C’était, traîné par un cheval andalou particulièrement fringant, un petit cabriolet aux cuivres étincelants que tout Madrid connaissait car il appartenait au plus célèbre matador de l’époque, le grand Pedro Romero qui le conduisait lui-même.
Des « Viva ! » et des acclamations saluèrent l’apparition de l’idole somptueusement vêtue de velours canari brodé d’or et qui souriait de toutes ses dents blanches. Mais Gilles ne lui accorda qu’un regard distrait car, assise auprès de Romero, sur les coussins rouges de la voiture, il venait de reconnaître la seule femme qui eût réussi à éveiller réellement son intérêt depuis son arrivée en Espagne, une superbe maja au regard de feu qui avait fait resurgir brusquement dans son sang le souvenir brûlant de Sitapanoki, la princesse indienne dont l’image, parfois, revenait visiter ses nuits de veille.
L’Espagnole était moins belle que l’Indienne mais une vitalité quasi démoniaque émanait de chaque pouce de sa personne. Une masse de cheveux noirs et bouclés, mal retenus par une résille garnie de rubans multicolores, descendait jusqu’au milieu de son dos, encadrant un pâle visage dévoré par des yeux énormes et dans lequel saignait une bouche capable à elle seule d’éveiller la sensualité d’un ermite hors d’âge. Son corsage noir, garni d’épaulettes en passementerie ton sur ton, s’ouvrait en pointe jusqu’à la large ceinture rouge vif où étaient piquées deux roses sombres traçant entre les seins arrogants un long triangle de peau lumineuse. Un mince collier de corail serrait son cou élégant. Une mouche au coin de l’œil gauche, un étroit ruban noir nouant une autre rose à son poignet fin et un grand éventail de dentelle noire complétaient la parure de la maîtresse du torero car, à voir l’air glorieux dont se comportait celui-ci, la belle maja ne pouvait pas être autre chose…
Cette découverte fut désagréable à Gilles. Pourtant c’était seulement la seconde fois qu’il rencontrait cette fille. La première, c’était le dernier soir du Carnaval à Madrid, sur la plaza de la Cebada. Elle avait surgi d’une ruelle sombre pour saisir la main du jeune homme et l’entraîner dans la farandole grimaçante et hurlante qui passait à cet instant dans la lumière fumeuse des torches. Gilles l’avait prise d’abord pour un fantôme car elle était toute vêtue de blanc. En outre elle portait un masque sous sa mantille de mousseline et ce masque était celui de la Mort. Le mouvement de recul du jeune homme l’avait fait rire.
— Tu es soldat, hombre, et tu as peur de la Mort ?
— Je n’en ai jamais eu peur. Puisse la mienne être aussi belle que toi… car je devine que tu l’es…
Elle se contenta de rire et un moment tous deux se laissèrent emporter par la longue chaîne dansante. Et puis tout à coup l’inconnue s’était détachée, entraînant Gilles avec elle aussi subitement qu’elle était entrée. Tous deux se retrouvèrent sous le porche d’une église dont, par les portes ouvertes, on pouvait voir le chœur illuminé. La fille lâcha la main de Gilles et fit un mouvement pour entrer mais il la retint fermement.
— Montre-moi ton visage, jolie Mort, que je sache si je peux rêver de toi.
Elle avait hésité un moment. Sous les dentelles du corsage Gilles pouvait voir palpiter sa gorge. Son souffle haletait doucement. Il l’attira à lui sans qu’elle résistât.
— Tu le veux ? murmura-t-elle.
— Je t’en supplie…
Elle arracha le masque grimaçant qui vola loin d’elle et une longue minute ils se regardèrent sans prononcer une parole. Puis, à la même seconde, tous deux se rejoignirent dans un mouvement naturel. Gilles resserra son étreinte et se pencha tandis que la fille levait la tête pour offrir ses lèvres…
Le jeune homme eut l’impression de plonger dans les flammes. La bouche de la fille était de feu, son baiser une œuvre d’art tandis que son corps, comme une cassolette, dégageait un envoûtant parfum d’ambre. Mais, au moment où il allait poursuivre plus loin l’aventure, la fille glissa de ses bras et s’enfuit avec un éclat de rire…
À revoir ainsi, dans la grande lumière du soleil, sa fugitive compagne d’un instant, Gilles la trouva plus belle encore. Elle souriait et le soleil faisait briller ses lèvres rouges sur ses dents aiguës de joli fauve… La mine suffisante du torero, ses airs de propriétaire exaspérèrent le jeune homme qui résolument fonça sur la voiture. Si impétueusement même que Romero dut retenir son attelage, craignant la collision. Mais déjà Merlin, enlevé par la poigne vigoureuse de son maître, s’était cabré. Ses jambes fines battirent l’air assez près de la tête du torero pour le faire pâlir et lui arracher un juron tandis que Gilles, enlevant son tricorne d’un geste large, saluait sa compagne.
Elle n’avait pas eu peur. À son sourire, à l’œillade provocante qu’elle lui adressa, le chevalier vit qu’elle l’avait reconnu. Romero, lui, s’était contenté de reconnaître l’uniforme des Gardes et, malgré la morgue habituelle à ceux de sa profession, les injures prêtes à jaillir de sa bouche crispée se muèrent en un grondement indistinct mais ses yeux eurent pour l’officier un regard meurtrier.
Content d’avoir retrouvé son fantôme du Carnaval, celui-ci n’y prit même pas garde.
— Quand tu voudras, où tu voudras, ma belle ! lança-t-il quand Merlin eut retrouvé ses aplombs. Un mot, un signe et j’accourrai vers toi ! Je m’appelle Gilles de Tournemine.
Sans se soucier davantage du visible mécontentement de son compagnon, la maja sourit de nouveau avec une grâce plus appuyée. Tandis que l’aile noire de l’éventail accélérait son rythme, la main de la jeune femme monta à sa gorge, y prit l’une des roses pourpres et la jeta au jeune homme qui l’attrapa au vol. Il en respira le parfum avant de la glisser sous sa veste, chaude encore de la peau qu’elle avait touchée. Puis, saluant aussi profondément que si la belle eût été reine :
— Adios, señorita ! Nous nous reverrons…
Et, piquant des deux, il laissa, sans se retourner, le joyeux galop de Merlin l’emporter sur la route du sud, mais les yeux noirs de la belle maja suivirent sa silhouette aussi longtemps que la poussière le permit.
Alors, devant l’église, il se passa quelque chose. Personne ne comprit, à Carabanchel, pourquoi, au plus joyeux de la fête, alors que les adorateurs assiégeaient son trône fleuri, la plus jolie des Reines de Mai s’était échappée brusquement et, les yeux pleins de larmes, avait repris en courant le chemin du château paternel…
Bâti à l’origine par le sombre Philippe II mais reconstruit après incendie par le premier des rois bourbons, le palais d’Aranjuez n’était sans doute pas le plus majestueux ou le plus riche des châteaux royaux, surtout depuis la récente construction du monumental Palais Royal de Madrid, mais il était certainement le plus agréable…
Joyau couleur d’aurore, noble sans raideur, serti dans le foisonnement d’une « vega » luxuriante inventée par le Tage au milieu d’une steppe brune, Aranjuez étirait la grâce rose de ses bâtiments au milieu des molles douceurs de ses jardins où le jaillissement des vertes frondaisons luttait avec celui des jeux d’eaux. Tout cela s’intégrait aux méandres du fleuve dont les berges s’abritaient de saules et servaient de port aux gondoles royales habillées de soie jaune et de crépines d’or.
C’était l’un de ces endroits privilégiés créés pour le repos, la détente, la joie des sens et si les jardins ne voyaient plus courir les autruches, les gazelles et les dromadaires comme au temps de Philippe II, les milliers de fleurs qui les peuplaient ne s’en portaient pas plus mal.
Hélas, le malheur voulait que ce charmant palais subît, de compte à demi avec les autres résidences royales, le nivellement de l’ennui. Qu’il eût plus de gaieté que l’austère Escurial, plus de grâce que le Palais Royal, plus de confort que le palais montagnard de la Granja entre lesquels se partageaient les saisons de la Cour ne le sauvait pas pour autant du poids intolérable de l’étiquette espagnole ni de la morne sévérité que faisait régner autour de lui son maître, le roi Charles III.
C’était pourtant un excellent roi, le meilleur sans doute de toute la dynastie Bourbon d’Espagne : grand bâtisseur, grand politique, nourri de philosophie, grand réformateur et sachant choisir ses serviteurs mais, veuf depuis vingt-quatre ans de Marie-Amélie de Saxe qui avait mis au monde treize enfants, il était demeuré obstinément fidèle à son souvenir. Roi veuf, roi chaste, il traquait impitoyablement les amours illicites dans son entourage, ne s’accordait que le plaisir de la chasse, portait toujours les mêmes vêtements et haïssait cordialement tout ce qui était plaisir frivole. À sa cour, point de bals, point de concerts, point de festins ! La seule distraction était le « baisemain », insipide cérémonie qui avait lieu à date fixe et au cours de laquelle le Roi, assis sur son trône, voyait défiler devant lui, en grand costume d’apparat, la totalité de sa cour et de ses grands serviteurs. On s’inclinait, on baisait les phalanges royales posées sur l’accoudoir du trône, on se relevait et on laissait la place au suivant. Après quoi, chacun s’en retournait chez soi… Les princes et princesses avaient droit, eux aussi, à ce très relatif amusement… mais n’en usaient guère.
Lorsque Gilles aperçut enfin le fronton baroque du palais la nuit était presque tombée. Merlin avait perdu l’un de ses fers sur la route et l’avait retardé. Mais il savait que cette excuse ne serait guère acceptée du duc d’Almodovar, capitaine de la Garde Royale, qui ne plaisantait ni sur l’heure exacte ni sur la discipline.
La chance, cependant, était avec lui. Alors qu’il forçait l’allure de son cheval, assez inquiet de ce qui l’attendait, il s’aperçut que, bienheureusement, son arrivée au moins ne serait probablement pas remarquée car le Roi, à cette même minute, revenait de la chasse. Sous la lumière des lanternes, une véritable foule encombrait l’esplanade du palais et dominant cette foule de toute la hauteur de son grand cheval, le retardataire reconnut son capitaine qui se tenait auprès du Roi.
Sans s’amuser à contempler le souverain, toujours pareil à lui-même dans sa casaque grise en gros drap de Ségovie et ses culottes en peau de buffle, Gilles sauta à terre et tenant son cheval par la bride, il regagna le quartier des Gardes établi près du Palais, dans les Casas de Oficios y Caballeros. L’ombre des portiques sous lesquels s’ouvraient les Casas acheva de l’escamoter.
À sa surprise, il y trouva Pongo qui, abandonnant pour une fois son impassibilité indienne, faisait les cent pas en se rongeant les ongles. Celui-ci se jeta littéralement sur lui.
— Toi oublié l’heure, maître…
— Non, mais Merlin s’est déferré. Il faudra que tu regardes cela de près car je n’ai guère confiance dans le maréchal-ferrant qui s’en est occupé ! Mais pourquoi es-tu si inquiet ? On m’a demandé ? Qui ?… Le duc ?
Pongo fit signe que oui, puis ajouta :
— Lui se mettre en colère mais, par chance, Roi rentrer de chasse plus tôt que d’habitude. Lui reparti et pas encore revenu. Moi demander Grand Esprit te faire revenir vite !
— On dirait que depuis que tu as quitté la Virginie, le Grand Esprit n’a plus rien à te refuser, fit Gilles en riant. Avec un peu de chance j’aurai même le temps de rendre ma tenue plus présentable avant son retour.
Jetant la bride à son serviteur, il s’élança dans l’escalier menant à son logis car, ayant tous rang d’officiers, les Gardes du Corps de Sa Majesté Très Catholique possédaient chacun une chambre individuelle dans les communs quand il s’agissait des résidences extérieures à Madrid. Dans ce cas, le régiment n’envoyait qu’une ou deux brigades, par roulement, les autres demeurant dans la capitale où ils possédaient une fastueuse caserne. Gilles ayant le grade de lieutenant en second avait droit à un petit appartement de deux pièces.
Il abordait en courant le couloir qui y menait quand il entra en collision avec l’un de ses camarades, le jeune Don Rafael de Molina qui arrivait en sens inverse. Le choc fut rude mais l’Espagnol le prit avec un flegme tout britannique.
— Tiens, Tournemine, fit-il en se frottant l’épaule. Quelle heureuse rencontre ! Savez-vous qu’on vous cherche partout, mon cher ?
— Vous aussi ? Mais, sacrebleu, pourquoi suis-je devenu indispensable, tout à coup ? Ma demi-brigade est de service ce soir et je suis légèrement en retard mais je ne vois pas…
— Vous allez voir tout de suite ! Autant que vous soyez prévenu avant de voir notre capitaine : votre demi-brigade n’est plus au complet, il vous manque un homme.
— Pourquoi ? Un malade ?
— Une maladie grave : la disgrâce ! Ordre de quitter le palais dans les deux heures !
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