- Et comme votre fils le prêtera?

La belle voix grave baissa jusqu'au murmure et Laura eut l'impression que Batz ne s'adressait plus qu'à lui-même :

- Je n'ai pas de fils et n'en aurai peut-être jamais. Si la chaîne des descendants de Saint Louis venait à se briser, je resterais le dernier de ma race. A quoi bon forger des épées si elles ne sont destinées qu'à être un ornement au manteau d'une cheminée!...

Un silence soudain. Ce silence si particulier des voyages qui isole une coque de bois, de fer et de cuir du monde extérieur, du crépitement incessant de la pluie, du grincement des roues, du martèlement rapide des sabots ferrés des chevaux. C'est celui d'un phare au milieu d'un gros temps, d'une cellule de moine au cour d'un monastère habité par les chants d'église et le murmure des prières. Laura n'osa pas le troubler. Son compagnon semblait l'avoir oubliée pour suivre son rêve. Il avait fermé les yeux, mais elle savait qu'il ne dormait pas, que c'était un moyen de s'éloigner d'elle et elle en éprouva un soudain et bizarre sentiment de frustration. L'impression désagréable d'être rejetée dans les ténèbres extérieures loin de l'âtre flambant où il faisait si bon se réchauffer ! Une sensation surprenante! Était-elle le fruit de ce long tête-à-tête avec un homme dont elle n'avait eu, jusqu'à présent, que des conseils, des recommandations, parfois de brefs entretiens toujours aimables, courtois, souvent gais - car il semblait que ce fût le fond de sa nature ! -, destinés surtout à mesurer ses progrès dans la création de son nouveau personnage. Aujourd'hui elle se découvrait avide d'en apprendre davantage sur lui. Même auprès de Marie dont elle avait deviné le profond amour pour Batz, elle n'avait appris que ce que l'on voulait bien qu'elle sût. Mais, au fond, quel besoin une marionnette destinée à se briser un jour avait-elle de connaître le moi profond de celui qui l'animait?

A Châlons, qui ressemblait à une fourmilière trempée à cause du camp où l'on entassait les enrôlés volontaires avant de les envoyer aux armées, il fut difficile d'obtenir des chevaux. La diligence joignant habituellement la ville à Sainte-Menehould, Verdun et Metz ne partait plus. Le roi de Prusse occupait toujours Verdun et l'on disait Dumouriez à Sainte-Menehould.

- Vous aurez du mal à y arriver, dit à Batz l'homme qui contrôlait les passeports. On dit que les Prussiens ont réussi à franchir l'un des défilés de l'Argonne et qu'ils se dirigent vers la route de Paris pour la couper...

- Une armée qui avance cause bien des malheurs. Vous ne savez rien de plus ?

- On aurait vu leurs fourrageurs du côté de Suippes mais peut-être sont-ils plus bas. Peut-être qu'ils vous barreront le chemin...

- Il faut pourtant que je rejoigne le général Dumouriez...

- Bon courage !

Non sans peine et en ajoutant un peu d'or au mystérieux ordre de mission qui semblait effacer les obstacles devant lui, Batz réussit à obtenir un attelage frais. L'absence de postillons facilitait d'ailleurs les tractations. La douzaine d'heures à mener ses chevaux sous l'averse n'avait pas l'air d'épuiser le moins du monde Biret-Tissot qui n'avait même pas permis à Pitou de le relayer. Le chapeau enfoncé jusqu'aux sourcils, enveloppé d'une cape cirée qui lui donnait l'air d'une pyramide, le colosse, convenablement ravitaillé à chaque relais, montrait une inaltérable bonne humeur et chassait la fatigue en chantant avec son compagnon.

La nouvelle que les Prussiens pouvaient être plus près qu'il ne l'espérait avait allumé un éclair dans les yeux du baron :

- Reste à savoir où ils sont au juste, murmura-t-il à sa compagne en l'aidant à remonter en voiture après qu'elle se fut réchauffée d'un peu de soupe chaude dans la salle commune.

On le sut assez vite. Lorsque, vers cinq heures, la chaise pénétra dans la cour du relais de Pont-de-Somme-Vesles, une atmosphère de fin du monde y régnait. Au lieu de l'habituel ballet des palefreniers, des valets et des servantes, sous l'auvent où l'on changeait les attelages, on vit accourir, sautant flaque après flaque, le maître de poste en personne portant sur la tête un sac de jute en guise de parapluie :

- Si vous venez pour la nuit vous êtes les bienvenus! cria-t-il. Mais si c'est pour relayer c'est impossible ! Je n'ai plus de chevaux !

- Qu'est-ce que tu en as fait? grogna Biret-Tissot. Tu les as mangés?

- Non, mis à l'abri pour éviter que les Prussiens me les volent! Peut-être pour les faire cuire. Les gens de l'Argonne leur ont rien laissé à manger.

- Sont-ils si près ? demanda Batz en sautant à terre.

- Quatre lieues au nord ! Peut-être moins ! On a vu par ici des gens de Miraucourt qui fuyaient devant eux...

- Dis donc, citoyen, tu ne saurais pas, par hasard, où est le général Dumouriez ? C'est lui que je rejoins...

- L'est à Sainte-Menehould, mais, entre lui et toi, citoyen, y a le général Kellermann et ses troupes. Il serait à Dampierre et l'un de ses colonels à Orbéval, et il ferait route vers Valmy. Si c'est ça, tu peux être certain que ça va pas tarder à péter entre les nôtres et les Prusskos ! De toute façon Kellermann est entre toi et Dumouriez et ça m'étonnerait qu'il te laisse passer ! Comme tu es étranger, il pourrait même te prendre pour un espion !

- Avec des ordres de l'Assemblée ? Ça m'étonnerait...

- Ce que j'en dis... mais, si tu veux un conseil, tu ferais mieux de laisser ici la dame qu'est avec toi...

- Il ne peut en être question. (Puis, baissant le ton jusqu'au chuchotement.) C'est justement elle ma mission spéciale : c'est la bonne amie du général Dumouriez et elle est à moitié folle à l'idée qu'il pourrait être tué sans qu'elle l'ait embrassé...

- Toutes les femmes qui ont un homme aux armées en pensent autant ! S'il fallait qu'elles rappliquent toutes !

- Oui, mais le général en est toqué ! On pense à Paris que sa présence le galvanisera. On le trouve un peu mou ces temps derniers !

- Après tout c'est lui que ça regarde ! Tâche de le rejoindre !

- Merci, mais si je dois y aller à pied je ne suis pas près d'arriver. Tu es bien sûr de ne pas avoir de chevaux au service de la Nation?

Le maître de poste réfléchit un instant, louchant sur la pièce d'or qui venait d'apparaître au bout des doigts du voyageur.

- Si le sort de la Nation dépend du cul d'une jolie fille, j'peux pas lui refuser ça, déclara-t-il avec un gros rire. Espère un peu, j'envoie un garçon dételer. L'est un peu bancal mais c'est tout ce qui me reste. Les autres sont partis se battre. J'vais chercher ce qu'il te faut. Vous voulez pas entrer un peu?

L'homme grillait visiblement de voir de plus près " la bonne amie du général ". Batz refusa.

- Non, nous n'avons pas de temps à perdre. Dépêche-toi s'il te plaît ! Je dirai au général l'aide que tu m'as apportée...

- Ah ça, j'veux bien. Tu lui diras que j'm'appelle Lamblin... Tout à son service... Mais, dis-moi, t'es vraiment américain ?

- Naturellement, fit Batz un peu inquiet. L'homme commençait à se montrer un peu trop curieux et il n'aimait pas cela.

- On m'avait dit qu'y s'avaient la peau rouge.

- Et des plumes sur la tête ? Pas tous heureusement. Et, par exemple, pas ceux qui combattent dans l'armée de la Nation !

- Y en a?

- Mais oui. Vous nous avez aidés à conquérir notre liberté, il est normal qu'on vous aide à trouver la vôtre !

- C'est vrai ça! On est des frères! s'écria l'homme qui eut soudain les larmes aux yeux. On d'vrait trinquer ensemble à la santé des frères !

- Alors juste un verre ! accepta Batz.

Mieux valait en effet s'exécuter. Laissant Laura à la garde de Biret qui aidait à changer les chevaux et emmenant Pitou, on but un verre d'un vin aigrelet à la vieille alliance, puis on revint vers la voiture, emportant un pichet pour le " frère cocher ". Quelques minutes plus tard, après des adieux qu'il fallut brusquer, on quittait le relais. Fidèle à elle-même la pluie tombait toujours mais avec moins de violence. Laura pensa que cela ressemblait à un crachin breton.

- Qu'avez vous dit à cet homme? demanda-t-elle au bout d'un moment. Il me semble que vous avez eu une curieuse conversation ? Je n'ai pas tout entendu bien sûr...

- J'ai dit à cet homme que vous êtes la maîtresse du général Dumouriez qui a besoin de vous pour enflammer son courage et porter le poids de ses responsabilités...

- Ah! C'est pour ça qu'il a parlé de...

- Cul ? Oui, ma chère. N'ayez donc pas peur des mots ! On fait de grandes choses avec dès l'instant où l'on sait s'en servir. Par exemple, faire surgir des chevaux d'un désert trempé. Mais vous en entendrez d'autres.

Les yeux noisette pétillaient de gaieté. Batz avait pris la main de la jeune femme et il se pencha soudain pour la baiser. Il la garda dans les siennes puis, enfin, la lâcha et elle eut l'impression d'avoir plus froid tout à coup. Ses mains, à lui, étaient si chaudes, si fermes...

La tête de Pitou apparut à l'ouverture qui permettait de communiquer avec le cocher.

- Où allons-nous ? demanda-t-il.

- On continue. A environ une lieue d'ici, à Tilloy, on tourne à gauche pour piquer vers le nord. A cet instant, il faudra trouver un abri pour que vous abandonniez votre bel uniforme au profit de quelque chose de moins offensant pour des regards prussiens.

- Facile ! Il suffira de changer l'habit et le chapeau. J'ai ce qu'il faut ici. Pas la peine d'arrêter pour ça !

En effet, la transformation fut vite opérée et, lorsque l'on quitta la grande route, Pitou avait, sous sa toile cirée, l'aspect d'un personnage sans qualification spéciale, l'uniforme étant relégué dans le coffre placé sous le siège du cocher, ce qui avait obligé le journaliste à une certaine acrobatie. Tout était en ordre quand, plus vite qu'on ne le pensait, des cavaliers surgirent de la brume liquide et de la nuit tombante. C'étaient des dragons du régiment de Bayreuth, magnifiques soldats par temps sec, dont les uniformes bleu pâle relevé d'argent semblaient avoir beaucoup souffert. Ils enveloppèrent la voiture que le cocher arrêta aussitôt sur l'ordre de Batz, grandement soulagé de trouver si vite ce qu'il cherchait.

- Wer da ? demanda l'officier qui les commandait [vii].

- Wirsind Franzosen, lui fut-il répondu aussitôt. Der baron von Batz und eine Freundin. Wir wollen Seine Hoheit der Herzog von Brunswick begegnen. Sehr dringend [viii] !

Comme presque toute la noblesse allemande, l'officier qui se présenta : Oberleutnant von Derf-flinger parlait français; mais, rendu méfiant par l'accoutrement bizarre du voyageur, il voulut continuer dans sa langue naturelle un interrogatoire peu courtois. Mal lui en prit : il trouva plus cassant que lui. Batz lui fit entendre que s'il n'était pas mené au duc dans les plus brefs délais, lui, envoyé secret du roi de France, il pouvait s'ensuivre des conséquences fort regrettables pour tout le monde. Il intima donc à cet Allemand l'ordre de le mener à son chef et obtint ce qu'il voulait, en vertu de l'instinctive considération des peuples germaniques pour ceux qui savent, parce qu'ils en ont le droit, employer un certain ton. Quatre cavaliers enveloppèrent la voiture pour la guider à travers un paysage désolé, brouillé par l'eau, peuplé d'ombres en marche et, plus loin, un vaste camp boueux où l'on s'efforçait d'allumer des feux. Les chevaux étaient rassemblés par troupes sous les arbres où l'on tendait des toiles pour tenter de les mettre à l'abri. Plus loin encore, les ornières du chemin se firent plus profondes et l'on aperçut des canons que l'on alignait. La chaise tanguait comme un bateau ivre sur une mer folle, mettant les forces de Biret à rude épreuve et secouant impitoyablement ses occupants.

- Je crois que j'aurais préféré faire la route à pied ! gémit Laura qui avait mal au cour.

- Moi aussi, mais quelle mine ferions-nous avec de la boue jusqu'au ventre ? En tout cas, ce que nous voyons ne me dit rien qui vaille. Cela ressemble beaucoup aux préparatifs d'une bataille.

Enfin le cauchemar prit fin. On arrivait à un village dont les habitants avaient disparu au bénéfice d'une soldatesque occupée à piller et à ramasser tout ce qui pouvait servir à la nourrir ou à la chauffer. Sur la petite place d'une église trapue au clocher court, une auberge plutôt misérable à l'enseigne illisible mais grinçante semblait le centre de ralliement d'uniformes variés bien que trop sales pour distinguer leurs couleurs, de tricornes aux plumes découragées et de hauts bonnets à frontal de cuivre. Derfflinger, après avoir aboyé quelques ordres à propos de l'équipage que ses cavaliers gardaient toujours, se dirigea vers l'auberge où il pénétra après un mot aux sentinelles de la porte. On ne le revit qu'un moment plus tard. Ce fut pour donner l'ordre de conduire la voiture et ses occupants vers une grange dont la porte arrachée pendait sur un gond et dont le toit s'effondrait d'un côté. Et comme Batz, toujours aussi revêche, réclamait des explications, on lui répondit que le duc de Brunswick n'avait pas de temps à lui donner ce soir et que lui, ses gens et ses chevaux devraient se contenter de cet abri pour y attendre le bon plaisir du prince.