– Et vous avez du boulot, apparemment !

Andrew n'eut pas le loisir de remercier Edgar Hardouin, qui venait de lui raccrocher au nez.

Préoccupé par sa conversation, Andrew rebroussa chemin sur les grands escaliers de la bibliothèque. Suzie, qui l'observait depuis la dernière marche, le vit s'éloigner vers la 42e Rue.







6.

Andrew passait une sale nuit. Léviter sur sa stèle à contempler l'autoroute en plein désarroi, jusqu'à ce que Valérie vienne lui rendre une visite et qu'il finisse par se réveiller en sueur, n'avait rien de plaisant.

Ce qui le troublait, c'était de connaître par cœur le déroulement de ce cauchemar, et de se laisser pourtant surprendre chaque fois, lorsqu'il la voyait descendre de son break et avancer vers lui.

Pourquoi son esprit tordu le laissait-il ignorer tout de la suite alors qu'à son réveil il était hanté par ce qu'elle était venue faire sur sa tombe ?

Les ressorts du canapé lui meurtrissaient le dos et il finit par s'avouer qu'il était peut-être temps de rentrer chez lui.

En prêtant sa chambre à cette Suzie Baker, il avait espéré que son passage viendrait troubler la mémoire du lieu, que son odeur s'y imprégnerait, en effaçant une autre. Il aurait été incapable de formuler précisément ce qu'il avait en tête, mais cela ressemblait à quelque chose comme cela.

Il entendit Simon ronfler de l'autre côté de la cloison. Il se leva sans bruit et récupéra la bouteille de Fernet qu'il avait cachée dans un vase. La porte du réfrigérateur grinçait à réveiller un mort, alors il renonça au Coca, et but de longues gorgées au goulot. La boisson avait un goût encore plus amer, mais l'alcool lui fit du bien.

Il alla s'asseoir sur le rebord de la fenêtre et réfléchit. Quelque chose le préoccupait.

Son carnet se trouvait sur le bureau de Simon. Il entrouvrit la porte et attendit que ses yeux s'accommodent à la pénombre.

Simon marmonnait dans son sommeil. Andrew avança à pas de loup. Alors qu'il approchait du secrétaire, il entendit son ami murmurer nettement : « Je t'aimerai toujours, Kathy Steinbeck. »

Et Andrew dut se mordre la langue pour ne pas rire.

Il chercha le carnet à tâtons, l'attrapa du bout des doigts et ressortit aussi furtivement qu'il était entré.

De retour dans le salon, il relut attentivement ses notes et comprit enfin ce qui lui avait échappé. Quel était cet avion dont lui avait parlé Suzie Baker et comment se procurer le manifeste de ses passagers ?

Sachant qu'il ne dormirait plus, il s'habilla, rédigea un mot à Simon qu'il posa sur le comptoir de la cuisine et s'en alla.

Le nordet soufflait sur la ville, raflant dans ses assauts glacials les fumerolles de vapeurs qui s'échappaient des bouches d'égout. Andrew remonta son col et se mit en marche dans une nuit polaire. Il héla un taxi sur Hudson et se fit déposer devant le journal.

Le bouclage de la première édition du matin était achevé depuis longtemps, laissant la salle de rédaction déserte. Andrew présenta son badge au veilleur de nuit et monta à l'étage. Il avançait vers son bureau quand il vit la carte de presse de Freddy Olson, coincée sous une roulette de fauteuil. Elle avait dû tomber de sa poche arrière. Andrew la ramassa et la glissa illico dans le destructeur de documents. Il appuya sur le bouton et la regarda disparaître dans la fente avec un petit bruit de déchirure qui le ravit. Puis il s'assit devant son écran d'ordinateur.

Andrew découvrit rapidement l'identité des deux avions qui s'étaient abîmés sur la montagne et la similitude des accidents l'interpella. Suzie lui avait confié avoir entrepris son ascension en janvier, en raison d'une date anniversaire. Andrew inscrivit le nom du Kanchenjunga sur son carnet et la destination finale que l'avion n'avait jamais atteinte. Puis il rédigea une demande en bonne et due forme auprès de la compagnie aérienne afin d'obtenir la liste des passagers et de l'équipage.

Il était 5 heures du matin à New York, 15 h 30 à New Delhi. Quelques instants plus tard, il reçut une réponse le priant de bien vouloir communiquer une copie de sa carte de presse et la raison de sa requête, ce qu'il fit sur-le-champ. Andrew attendit devant son écran, mais son interlocuteur avait dû aller solliciter une autorisation de sa hiérarchie. Il regarda sa montre, hésita et finit par décrocher son téléphone.

Dolorès Salazar ne sembla pas plus surprise que cela d'être réveillée par un appel d'Andrew à une heure si matinale.

– Comment va Filofax ?

– Vous me téléphonez à 5 h 30 pour prendre des nouvelles de mon chat, Stilman ? Que puis-je faire pour vous ? répondit Dolorès Salazar, en bâillant.

– Ce que vous faites mieux que personne.

– Vous vous êtes remis au boulot ?

– Peut-être, ça dépendra de ce que vous me trouverez.

– Commencez par me dire ce que vous cherchez.

– Un manifeste de passagers.

– J'ai un contact à la FAA, je peux toujours essayer. Quel vol, et quelle date ?

– Air India 101, 24 janvier 1966, Delhi-Londres, l'avion s'est écrasé au-dessus de la France avant d'arriver à son escale à Genève. Je cherche à savoir si quelqu'un a embarqué sous le nom de Baker.

– Vous ne voulez pas que je vous trouve le nom du chef cuistot du Titanic pendant que vous y êtes ?

– Ça veut dire que vous acceptez de me donner un coup de main ?

Dolorès avait déjà raccroché. Andrew verrouilla son ordinateur et descendit à la cafétéria.


*

Dolorès Salazar rappela Andrew trois heures plus tard, l'invitant à venir la voir à son bureau.

– Vous l'avez obtenue ?

– Je vous ai déjà déçu, Stilman ? dit-elle en lui tendant un dossier.

– Comment avez-vous fait en si peu de temps ?

– Les rapports du Bureau d'enquêtes accident sont publics, celui qui concerne votre avion a été publié au Journal officiel français du 8 mars 1968. Il était accessible depuis n'importe quel ordinateur. Vous auriez pu trouver ça tout seul si vous aviez encore les yeux en face des trous.

– Je ne sais comment vous remercier, Dolorès, répliqua Andrew en commençant à consulter la liste des noms.

– Ne vous fatiguez pas, j'ai épluché la liste, aucun Baker à bord.

– Alors je suis dans l'impasse, soupira Andrew.

– Si vous me disiez ce que vous cherchez vraiment au lieu de faire cette tête de cent pieds de long.

– À percer la véritable identité de quelqu'un.

– Je peux savoir pourquoi ?

Andrew continua de parcourir les pages du dossier.

– Question idiote..., râla Dolorès en fixant son écran. Vous perdez votre temps, quatre-vingt-huit pages sans la moindre zone d'ombre. Je l'ai lu dans le métro et relu en arrivant ici. Rien d'insolite. Si vous vous intéressez à la théorie du complot qui a plané autour de ce drame, j'ai potassé la question pour vous, mais elle me semble tout ce qu'il y a de plus fumeuse.

– Quelle théorie ?

– Parmi les passagers se trouvait un responsable du programme nucléaire indien. On a parlé de missile tiré depuis la montagne, de malédiction aussi, parce qu'un autre avion de cette compagnie avait connu un sort identique seize ans plus tôt, et au même endroit.

– Oui, j'ai lu ça. Je dois dire que la coïncidence des deux crashs est troublante.

– Les lois statistiques le sont parfois. Qu'un type gagne deux fois à la loterie et les paris seront truqués, il a pourtant la même chance qu'un autre à chaque tirage, non ? En ce qui concerne le vol Air India 101, tout ce qui a pu être avancé ne tient pas la route. La météo était mauvaise, si on avait voulu la peau de cet ingénieur, il y avait plus simple que d'aller abattre un avion en pleine tempête de neige.

– Il y avait d'autres passagers intéressants à bord ?

– Définissez-moi ce que vous appelez intéressant ?

– Je n'en ai pas la moindre idée.

– Aucun Américain. Des Indiens, des Anglais, un diplomate, des gens comme vous et moi qui ne sont jamais arrivés à destination. Bon, Stilman, vous me dites qui est ce Baker ou vous me laissez bosser pour vos collègues journalistes qui ont des travaux sérieux à me confier ? Votre ami Olson par exemple, il a besoin de mes services.

– Vous dites ça juste pour m'emmerder, Dolorès ?

– C'est possible.

– Suzie Baker.

– Elle était à bord ?

– Non, mais quelqu'un de sa famille devait s'y trouver.

– Elle est jolie, votre Suzie Baker ?

– Je ne sais pas, peut-être.

– Non, mais je rêve ! Monsieur joue le bon Samaritain, mais il ne sait pas. Si elle me ressemblait, vous auriez réveillé une collègue au petit matin ?

– Sans la moindre hésitation, et puis vous êtes bourrée de charme, Dolorès.

– Je suis moche, et je m'en fiche, j'ai d'autres atouts dans la vie. Mon boulot, par exemple. Je suis l'une des meilleures recherchistes du pays. Vous me m'avez pas tirée du lit à l'aube pour m'apporter des croissants, n'est-ce pas ? Les filles comme moi ne sont pas votre genre.

– Enfin Dolorès, arrêtez de dire n'importe quoi, vous êtes ravissante.

– Oui, comme un plat de spaghettis à la bolognaise. Vous savez pourquoi je vous aime bien, Stilman ? Parce que vous ne savez pas mentir et je trouve ça craquant. Maintenant, fichez-moi le camp, j'ai du travail. Ah, une dernière chose, vous me demandiez tout à l'heure comment vous pouviez me remercier ?

– Tout ce qui vous fera plaisir.

– Retournez aux réunions de Perry Street, vous en avez besoin, votre foie aussi.

– Vous y allez toujours ?

– Une fois par semaine. Je n'ai pas touché à une goutte d'alcool depuis trois mois.

– Ne me dites surtout pas que vous avez fait vœu de sobriété sur mon lit d'hôpital.

– Quelle drôle d'idée ! Je suis contente que vous vous en soyez tiré, Stilman, et encore plus d'avoir pu retravailler avec vous, même si ce fut court. Je suis impatiente que vous vous atteliez à un vrai sujet. Alors à samedi, Perry Street ?

Andrew emporta le dossier et referma la porte du bureau de Dolorès Salazar sans ajouter un mot.


*

Une heure plus tard, un employé de la cafétéria déposa un panier de viennoiseries sur le bureau de Dolorès. Il n'y avait aucun mot l'accompagnant, mais la recherchiste n'eut aucun doute sur sa provenance.


*

En fin de matinée Andrew reçut un message sur son téléphone portable.

« Je ne vous ai pas vu à la bibliothèque hier ni ce matin. Toujours en ville ? Si oui, midi et demi chez Frankie's, j'ai vos clés. »

Et Andrew répondit « 13 heures, chez Mary's », par pur esprit de contradiction.


*

Andrew accrocha son manteau à la patère. Suzie l'attendait au comptoir. Le serveur les guida jusqu'à leur table. Andrew y posa en évidence le dossier que Dolorès lui avait confié.

– Désolé de vous avoir fait attendre, dit-il en s'asseyant.

– Je viens d'arriver, vous venez souvent ici ?

– C'est ma cantine.

– Vous êtes un homme d'habitudes, c'est étrange pour un reporter.

– Quand je ne voyage pas, j'ai besoin de stabilité.

– J'en doute, mais c'est amusant. Ainsi, il y aurait donc deux Stilman, le rat des villes et le rat des champs ?

– Merci de la comparaison. Vous vouliez me voir pour me parler de mes habitudes alimentaires ?

– Je voulais vous voir pour le plaisir de votre compagnie, vous remercier de votre générosité et vous rendre vos clés. Mais rien ne nous oblige à déjeuner, vous m'avez l'air de bien mauvaise humeur.

– J'ai peu dormi.

– Raison de plus pour réintégrer votre appartement, dit-elle en lui en tendant la clé.

– Ma literie est si bonne que ça ?

– Je n'en sais rien, j'ai dormi par terre.

– Vous avez peur des acariens ?

– Je dors à même le sol depuis que je suis gosse, j'ai toujours eu horreur des lits. Ça rendait ma mère folle. Le divan du psy coûtait trop cher, elle a fini par fermer les yeux.

– Pourquoi cette phobie des lits ?

– Je me sens plus en sécurité en dormant au pied de ma fenêtre.

– Vous êtes une étrange personne, mademoiselle Baker. Et votre guide, il dormait aussi par terre à côté de vous ?

Suzie regarda Andrew et encaissa le coup sans rien dire.

– Avec Shamir, tout était différent, je n'avais plus peur, dit-elle en baissant les yeux.

– Qu'est-ce qui vous terrorise à l'idée de dormir au-dessus du sol ? Quoique, à bien y réfléchir, si je vous racontais mes cauchemars...