– C'est une couche-tôt, ta locataire, dit Simon.

Andrew regarda sa montre. La porte de l'immeuble s'ouvrit. Suzie Baker remonta la rue, sans les avoir aperçus.

– Si l'envie de la suivre te traversait l'esprit, c'est sans moi, chuchota Simon.

– Viens, répondit Andrew en l'empoignant par le bras.

Ils s'engagèrent sur West 4th Street dans les pas de Suzie. La jeune femme entra chez Ali, l'épicier qui connaissait tous les gens du quartier. Elle en ressortit à peine entrée, et se dirigea droit vers Andrew.

– Quelles piles faut-il mettre dans la télécommande ? J'adore m'endormir devant la télé, dit-elle à Andrew en ignorant Simon.

– Des doubles A, je crois, bafouilla Andrew.

– Des doubles A, répéta-t-elle en retournant à l'intérieur de l'épicerie.

Andrew dévisagea Simon et lui fit signe de venir. Ils retrouvèrent Suzie devant la caisse. Andrew tendit un billet de dix dollars à Ali pour les piles.

– Je préfère quand vous me suivez de plus près, c'est moins inquiétant, dit Suzie.

– Je ne vous suivais pas. Nous allions dîner au café Cluny, à deux rues d'ici, si le cœur vous en dit, vous pouvez vous joindre à nous.

– Je me rendais à une exposition de photos dans le Meatpacking, accompagnez-moi, nous irons ensuite dîner tous ensemble.

Les deux compères échangèrent un coup d'œil et acceptèrent.

– Je vous assure que nous ne vous suivions pas, insista Simon.

– J'en suis convaincue !


*

La galerie était immense et la hauteur sous plafond vertigineuse. Suzie regarda les aspérités sur les murs en béton architectonique.

– Ce doit être assez amusant de grimper au plafond ici, dit-elle rieuse.

– Mademoiselle est alpiniste à ses heures, précisa Andrew à l'attention de Simon qui restait bouche bée.

Suzie s'approcha d'une photographie reproduite sur une toile de quatre mètres par trois. Deux alpinistes faisant face à un vent dont les spirales de neige laissaient imaginer l'intensité plantaient un fanion au sommet de l'Himalaya.

– Le toit du monde, dit Suzie rêveuse. Le but ultime de tout grimpeur. Hélas, cette grande dame est souillée par trop de touristes.

– L'escalader fait partie de vos projets ? demanda Andrew.

– Un jour peut-être, qui sait.

Puis Suzie se dirigea vers un autre cliché pris depuis la moraine d'un glacier. Des sommets inquiétants se découpaient dans un ciel bleu nuit.

– C'est la Siula Grande, au Pérou, dit Suzie, 6 344 mètres. Seuls deux alpinistes ont réussi à la dompter. Des Anglais, en 1985, Joe Simpson et Simon Yates. L'un d'eux s'est brisé la jambe en dévissant sur le chemin du retour. Deux jours durant, son compagnon de cordée l'a aidé à redescendre. Et puis le long d'une falaise, Joe a heurté la paroi. Simon ne pouvait pas le voir. Il ne sentait que ses quatre-vingts kilos au bout de la corde. Il est resté la nuit entière, dans le froid, les pieds ancrés dans la glace à retenir son camarade, au bout de cette corde qui l'entraînait, centimètre par centimètre, vers le gouffre. Au matin, la corde était immobile, Joe, en gesticulant, l'avait coincée dans une anfractuosité. Convaincu que son compagnon était mort, Simon s'est résolu à faire la seule chose qui pouvait lui sauver la vie, il a tranché la corde. Joe a fait une chute de dix mètres, la croûte neigeuse a craqué sous le poids de son corps et il a été englouti dans une crevasse.

Mais Joe était toujours en vie. Incapable de remonter avec sa blessure, il a eu le courage fou de descendre vers le fond de la crevasse. La Siula Grande ne devait pas vouloir de lui, car il a découvert un passage, et, en dépit de sa jambe cassée, il a réussi à sortir. Ce qu'il a fait ensuite pour se traîner jusqu'à la moraine dépasse l'entendement tant l'effort nécessaire était surhumain. L'histoire de Joe et Simon est entrée dans la légende de l'alpinisme. Personne n'a réussi à renouveler l'exploit. La Siula Grande a retrouvé sa pureté.

– Impressionnant, siffla Andrew. C'est à se demander s'il faut du courage ou de l'inconscience pour aller s'aventurer sur de tels sommets.

– Le courage, ce n'est qu'un sentiment plus fort que la peur, dit Suzie. On va dîner ?


*

Simon avait succombé au charme de Suzie, Suzie s'en rendait compte sans rien en faire paraître et en jouait, ce qui fascinait Andrew. Qu'elle le fasse boire et feigne d'être intéressée par sa conversation sur les voitures de collection l'amusait beaucoup. Andrew profita de ce moment pour l'observer, parlant peu, jusqu'à ce qu'elle demande à Simon quel genre de reporter était Andrew.

– Le plus têtu que je connaisse, répondit Simon, un des meilleurs, aussi.

– Mais tu n'en connais qu'un, intervint Andrew.

– Je lis le journal, mon vieux.

– Ne l'écoutez pas, il est ivre.

– Quel était le sujet de votre dernière enquête ? questionna Suzie en se tournant vers lui.

– Vous êtes née à New York ? interrompit Simon.

– À Boston, je me suis installée ici depuis peu.

– Pourquoi Manhattan ?

– J'ai fui mon passé et Boston avec.

– Une histoire d'amour qui s'est mal terminée ?

– Arrête, Simon !

– Oui, on peut voir les choses sous cet angle, lâcha Suzie impassible. Et vous Simon, vous êtes célibataire ?

– Non, dit Simon, un œil fixé sur Andrew.


*

À la fin du dîner, Andrew et Simon raccompagnèrent Suzie.

La porte de l'immeuble refermée, elle prit son portable qui n'avait cessé de vibrer dans sa poche au cours du repas.

Elle lut le message et leva les yeux au ciel alors que le téléphone vibrait de nouveau.

– Quoi encore, Knopf ?

– Chez Ali, répliqua son interlocuteur avant de raccrocher.

Suzie se mordilla la lèvre, rangea le téléphone dans son sac et ressortit de l'immeuble. Elle parcourut les quelques mètres qui la séparaient de l'épicerie et se dirigea vers le fond du magasin. Ali somnolait sur sa chaise, bercé par le son du petit poste de radio posé sur le comptoir.

Arnold Knopf, lunettes sur le nez, étudiait la composition d'une boîte d'aliments pour chat qu'il reposa sur l'étagère avant d'en choisir une autre.

– Il s'est rendu à votre appartement cet après-midi, dit-il à voix basse.

– Vous en êtes sûr ?... Oui, vous en êtes sûr, enchaîna Suzie.

– Vous n'aviez pas laissé traîner mon petit mot, j'espère ?

– Ne soyez pas idiot. Il est vraiment entré chez moi ?

– En se donnant moins de mal que moi, ma chère, c'en est presque vexant.

– Au moins, ça prouve que j'ai raison.

– Suzie, écoutez-moi bien. Votre projet est resté confidentiel jusque-là, parce que vous étiez seule à le mener, aussi parce que votre amateurisme vous protégeait du pire, d'une certaine façon. Si vous lancez un type comme ce Stilman sur cette affaire, il remuera ciel et terre. Et je doute que vous demeuriez longtemps dans l'ombre de votre marionnette.

– C'est un risque à prendre, et je vous en prie, Arnold, arrêtez de vous ronger les sangs pour moi, vous l'avez dit vous-même, j'ai grandi, je sais ce que je fais.

– Mais vous ne savez ni quoi ni où chercher.

– C'est bien pour cela que j'ai besoin de lui.

– Je ne vous ferai pas changer d'avis, n'est-ce pas ?

– Je n'y connais rien en pâtée pour chat, mais la boîte rose a l'air plus appétissante, dit-elle en la prenant sur l'étagère avant de la donner à Knopf.

– Alors, suivez au moins ce conseil. Puisque nous parlons de chat, cessez de jouer à la souris avec lui, briefez-le, dites-lui le peu que vous savez.

– C'est trop tôt, je sais comment fonctionne ce type, personne ne peut lui imposer son sujet. Il faut que ça vienne de lui, sinon, ça ne marchera pas.

– La pomme ne tombe vraiment pas loin de l'arbre, soupira Knopf.

– Qu'est-ce que vous suggérez par là ?

– Vous m'avez très bien compris. Au revoir, Suzie.

Knopf emporta la boîte de pâtée pour chat à la caisse, déposa trois dollars sur le comptoir d'Ali et sortit de l'épicerie.

Cinq minutes plus tard, Suzie en sortit à son tour et fila dans la nuit vers l'appartement d'Andrew.


*

– Et si elle nous avait vus, râla Simon, tu lui aurais dit quoi ? Qu'on promenait le chien ?

– Elle est vraiment bizarre.

– Qu'est-ce qu'elle a de bizarre ? Elle aime s'endormir devant la télévision, tu t'es gouré sur le modèle des piles, elle est retournée en acheter.

– Peut-être.

– On peut y aller maintenant ?

Andrew jeta un dernier regard vers l'épicerie et se mit en marche.

– D'accord, admettons qu'elle ait menti sur sa date d'arrivée à New York, ce n'est pas très grave. Elle doit avoir ses raisons.

– Il n'y a pas qu'elle qui ait menti ce soir. Depuis quand tu n'es plus célibataire ?

– C'est pour toi que j'ai fait ce mensonge. J'ai bien vu que je lui avais tapé dans l'œil, mais cette femme, c'est ton genre à toi. Je vous observais assis côte à côte et c'était comme une évidence. Tu veux que je te dise le fond de ma pensée ?

– Pas sûr, non.

– La paranoïa que tu entretiens à son sujet, c'est parce qu'elle te plaît et tu te cherches mille raisons de ne pas te l'avouer.

– Je savais que j'aurais préféré ne pas entendre ça.

– Lequel de vous deux a engagé la conversation avec l'autre la première fois que vous vous êtes parlé ?

Andrew ne répondit pas.

– Ben tiens ! s'exclama Simon en écartant grand les bras.

Et avançant dans les rues du West Village, Andrew se demanda si son meilleur ami était loin de la vérité. Puis il repensa à cet homme qui était sorti de chez Ali, peu de temps avant Suzie. Il aurait juré l'avoir aperçu à la bibliothèque.


*

Le lendemain, alors qu'Andrew arrivait à la bibliothèque, il reçut un appel du professeur Hardouin.

– J'ai effectué les recherches que vous m'aviez demandées, dit-il. Mais elles ne sont pas très concluantes.

– Je vous écoute.

– Nous avons bien admis au début de l'année une jeune femme de nationalité américaine victime d'un accident sur le mont Blanc. D'après l'une de nos infirmières, la patiente souffrait d'hypothermie et d'engelures sérieuses. Elle devait subir une amputation le lendemain.

– Que devait-on lui amputer ?

– Des doigts, c'est classique dans ce genre de cas, mais je ne sais pas à quelle main.

– Vos dossiers médicaux n'ont pas l'air d'être bien renseignés, soupira Andrew.

– Ils le sont parfaitement, mais nous n'arrivons pas à retrouver celui de cette patiente. L'hiver fut rude, entre les skieurs, les randonneurs et les accidentés de la route, nous étions débordés et en sous-effectif, je l'avoue. Son dossier administratif a dû être emporté par mégarde avec son dossier médical lors de son transfert.

– Quel transfert ?

– Toujours d'après notre infirmière, un proche de la victime s'est présenté quelques heures avant l'intervention et l'a emmenée à bord d'une ambulance médicalisée qu'il avait affrétée. Ils sont partis à Genève où un avion les attendait en vue d'un rapatriement aux États-Unis. Marie-Josée m'a confié s'être opposée à ce départ, car l'amputation devait être réalisée sans délai, le risque de gangrène était sérieux. Mais la jeune femme avait repris connaissance et elle tenait à ce que l'intervention soit pratiquée dans son pays. Nous n'avons pas pu nous opposer à sa volonté.

– Donc, si je comprends bien, vous n'avez aucune idée de son identité ?

– Hélas, non.

– Et vous ne trouvez pas ça bizarre ?

– Si, enfin non, je vous l'ai dit, dans la précipitation...

– Le dossier de la patiente s'est envolé avec elle, oui vous me l'avez dit. Les soins vous ont été réglés tout de même. Qui les a payés ?

– Cette information se trouvait aussi dans le dossier, avec le bon de sortie.

– Vous n'avez pas de caméras de surveillance à l'entrée de votre hôpital ? Question idiote, à quoi servirait une caméra à l'entrée d'un moulin...

– Je vous demande pardon ?

– Rien, et l'équipe qui lui a porté secours en montagne ? Ils ont bien dû trouver des papiers sur elle ?

– Figurez-vous que je me suis fait la même réflexion. J'ai même pris l'initiative de téléphoner à la gendarmerie, mais ce sont des guides de montagne qui l'ont repérée. Compte tenu de son état, ils l'ont évacuée sans perdre de temps. Dites-moi, vous enquêtez sur la qualité de nos soins hospitaliers ou sur le sort de cette femme ?

– À votre avis ?

– Dans ce cas, vous m'excuserez, mais j'ai un hôpital à gérer.