- Et vous êtes devenu célèbre ?

- Pas vraiment. Il s'est trouvé que ma brochure est venue sous les yeux de la Reine. Elle m'a envoyé chercher par l'abbé Lenfant alors confesseur du Roi et, le 10 juin 1790, Marie-Antoinette me recevait aux Tuileries. Le cour, je vous assure, me battait très fort dans la poitrine... Elle avait auprès d'elle mon petit livret dont elle me félicita. Puis, l'ouvrant à certain passage, elle me le tendit pour que je le lise à haute voix. Je m'y engageais à défendre jusqu'à la mort le Roi et la Religion. Alors, elle m'a fait prêter serment de ne jamais renier cet engagement. J'ai juré !

- Sans hésiter?

- Sans hésiter une seconde. Ensuite la Reine m'a donné sa main à baiser... accompagnée de quinze cent livres et de son portrait en miniature.

- Eh bien, dites-moi!... Vous êtes sorti de là plus royaliste que jamais j'imagine ?

- Plus que jamais, en effet, dit Pitou en riant. Surtout qu'ensuite j'ai rencontré le baron. Lui aussi avait lu ma brochure... Nous sommes devenus presque inséparables....

Soudain, l'atmosphère changea. Comme si, à l'évocation de son nom, Jean de Batz lui-même venait de les rejoindre. Laura eut un frisson dont elle n'aurait pu dire s'il était agréable ou non. Elle resserra autour de ses épaules le châle de laine qui remplaçait sa mante :

- C'est un homme attachant, fit-elle d'un ton pensif. Comment se fait-il qu'à certains moment on ait envie de le haïr?

Elle parlait pour elle-même. Pitou cependant répondit :

- Peut-être justement parce qu'il est attachant et qu'il est si difficile de savoir quels sentiments on lui inspire.

- Vous ne doutez pas, je pense, de son amitié ?

- Non... Non, c'est vrai. Pourtant, je le crois capable de tout sacrifier de ce qu'il aime à la cause qu'il défend.

- Cela a-t-il beaucoup d'importance ? En ce qui me concerne, je suis toujours prête à être sacrifiée. Mais le plus tard possible! j'ai envie de le suivre encore un moment...

Le mardi suivant, il était à peu près quatre heures de l'après-midi quand le coche de Rennes s'engagea dans la chaussée du Sillon, la mince bande de roc et de sable qui relie Saint-Malo à la terre bretonne. Pour la première fois depuis quatre ans, Laura revoyait sa ville natale mais elle n'en éprouva guère d'émotion. Ses années d'enfance, elle les avait passées surtout à La Laudrenais, à Komer et dans son couvent de Saint-Servan.

Il ne faisait pas froid, le temps était gris et le vent de noroît soufflait. La mer battait le Sillon, projetant des paquets d'écume sur la voiture et les chevaux. Penchée à la portière, Laura pensa que la vieille cité corsaire, dressant ses remparts de granit au bout du Sillon, ressemblait plus que jamais à un vaisseau chassant sur son ancre ou, mieux encore, à l'un de ces dogues, qui jadis faisaient sa police nocturne, tirant sur leur laisse. Elle donnait toujours l'impression d'être prête à rompre ses amarres et à voguer vers le large... Pitou, lui, se montra franchement admiratif :

- C'est superbe ! apprécia-t-il. Quelle allure ! Je n'aurais jamais cru que Saint-Malo était si beau !

- Pour un garde national, tu m'as pas l'air très au fait des événements, citoyen! grogna l'un des voyageurs. C'est Port-Malo qu'il faut dire si tu ne veux pas avoir d'ennuis !

- Tu as raison, citoyen, fit le jeune homme avec un sourire. Mon erreur tient à la légende que le premier nom s'est créée alors que le second n'a encore rien fait pour la mériter.

L'homme ne répondit pas, mais le regard qu'il posa un instant sur Pitou n'avait rien d'hostile. C'était sans doute un Malouin et il devait penser à peu près la même chose.

Passée la porte " Vincent " - encore un saint qui avait perdu son auréole -, le coche déposa ses voyageurs en face des puissantes tours médiévales du château de la duchesse Anne. Suivie par Pitou qui portait leurs légers bagages, Laura s'engagea dans la Grande-Rue, pas beaucoup plus large d'ailleurs que les autres venelles sorties tout droit du Moyen Age, qui taillaient leur chemin entre les hauts murs des maisons de commerce, des sévères hôtels d'armateurs, de capitaines enrichis par la course, des églises et de leurs dépendances. Naguère encore tout cela grouillait d'une animation plutôt joyeuse qui semblait avoir disparu. Certes, boutiques et échoppes étaient toujours là avec leurs vendeurs et leurs chalands. L'atmosphère, cependant, n'était plus la même. Il y avait moins de bruit. On parlait moins... On ne riait plus.

- Nous allons loin ? demanda Pitou.

- Non. A droite après le chevet de la cathédrale que vous voyez là-bas au bout, dans la rue Porcon-de-la-Barbinais. Notre maison avoisine celle de Duguay-Trouin.

En peu de temps on fut rendu. Laura s'arrêta devant une belle porte ornée de têtes de lion et de guirlandes; elle allait saisir le lourd heurtoir de bronze quand elle se ravisa :

- Peut-être vaudrait-il mieux que vous entriez le premier pour préparer ma mère à me revoir? J'ignore tout de ce qu'elle peut éprouver depuis ma disparition, mais elle est tout de même ma mère et je voudrais user de ménagements avec elle. Je connais si bien votre tact et votre délicatesse ! Cela ne vous ennuie pas ?

- En aucune façon. J'allais d'ailleurs vous le proposer. Mais j'ai des scrupules à vous abandonner ainsi en pleine rue...

- Soyez sans inquiétude. Il y a là-bas une auberge dont vous pouvez voir l'enseigne. Elle a toujours eu une bonne réputation et je vais vous y attendre...

Elle allait s'écarter de la porte pour laisser place à Pitou quand celle-ci s'ouvrit et une servante coiffée d'un bonnet la franchit et se trouva nez à nez avec Laura. C'était la jeune Bina qui avait été la femme de chambre de Mme de Pontallec et elle voyait son ancienne maîtresse de trop près pour ne pas la reconnaître instantanément. Elle étouffa un cri, se signa et voulut se rejeter derrière la porte pour mettre cette barrière entre elle et ce qu'elle croyait un fantôme. Comprenant ce qui se passait en un éclair, Pitou la saisit par le bras pour l'obliger à sortir et referma derrière elle.

- N'aie pas peur Bina! dit en même temps Laura. Je ne suis pas une ombre ni un spectre. C'est bien moi !

- Mad... Mad... Mademoiselle... Anne-Laure? Mais... comment est-ce possible? Tout le monde vous croit morte !

- J'ai failli mourir plusieurs fois, mais tu vois je suis encore là...

- Si vous m'en croyez, intervint Pitou en remarquant le regard effrayé que Bina lançait, non au pseudo-fantôme mais à la maison derrière elle, on va aller s'expliquer à l'auberge dont vous parliez. On sera mieux que dans la rue...

La jeune chambrière se laissa emmener sans résistance, guidée par la main ferme du journaliste car elle ne quittait pas Laura des yeux et risquait à chaque pas de buter sur les gros pavés inégaux. Elle ne cessait de répéter que c'était pas croyable...

Arrivés à destination, on s'installa et Pitou commanda du cidre et des galettes de sarrasin, ce qui ramena la pauvre fille à la réalité. Elle reprit quelques couleurs après que Laura lui eut présenté Pitou comme l'un de ceux à qui elle devait la vie, en lui donnant un résumé non seulement succinct mais sévèrement élagué de ce qu'elle avait vécu.

- A présent, conclut-elle, je dois fuir la France et gagner Jersey. J'ai pensé que ma mère pourrait m'aider, et elle seule. J'ai besoin d'un bateau. Elle en a toujours j'espère ?

- Oui... oui, elle en a, mais...

- Mais quoi ? Tu penses qu'elle ne me reconnaîtra pas ou qu'elle aura peur de m'aider ? Cela ne lui ressemblerait pas du tout! Je connais sa force et son courage... à défaut de sa tendresse.

- Ça... ça, c'est bien vrai mais... vous ne pouvez pas aller la voir, Mademoiselle Anne-Laure...

- Pourquoi ? Elle n'est pas malade j'espère ?

- Non... non, non, c'est pas ça, mais votre venue causerait un si grand scandale que ça pourrait la tuer.

- Un scandale?... La tuer? Que veux-tu dire? Bina semblait au supplice. Elle regardait tour à tour les deux visages tendus vers elle et le souffle lui manquait. Pitou lui fit boire encore un peu de cidre :

- Allons, encouragea-t-il, dites ce qu'il y a ! c'est donc si difficile?

- Oh oui!... Il faut vous dire... qu'il y a huit jours, Madame s'est remariée.

- Remariée? Ma mère?...

- Oh, elle a beaucoup changé, vous savez. Elle a rajeuni. Elle est gaie comme on ne l'a jamais vue...

- Ça veut dire quoi? coupa Pitou impatienté.

Qu'elle est amoureuse?

- Oui... enfin elle en a tout l'air. Oh, Mademoiselle Anne-Laure, c'est affreux ce qui arrive parce qu'il faut que vous repartiez... et même que vous restiez morte encore pas mal de temps...

- Vous pensez un peu à ce que vous dites? gronda Pitou qui sentait la moutarde lui monter au nez.

- Bien sûr que j'y pense ! Il faut que Mlle Anne-Laure sache que si elle veut absolument entrer dans la maison et voir sa mère, elle a une grande chance de ne plus vivre bien longtemps.

- Mais enfin... pourquoi? fit Laura, saisie d'un soudain et terrible pressentiment. Qui ma mère a-t-elle épousé?

- Ben... votre veuf... M. le marquis, lâcha enfin Bina.

Oubliant la République, Pitou jura par tous les saints, mais Laura s'était levée. Les yeux agrandis de stupeur horrifiée, elle fixait la jeune fille qui se tortillait mal à l'aise :

- Tu veux répéter cela! Elle a épousé qui?... Pour toute réponse, Bina baissa la tête, n'osant plus affronter ce noir regard sulfureux. Alors, sans ajouter un mot, Laura s'enfuit de l'auberge en courant. Jetant vivement un billet sur la table, Pitou s'élança derrière elle...

Saint Mandé, septembre 1999.

NOTE DE L'AUTEUR

Comme pour Secret d'État le héros de ce roman est un personnage réel, appartenant à l'Histoire mais peu ou mal connu, sinon pas du tout en dépit du rôle important qu'il a joué. Je lui ai seulement prêté un léger supplément d'aventures - mais on ne prête qu'aux riches ! - en introduisant auprès de lui le personnage féminin né de mon imagination.

La Révolution, tout le monde sait à quoi s'en tenir. Mais ce que l'on connaît moins c'est, en marge de toutes les autres (guerre étrangère, guerre de Vendée, Chouannerie), la lutte secrète, larvée mais impitoyable, qui a opposé les agents secrets royalistes entre eux. J'entends par là les partisans du roi Louis XVI et du petit Louis XVII contre ceux des Princes leurs frères et oncles. Ce livre est un hommage au chef le plus important des premiers, le plus mystérieux et le plus attachant aussi : Jean, baron de Batz dont je suis la trace depuis longtemps. Gascon, il appartenait à la même souche familiale que d'Artagnan et, comme lui, il n'eut jamais qu'un seul maître : le Roi, auquel il vouait respect et affection. Comme lui il maniait en maître l'épée ou le pistolet, mais contre la Convention qu'il voulait abattre il sut employer une arme vieille comme le monde et cependant beaucoup plus moderne : la corruption.

C'est aussi un hommage à un souverain qu'il est de bon ton de dénigrer voire de tourner en ridicule comme le faisaient les courtisans de Trianon. Il fut l'un des plus humains de nos rois. Homme de science - il était peut-être le meilleur géographe de son royaume et pas seulement un serrurier amateur ! -, Louis XVI n'était sans doute pas fait pour porter la Couronne mais, plutôt que de verser le sang de son peuple, il choisit de changer la sienne pour celle du martyre. De mours pures, exempt de vices comme de favorites, profondément chrétien, il eut le tort de trop aimer sa femme. Il abolit la torture, voulut remplacer la Bastille par un jardin, aida une vieille colonie anglaise à devenir les États-Unis et paya les factures en souffrance de Louis XV et même de Louis XIV. La grandeur de sa mort - il faut avoir lu son testament - aurait dû lui valoir une petite place aux côtés de Saint Louis, un début d'auréole... Lui, au moins, n'alluma jamais de bûchers! Mais l'Église a de ces absences...