Cinq mois plus tôt, il aurait traité d'imbécile quiconque portait une arme. Mais après avoir été attaqué au couteau, s'être vidé de son sang dans une ambulance, et avoir passé deux mois sur un lit d'hôpital, il estimait légitime d'en conserver une dans la poche de son veston. Son assassin courait encore.

Il entra dans l'appartement, repoussa du pied la porte de la chambre et inspecta les lieux.

Il se fit la réflexion que Suzie aurait un choc en découvrant son « chez-soi » sens dessus dessous, et jugea bon d'être à ses côtés quand elle entrerait. Il se retourna, et sursauta en la voyant derrière lui.

– Je vous avais dit de m'attendre dehors !

– Je ne suis pas d'une nature obéissante. Vous pouvez ranger ce truc ? dit-elle en regardant le pistolet.

– Oui, bien sûr, répondit Andrew, gêné de tenir une arme à la main.

– Ils n'y sont pas allés de main morte, soupira Suzie. Quel capharnaüm !

Elle se baissa et commença à ramasser les objets éparpillés, tournant le dos à Andrew qui se sentit gauche à l'observer ainsi.

– Je peux ? dit-il en s'agenouillant pour ramasser un pull-over.

– Oui, mettez ça sur le lit, je ferai le tri plus tard.

– Vous ne vérifiez pas ce qu'on a pu vous voler ?

– Il n'y a rien à voler ici. Ni argent ni bijoux, je n'en porte pas. Vous iriez nous chercher à boire dans la cuisine ? Je vais en profiter pour ranger les choses un peu personnelles, dit-elle en faisant remarquer à Andrew qu'il avait le pied posé sur un soutien-gorge.

– Évidemment, répliqua-t-il.

Il revint quelques instants plus tard avec un verre d'eau que Suzie but d'un trait.

– Celui ou ceux qui ont visité votre appartement ne cherchaient pas d'argent et encore moins des bijoux.

– Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?

– Votre cambrioleur n'a pas mis les pieds dans la cuisine. La plupart des gens cachent leurs objets de valeur dans une fausse canette de soda, au fond d'une boîte de céréales ou dans un sachet en plastique planqué derrière les glaçons.

– Il a peut-être été dérangé par l'intendant.

– Il aurait commencé par là, et puis pourquoi s'en prendre à votre canapé et à votre matelas ? L'époque où l'on cousait des pièces d'or dans sa literie est révolue, ce n'est pas là qu'une femme dissimule ses bagues et ses boucles d'oreilles. Ce serait un peu compliqué pour les récupérer avant de sortir le soir.

– Vous êtes cambrioleur à vos heures ?

– Je suis journaliste, on est curieux de tout dans mon métier. Mais je suis presque certain de ce que j'avance. Ce que je vois autour de moi ne correspond pas à un cambriolage. Celui qui a foutu ce bazar cherchait quelque chose de précis.

– Alors il se sera trompé de porte, ou d'immeuble. Ils se ressemblent tous dans cette rue.

– Vous allez devoir racheter un lit et un canapé à votre amie.

– Heureusement qu'elle ne rentre pas tout de suite. Vu l'état de mes finances, ça devra attendre un peu.

– Je connais un endroit dans Chinatown où trouver du mobilier d'occasion pour trois fois rien, je pourrais vous y conduire, si vous le voulez.

– C'est très gentil à vous, répondit Suzie en continuant de ranger. Vous pouvez me laisser seule maintenant, je suppose que vous avez des choses à faire.

– Rien d'urgent.

Suzie lui tournait toujours le dos, son calme et sa résignation intriguaient Andrew, mais peut-être refusait-elle de montrer ses émotions. Allez savoir où la fierté va se loger. Andrew se serait comporté de la même façon.

Il se rendit dans le salon, ramassa les cadres photo et commença à les remettre à leur place, essayant de reconnaître l'endroit où ils étaient accrochés aux marques laissées sur le mur.

– Elles sont à vous ou à votre amie, ces photos ?

– À moi, cria Suzie depuis la pièce voisine.

– Vous êtes alpiniste ? dit-il en observant un tirage en noir et blanc. C'est bien vous accrochée à cette montagne ?

– Toujours moi, répliqua Suzie.

– Courageux, j'ai le vertige sur un escabeau.

– L'altitude, on s'y fait, c'est une question d'entraînement.

Andrew prit un autre cadre et examina une photographie de Suzie et Shamir au pied d'un rocher.

– Et cet homme à côté de vous ?

– Mon guide.

Mais Andrew remarqua, sur une autre prise de vue, le guide enlaçant Suzie.

Pendant qu'elle rangeait sa chambre, Andrew fit de son mieux pour remettre un peu d'ordre dans le salon. Il retourna à la cuisine, ouvrit les tiroirs et trouva un rouleau de ruban adhésif, celui dont on se sert pour fermer les cartons. Il en recouvrit les lacérations du canapé et contempla le résultat de son travail.

Suzie apparut dans son dos.

– Ce n'est pas parfait, mais vous pourrez vous y asseoir sans passer au travers.

– Je peux vous offrir à déjeuner pour vous remercier ?

– Et vos finances ?

– Je devrais pouvoir vous offrir une salade.

– Je déteste tout ce qui est vert, venez, je vous emmène avaler un steak. Vous avez besoin de prendre des forces.

– Je suis végétarienne.

– Nul n'est parfait, déclara Andrew. Je connais un petit italien près d'ici. Les pâtes c'est végétarien, non ?

La serveuse de Frankie's salua Andrew et lui laissa choisir sa table.

– Vous êtes un habitué ?

– Qu'est-ce que vous faites dans la vie, mademoiselle Baker ?

– Des recherches.

– Quel genre de recherches ?

– Ça vous ennuierait au plus haut point. Et vous, quel genre de journaliste êtes-vous ?

– Un reporter qui aime fourrer son nez dans les affaires des autres.

– Un article récent que j'aurais pu lire ?

– Je n'ai rien écrit depuis trois mois.

– Pourquoi ?

– C'est une longue histoire qui vous ennuierait aussi. Ce type sur la photo, il n'est pas que votre guide, n'est-ce pas ?

Suzie observa Andrew, essayant de deviner les traits de son visage sous sa barbe épaisse.

– Vous étiez comment avant de la laisser pousser ?

– Différent. Vous n'aimez pas ?

– Je ne sais pas, je ne me suis pas posé la question.

– Ça démange un peu, mais on gagne un temps fou le matin, dit Andrew en passant la main sur sa figure.

– Shamir était mon mari.

– Divorcée, vous aussi ?

– Veuve.

– Je suis désolé, je me mêle trop souvent de ce qui ne me regarde pas.

– Votre question n'était pas indiscrète.

– Si, elle l'était. Comment est-ce arrivé ? Je veux dire sa mort.

Andrew fut étonné d'entendre Suzie rire.

– La mort de Shamir n'a rien de drôle, et je n'ai toujours pas fini d'en faire le deuil, mais pour quelqu'un qui redoutait d'être indiscret ! Vous êtes très maladroit, j'aime ça, je crois. Et vous, qu'est-ce qui n'a pas collé dans votre couple ?

– Moi ! Mon mariage doit compter parmi les plus brefs. Unis à midi et séparés à 20 heures.

– Je vous bats. Le mien a duré moins d'une minute.

L'incompréhension se lisait dans les yeux d'Andrew.

– Shamir est mort dans la minute qui a suivi notre échange de vœux.

– Il était gravement malade ?

– Nous étions suspendus dans le vide. Il a coupé la corde qui le retenait à moi, pour me sauver la vie. Mais si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je préférerais changer de sujet.

Le regard d'Andrew plongea vers son assiette. Il se tut un instant et releva la tête.

– Ne voyez aucune idée déplacée de ma part dans ce que je vais vous proposer. Vous ne pouvez pas dormir chez vous ce soir. Pas avant d'avoir fait les frais d'une nouvelle serrure. Votre cambrioleur pourrait revenir. Je possède un petit appartement que je n'occupe pas, tout près d'ici. Je peux vous en confier les clés. Je dors depuis trois mois chez un ami. Quelques nuits de plus ne changeront pas grand-chose.

– Pour quelles raisons n'habitez-vous plus chez vous ?

– J'ai peur des fantômes.

– Vous me proposez de séjourner dans un appartement hanté ?

– Le fantôme de mon ex-femme ne rôde que dans ma tête, vous ne craignez rien.

– Pourquoi feriez-vous ça pour moi ?

– C'est pour moi que je le fais, vous me rendriez service en acceptant. Et puis, ce ne serait que pour quelques jours, le temps...

– Que je fasse remplacer ma serrure et que j'achète un autre matelas. D'accord, dit Suzie. Je n'y avais pas réfléchi, mais maintenant que vous m'en parlez, l'idée de dormir chez moi ce soir m'effraie un peu. J'accepte votre hospitalité, deux nuits, pas plus, je vous le promets. Je ferai le nécessaire demain. Et c'est moi qui vous invite à déjeuner, c'est le minimum.

– Si vous voulez, répondit Andrew.

Après le repas, il accompagna Suzie jusqu'au bas de son immeuble et lui confia ses clés.

– C'est au troisième étage. Ce devrait être propre, la femme de ménage vient régulièrement, et comme je n'y ai pas mis les pieds depuis longtemps, elle ne croule pas sous le travail. L'eau chaude met un peu de temps à venir, mais une fois qu'elle arrive, faites attention, elle est brûlante. Vous trouverez des serviettes dans l'armoire de l'entrée. Faites comme chez vous.

– Vous ne me faites pas visiter ?

– Non, je n'y tiens pas.

Andrew salua Suzie.

– Je pourrais avoir votre numéro de téléphone ? Pour vous rendre vos clés...

– Vous me les rendrez à la bibliothèque. J'y suis tous les jours.


*

Suzie inspecta méticuleusement l'appartement d'Andrew, lui trouvant du charme. Elle repéra la photographie de Valérie, dans son cadre posé sur la cheminée.

– C'est toi qui lui as brisé le cœur ? Quelle idiote, je voudrais pouvoir échanger nos rôles. Je te le rendrai, peut-être, mais plus tard, pour l'instant j'ai besoin de lui.

Et Suzie retourna le cadre face contre mur avant d'aller visiter la chambre.

Au milieu de l'après-midi, elle passa chez elle chercher quelques affaires.

En entrant, elle ôta son manteau, alluma et sursauta à la vue de l'homme assis à son bureau.

– J'avais dit « mettre en désordre », pas tout dévaster ! dit-elle en refermant la porte.

– Il vous a confié ses clés. Pour ce qui est d'attirer son attention, c'est plutôt réussi. Vous devriez me remercier.

– Vous me suivez, maintenant ?

– Simple curiosité. Il est rare que l'on fasse appel à mes services pour se cambrioler soi-même, alors forcément, je me pose des questions.

Suzie se rendit dans la cuisine, ouvrit le placard, attrapa un paquet de céréales sur l'étagère, sortit une liasse de billets cachée au fond de l'emballage et retourna dans le salon.

– Six mille, le solde de ce que vous m'aviez prêté, vous pouvez compter, dit-elle en lui tendant l'argent.

– Qu'est-ce que vous lui voulez à ce type ? s'enquit Arnold Knopf.

– Vous le dire ne fait pas partie de notre petit arrangement.

– Notre petit arrangement tire à sa fin. J'ai fait ce que vous m'aviez demandé. Et j'ai passé plus d'heures à la bibliothèque au cours de ces derniers jours que tout au long de ma vie, même si j'apprécie la lecture d'un bon livre. N'eût été le respect que je portais à votre grand-père, je ne serais jamais sorti de ma retraite.

– Ce n'est pas une question de respect, mais de dettes, combien de fois mon grand-père vous a-t-il tiré d'affaire ?

– Mademoiselle Baker, vous ignorez tant de choses.

– Quand j'étais gamine, vous m'appeliez Suzie.

– Mais vous avez grandi.

– Je vous en prie Arnold, depuis quand prend-on sa retraite dans votre métier ? Et ne me dites pas que c'est en jardinant que vous réussissez à entretenir une telle forme à votre âge.

Arnold Knopf leva les yeux au ciel.

– Pourquoi l'avoir choisi lui plutôt qu'un autre ?

– Sa tête dans le journal, elle m'a plu, je me fie toujours à mon instinct.

– Vous êtes plus retorse que cela. C'est parce qu'il a frôlé la mort, vous croyez que cela a fait de lui une tête brûlée que vous pourrez manipuler à votre guise.

– Non, pas tout à fait. C'est parce qu'il l'a frôlée pour aller jusqu'au bout de son enquête et que rien ne l'aurait fait renoncer. Il recommencera, ce n'est qu'une question de temps. La quête de la vérité est sa came, nous sommes pareils.

– En ce qui le concerne, je n'en sais rien, vous avez peut-être raison, mais vous vous surestimez, Suzie. Et votre quête obsessive vous a déjà coûté beaucoup. Vous auriez pu y passer vous aussi. Vous n'avez pas oublié ce qui est arrivé à celui que vous avez entraîné dans votre projet ?