— Prenez garde à la marche ! dit-il.

On était à présent dans une maison qui devait être assez vétuste car cela sentait furieusement le moisi et l’atmosphère était celle d’une cave mais Gilles eut l’impression que l’on suivait un couloir dallé. Une porte s’ouvrit, puis une autre et, enfin, après que l’on eut descendu une volée de marches glissantes, un peu de lumière filtra sous le bandeau du prisonnier. Mais on ne le lui enleva pas…

Toujours aveugle, on le conduisit jusqu’à ce qui devait être un lit ou un divan recouvert d’une fourrure sur lequel on le fit étendre non sans s’être assuré que le bandeau tenait bien sur ses yeux et que les entraves de ses mains étaient trop solides pour qu’il pût s’en défaire. Mais quand deux mains immobilisèrent ses jambes pour lier aussi ses pieds il se tordit comme un ver, essayant d’échapper à l’étreinte de ses ravisseurs.

— En voilà assez ! hurla-t-il furieux. Dites une bonne fois ce que vous voulez de moi et finissons-en !…

Mais personne ne lui répondit. Les hommes achevaient leur ouvrage. L’un d’eux glissa un oreiller sous sa tête puis ils parurent s’éloigner car Gilles entendit leurs pieds traîner sur un sol inégal. Pendant un moment il y eut un silence au fond duquel naquit bientôt l’écho d’un autre pas, plus léger, accompagné du frou-frou d’une robe de soie. Un parfum de rose parvint jusqu’aux narines du jeune homme…

— Eh bien, chevalier, fit une voix qu’il n’eut aucune peine à reconnaître, comment vous sentez-vous ? J’espère que mes gens ont été aussi respectueux que je l’avais ordonné et qu’on ne vous a point maltraité ?

— Ainsi, c’était vous ! fit-il avec un soupir excédé. Vous n’imaginez pas, j’espère, que vous avez réussi à me faire peur ?

— Ce n’était pas le but recherché. Je souhaitais seulement vous offrir mes vœux de bonheur, sans témoins, et vous dire combien j’apprécie votre goût. La jeune fille est charmante, absolument ravissante… un peu bécasse peut-être, un peu… paysanne mais charmante ! Il est bien dommage que la nuit de noces soit encore lointaine. La jeune épousée, je le crains, va trouver le temps long. Quant à vous, nous allons faire de notre mieux pour que vous ne souffriez pas trop d’impatience.

— C’est cela que vous avez trouvé ? C’est cela votre vengeance ? M’écarter de ma femme cette nuit ? fit-il méprisant. Je ne vous fais pas mon compliment. Je suis marié, ma chère, et vous n’y pouvez rien. Quant à calmer ce que vous appelez mes impatiences, il n’y faut pas compter. Vous n’avez pas l’intention de me violer, j’imagine ?

Elle eut un rire de gorge en forme de roucoulement qui passa comme une râpe sur les nerfs du jeune homme.

— Cela pourrait être amusant ! D’ailleurs, si je le voulais vraiment… je n’aurais pas besoin de te violer. Je sais si bien comment éveiller ton désir ! Mais, ce soir, je préfère te laisser à tes regrets. Et maintenant, je te souhaite une bonne nuit, mon bel amour, une longue nuit bien reposante.

Elle avait dû faire un signe car Gilles se sentit soudain soulevé par les épaules tandis que l’on approchait un gobelet de ses lèvres. Il serra les dents. Alors, sans la moindre douceur, deux doigts pincèrent son nez et, bon gré mal gré, il lui fallut bien ouvrir la bouche dans laquelle on fit couler une liqueur sucrée de goût agréable d’ailleurs qu’il avala mécaniquement. Ce n’était certainement pas du poison ainsi qu’il l’avait imaginé tout d’abord. Puis on le reposa sur son lit.

— Il était bien inutile de te défendre, dit Mme de Balbi en riant. Je n’ai pas du tout l’intention de t’empoisonner. D’abord ce n’est pas du tout mon style et, ensuite, ne t’ai-je pas dit que nous ne nous séparerions définitivement que lorsque je n’aurais plus de goût pour toi ? Ce temps n’est pas encore venu… Tu vas dormir à présent. Demain tu auras encore un peu de cette délicieuse liqueur, après-demain aussi… Sois sans crainte, elle ne te fera aucun mal. Dormir… simplement dormir ! Pauvre petite Madame de Tournemine ! Il va lui falloir conserver sa virginité plus longtemps que prévu…

Elle s’éloigna en riant et son rire décrut lentement dans les profondeurs de la maison. Un instant Gilles eut envie de lui crier que son absurde vengeance était sans objet, que Judith était bel et bien sa femme mais il se retint pour ne pas risquer de livrer sa petite sirène aux représailles toujours possibles de cette harpie. Et puis, il avait sommeil… tellement… tellement sommeil tout à coup… tellement… sommeil.

Lorsqu’il en émergea après un temps impossible à déterminer mais qui, même dans le profond anéantissement où il avait été plongé, lui avait paru durer interminablement, il ouvrit les yeux sur un décor gris de prison ou de cave et mit quelque temps à recouvrer ses esprits. Les brumes de la drogue dont il avait été gorgé ne se dissipèrent que lentement et il lui fallut un certain temps pour rassembler ses souvenirs. Puis il avait de nouveau retrouvé l’usage de ses yeux.

Quand il y vit plus clair, il constata que ses poignets et ses chevilles ne portaient plus aucune entrave, qu’il était étendu sur une sorte de paillasse recouverte de peaux de mouton et que le jour entrait dans sa prison par un soupirail devant lequel retombait la verdure d’une végétation. Il était seul…

Il commença par s’asseoir sur son lit de fortune pour laisser au vertige qui l’avait saisi en se redressant le temps de s’apaiser. Il vit alors qu’un plateau garni d’un poulet fraîchement rôti, d’un pain et d’une bouteille de vin, était posé à terre.

La faim lui vint à la vue des victuailles. Jamais il ne s’était senti l’estomac aussi creux… Cette chère Anne était décidément pleine d’attentions pour ses prisonniers et il entreprit sans plus tarder de restaurer ses forces défaillantes, écartelant le poulet à deux mains pour en avoir raison plus vite. Après quoi il se mit enfin debout, éprouva l’élasticité de ses bras et de ses jambes et se dirigea vers la porte pour voir les possibilités d’évasion qu’elle lui offrait. Mais, à sa grande surprise, il constata qu’elle était ouverte…

Sans perdre une seconde de plus, il s’élança dans une sorte de boyau qui menait à un escalier aux marches branlantes et rendues glissantes par l’humidité, l’escalada et déboucha dans le couloir dallé dont il avait gardé le souvenir. Au bout de ce couloir, il y avait une porte, ouverte elle aussi sur une prairie inondée de soleil. De frêles branches de vigne vierge bougeaient doucement dans l’encadrement de cette porte. Aucun bruit ne se faisait entendre. La maison était silencieuse et vide…

Quand il franchit le seuil ensoleillé, Gilles les yeux fermés laissa un instant la chaleur matinale des rayons caresser son visage. C’était comme un merveilleux réveil après un affreux cauchemar…

Un hennissement tout proche lui fit rouvrir les yeux et il vit qu’un cheval tout sellé était attaché à un peuplier à quelques pas de lui.

Son regard fit le tour de l’horizon tandis qu’il sortait de la maison qui était un moulin à demi ruiné. Un petit cours d’eau coulait tout auprès avec un bruit frais, sous la roue veuve de la plupart de ses pales. Il alla y tremper son visage pour achever de retrouver son équilibre, plongeant même sa tête tout entière dans la fraîcheur bienfaisante… puis courant vers le cheval qui d’un nouveau hennissement paraissait l’appeler, il le détacha, sauta en selle et, franchissant la prairie en pente qui menait à la route, partit au grand galop dans la direction qui lui semblait être celle de Versailles… Son esprit ne formulait qu’une pensée moins bien claire : rejoindre Judith !

— Vous ?… Mon Dieu ! Mais où étiez-vous ?

Berthe venait d’ouvrir la porte et, sur le seuil de son salon, Mlle Marjon accourut. Elle se jeta vers Gilles, le prit aux épaules et le regarda avec une sorte de terreur comme s’il sortait tout droit de l’enfer. Il vit qu’elle avait les yeux rouges, le visage délavé de quelqu’un qui a beaucoup pleuré.

— Je ne sais pas moi-même… On m’a enlevé. Laissez-moi passer… Je veux voir Judith !

Et il s’élança dans l’escalier appelant de toute la force de ses poumons.

— Judith ! Judith… Où es-tu, mon cœur !…

Mais seul Pongo apparut sur le palier. Un Pongo aux yeux creux dont la peau était grise comme s’il relevait d’une longue maladie. Sa figure était si tragique qu’une épouvante s’empara de Gilles. Bondissant vers l’Indien, il le prit aux épaules et le secoua.

— Où est-elle ? Où est ma femme ?…

— Elle est partie… hier soir ! dit derrière lui la voix éteinte de Mlle Marjon.

— Partie ? Mais où, mais comment ?

— Je ne sais pas !… Elle paraissait plus calme cependant. Elle s’était endormie. Je suis allée jusqu’à l’église pendant que Berthe préparait le souper. Pongo était à l’écurie pour soigner les chevaux. Quand nous sommes revenus le lit était vide… elle avait disparu ! Oh, Gilles, comment avez-vous pu lui faire cela ?…

— Lui faire quoi ? Pouvez-vous me dire ce que je lui ai fait ?… Je vous dis que j’ai été victime d’une infâme machination !

La vieille demoiselle détourna ses yeux qui s’emplissaient à nouveau de larmes et tira son mouchoir.

— Oh… je ne sais pas au juste, mais cette absence de trois jours sans nouvelles ! Trois jours ! Pauvre petite !… Même une Reine n’a pas le droit de faire cela ! C’est infâme !

— La Reine n’est pour rien là-dedans ! C’était un traquenard, un piège… J’ai des ennemis redoutables, vous devriez le savoir !…

Elle haussa les épaules, accablée de chagrin.

— Et des amies auxquelles on n’a pas le droit de dire non, n’est-ce pas ? Sainte Vierge ! Dieu m’est témoin que jamais je n’ai prêté l’oreille aux bruits qui courent, ni sur tout ce que l’on dit de la Reine…

— Encore une fois, hurla Gilles hors de lui, je me tue à vous dire qu’elle n’y est pour rien !

— Et ça alors ?…

Elle tira de son fichu de soie grise un papier froissé trituré, informe, qu’elle mit dans la main de Gilles.

— Tenez ! Un commissionnaire a apporté ce billet pour votre femme le lendemain de votre disparition… Judith avait passé la nuit à la fenêtre à vous attendre. Elle a lu la lettre puis elle a poussé un cri affreux et elle est tombée dans les bras de Pongo, évanouie… Vous aurez peut-être du mal à la lire. Elle a tant pleuré dessus avant que je ne réussisse à la lui reprendre !

Défroissant de son mieux le billet sur son genou d’une main qui tremblait, Gilles réussit à déchiffrer les quelques lignes d’une écriture visiblement féminine.

« Prenez patience, petite Madame, vous ne reverrez pas de sitôt votre séduisant époux. Il faut être bien naïve, bien sourde et bien fraîchement sortie de sa province… ce que vous êtes, pour ignorer que votre beau chevalier est l’amant de la Reine et qu’on n’a jamais rien repris à Marie-Antoinette parce qu’elle ne le permet pas. Consolez-vous ! Vous êtes si jeune… Votre tour viendra !… Une amie sincère ! »

Le poing de Gilles écrasa le petit chiffon empoisonné. Il se sentait devenir fou et serra les paupières pour retenir les larmes qui lui venaient.

— Elle a lu ça !… Elle a lu ça ! Mais comment a-t-elle pu y croire ?… Elle sait pourtant bien que je n’aime qu’elle ! Ah ! Dieu… Je l’aime tant !…

— Elle… trouver aussi portrait ! Alors… elle croire !

Et Pongo vint mettre entre les mains de son maître le coffret dans lequel il avait enfermé la miniature du cardinal. Et le coffret était vide…

D’un geste insensé, Gilles saisit le coffret dont il n’avait jamais songé qu’il pût lui faire un jour tant de mal et de toute sa force le jeta à travers une fenêtre dont les vitres volèrent en éclats, avant d’aller s’abattre, secoué de sanglots convulsifs, sur le lit que personne n’avait eu le courage de refaire et où demeurait la trace du corps léger de sa femme… Pendant des heures il appela Judith à grands abois rauques de fauve en furie…

Quand le jardin s’emplit de soldats, vers la fin du jour, il n’en entendit rien. Ce fut seulement quand une main ferme se posa sur son épaule qu’il émergea de l’abîme de désespoir où il s’était englouti.

Relevant la tête, il vit, sans la moindre surprise, un officier debout auprès du lit, un officier qu’il reconnut. C’était M. Gaudron de Tilloy, Lieutenant des Gardes de la Prévôté, qui le regardait avec une immense pitié. Mais sa voix n’en perdit rien de son officielle fermeté en prononçant les paroles fatidiques :

— Chevalier de Tournemine de La Hunaudaye, au nom du Roi, je vous arrête !…

Cherchant vainement la signification de ces mots incroyables Gilles se releva, murmura :

— Vous m’arrêtez ?… Moi ?…

— Vous êtes accusé de collusion et de complicité avec le cardinal prince de Rohan, inculpé de vol et d’atteinte à la majesté royale ! Veuillez me suivre.