre côté de l’eau. Judith, pour sa part, n’avait envie de revoir personne si ce n’est, au cimetière d’Hennebont, la tombe où reposait son père et le couvent qui avait abrité son adolescence menacée.

Ce n’était pas sans mal qu’elle avait obtenu de Gilles qu’il abandonnât Morvan à son sort. Non par un reste de convenances familiales : depuis l’atroce épreuve qu’il lui avait imposée, Morvan avait cessé d’être son frère mais parce qu’elle craignait qu’en fouillant le monde louche de la basse police, Gilles ne risquât sa vie plus sûrement que sur le plus sanglant des champs de bataille.

— Et puis, le rechercher prendrait du temps, lui avait-elle dit à l’un de ces moments où aucun homme amoureux ne peut refuser quelque chose à la femme aimée. Il faudrait rester, attendre… Puisque, aussi bien, j’ai survécu, laissons-le vivre de la vie misérable qu’il s’est choisie et partons ! Nous serons tellement mieux vengés…

L’argument était bon. Il avait prévalu. D’ailleurs, le cœur du chevalier était tellement plein d’amour qu’il n’y restait plus pour la haine la moindre place.

Lorsque l’on arriva au pavillon Marjon, fleuri jusqu’au plafond et illuminé par les soins de sa vieille amie, Gilles, qui d’accord avec sa femme avait une requête à présenter, commença par lui demander la permission de l’embrasser. Ce à quoi elle consentit bien volontiers mais en rougissant comme une jeune fille.

— Ceci est d’abord un merci, un grand merci plein d’affection, chère Mademoiselle Marguerite ! Mais c’est aussi une prière.

— Une prière ? Mon Dieu… vous savez bien que je souhaite avant tout vous faire plaisir. Je vous dois tant ! J’étais seule… grâce à vous j’ai retrouvé une famille… Mon seul regret est de la reperdre si vite !…

— Justement ! C’est de cela que nous souhaitons vous parler, Judith et moi, dit-il en attirant à lui sa jeune femme. Vous nous connaissez depuis bien peu de temps, pourtant vous nous avez traités comme si nous étions vos enfants. Eh bien vos enfants veulent vous garder : venez avec nous !

— Oui, appuya la jeune femme, accompagnez-nous.

— Vous accompagner ? Où cela, mon Dieu ? En Bretagne ?

— Non. En Amérique ! C’est un pays magnifique et étonnant. Je suis certain que vous vous y plairez ! Vous y trouverez des dames qui vous conviendront, une société que vous ne soupçonnez pas… et puis nous ! Notre maison sera la vôtre.

— Moi ? en Amérique ? Mon pauvre enfant ! Mais je ne sais pas l’anglais…

— Judith non plus. Vous apprendrez toutes deux.

Elle éclata de rire mais il vit bien qu’elle était tentée.

— Quelle folie ! Vous voulez emmener une vieille fille dans votre belle aventure ? Le bonheur, cela se vit à deux…

— Un bonheur rien qu’à deux est égoïste et ne survit guère. Et vous verrez grandir nos enfants ! dit Judith avec une assurance qui amena des larmes aux yeux de Mlle Marjon. Venez avec nous !… Vous avez tout le temps de faire vos préparatifs tandis que nous serons en Bretagne et vous nous rejoindrez à Brest avec Berthe, Brutus et Bégonia… et même le jardinier car je crois bien qu’il ne voudra jamais se séparer de Pongo !

— Eh bien ! je vous promets d’y réfléchir ! Passons à table à présent ! Je crois, en vérité, que ce jour est le plus beau de toute ma vie ! Dieu ! Quelle merveille !…

Ulrich-August, qui avait tenu à confectionner pour ses amis un magnifique pâté de mariage à la mode de son pays, venait d’apparaître avec son chef-d’œuvre, un vaste tablier blanc étalé sur son gilet brodé d’or et toutes les joies du triomphe peintes sur sa figure quand Berthe accourut :

— Monsieur le Chevalier, il y a en bas un homme qui demande à vous parler d’urgence…

Les rires et les exclamations admiratives s’arrêtèrent net cependant que Judith, instinctivement, se rapprochait de son mari.

— Un homme ? Quel homme ? demanda Gilles.

— Ce doit être un serviteur de la Reine. Il porte sa livrée sous un manteau noir et il y a une voiture de la Cour arrêtée devant la porte.

— C’est bon, j’y vais…

L’homme qui attendait au bas de l’escalier portait en effet la livrée rouge et or commune à tous les serviteurs de Trianon. Son visage d’ailleurs n’était pas inconnu à Gilles qui croyait bien l’avoir aperçu lorsqu’il avait demandé audience à Marie-Antoinette. En apercevant le chevalier, il salua en homme qui connaît son monde, tira un billet soigneusement cacheté du revers de sa manche et le tendit au jeune homme.

— De par la Reine, dit-il seulement.

Tournemine fit rapidement sauter le cachet, déplia le billet. Il ne contenait qu’une dizaine de mots à peine.

« Suivez cet homme. Venez ! Vous seul pouvez me sauver… »

Le ton était si étrange que le chevalier ne put s’empêcher de demander :

— C’est… Sa Majesté qui vous a remis ce billet ?

— C’est Madame Campan, Monsieur le Chevalier… de la part de Sa Majesté. Elle a beaucoup insisté pour que je fasse diligence.

— Vous avez une voiture ?

— Elle attend devant la porte.

— Je vous suis. Veuillez m’attendre un instant.

Fourrant le billet dans sa poche, il rejoignit hâtivement ses amis, embrassa Judith qui, les yeux déjà pleins d’angoisse, se jetait à son cou.

— Pardonnez-moi !… Il faut que je m’absente un moment !

— Ce soir ?… Alors que vous venez de vous marier ? s’écria Mlle Marjon suffoquée.

— En dehors de vous qui êtes ici réunis, bien peu de personnes savent que je me mariais aujourd’hui. Je ne serai pas long, je pense, mais il faut que je me rende à Trianon. La Reine m’a fait demander.

— La Reine ? Mais pourquoi ? Que te veut-elle ? s’écria Judith, déjà partagée entre les larmes et la colère.

Il caressa sa joue et lui sourit.

— Peu de chose sans doute, mais je ne peux me dispenser d’y aller, mon cœur ! Winkleried te dira qu’une fois, déjà, j’ai été mêlé sans le vouloir à une affaire privée de Sa Majesté, une affaire qui touche à cette affreuse histoire de collier volé. C’est certainement de cela qu’il s’agit encore. Je dois y aller !

— Enfin, pourquoi toi ? La Reine ne manque pas de serviteurs, que je sache !

— Peut-être parce qu’elle sait qu’elle et le Roi ont en moi un cœur fidèle et dévoué. Ne pleure pas, ma douce, il n’y a aucune raison, car je ne serai pas longtemps absent. Commencez à souper sans moi, ajouta-t-il gaiement… mais ne mangez pas tout le pâté ! Ce serait une trop cruelle punition !

Avec un dernier baiser à sa jeune femme, il prit son chapeau, son épée, tapa dans le dos d’Ulrich-August qui, la mine songeuse, ôtait lentement son tablier et rejoignit le messager de la Reine.

Dans la rue, en effet, une berline de ville semblable à toutes celles des remises royales qui assuraient le service de la Cour attendait, lanternes allumées, marchepied baissé, portière entrouverte.

Le messager l’ouvrit largement. Gilles s’élança à l’intérieur.

— Un mot, un cri, un simple soupir et vous êtes mort, Monsieur le Chevalier… articula une voix aimable.

Gilles vit alors, braqué sur lui, un gros pistolet fermement tenu en main par un homme tout vêtu de noir qui se tenait assis au fond de la voiture.

— Qu’est-ce que cela signifie ? Qui êtes-vous ?…

— Asseyez-vous et restez tranquille ! Vous le verrez bien.

Il n’y avait rien d’autre à faire qu’à obéir. Gilles s’assit près de l’homme en noir dont l’arme décrivit un léger arc de cercle pour continuer à viser son cœur. Le messager en livrée monta derrière lui et, brusquement, le jeune homme ne vit plus rien : on venait de lui appliquer un bandeau sur les yeux.

La portière claqua. La voiture s’ébranla en cahotant sur les gros pavés carrés de la rue. Coincé entre ses deux ravisseurs, Gilles s’efforçait de mettre de l’ordre dans ses pensées et surtout de garder son calme.

— Où m’emmenez-vous ? demanda-t-il froidement.

— Nous ne sommes pas autorisés à vous l’apprendre. Mais rassurez-vous, il ne vous sera fait aucun mal. Nous avons ordre de vous traiter avec les plus grands égards.

— Jolis égards ! Vous êtes d’assez impudents coquins pour avoir osé vous servir du nom sacré de Sa Majesté la Reine… et de sa livrée. Car j’imagine qu’elle n’y est pour rien ?

— Absolument pour rien ! ricana l’homme en noir. Mais, si vous le permettez, nous allons prendre une petite précaution supplémentaire. Les égards en souffriront peut-être un peu et vous voudrez bien nous le pardonner mais, voyez-vous, on ne nous a pas dit que vous étiez un gaillard de cette carrure… et un mauvais coup est bien vite arrivé !

En un clin d’œil et avec une vélocité qui dénonçait une longue habitude, les mains du jeune homme furent liées étroitement puis, avec un soupir de soulagement, l’homme reprit sa place et la voiture continua sa route dans le silence.

Dans les débuts du voyage, Gilles s’efforça de suivre, par la pensée, le trajet de l’attelage, mais il acquit bientôt la conviction que l’on tournait en rond afin de brouiller la piste et quand, enfin, les chevaux s’élancèrent le long d’une ligne droite, il ne lui était plus possible de définir dans quelle direction ils se dirigeaient tant on avait décrit de méandres et de détours. Tout ce qu’il put constater c’est que l’on ne roulait plus sur des pavés…

Quand la voiture s’arrêta enfin, après avoir décrit une courbe et cahoté dans un chemin en pente qui devait être détestable tant il secoua les voyageurs, Tournemine avait évalué le trajet à une heure environ. Ses deux gardiens le prirent chacun sous un bras, le firent descendre de voiture et le guidèrent avec des soins attentifs à travers ce qui était peut-être une prairie en pente car il sentit une déclivité et de l’herbe sous ses pieds. L’air nocturne était humide. Un léger bruit d’eau courante se faisait entendre. Une porte grinça sous la main de l’un des gardiens.