Suzie l'attendait sur un banc, le regard dans le vide.

– J'avais cru comprendre que vous vouliez que je vous fiche la paix ? dit Arnold Knopf en prenant place à côté d'elle.

– Vous croyez aux malédictions, Arnold ?

– Avec tout ce que j'ai pu voir dans ma carrière, j'ai déjà du mal à croire en Dieu.

– Moi, je crois aux deux. Et tout, autour de moi, semble maudit. Ma famille comme ceux qui s'en approchent.

– Vous avez pris des risques inconsidérés, vous en avez payé les conséquences. Ce qui me fascine, c'est que vous vous entêtiez. Qu'est-ce que c'est que ce regard ? Ne me dites pas que vous vous inquiétez pour votre journaliste ?

– J'ai besoin de lui, de sa détermination, de son savoir-faire, mais je ne veux pas le mettre en danger.

– Je vois. Vous espérez chasser seule, mais vous servir de lui pour qu'il débusque le gibier. Il y a trente ans, vous auriez trouvé votre place au sein de mon équipe, mais c'était il y a trente ans, ajouta Knopf en ricanant.

– Ce cynisme vous vieillit, Arnold.

– J'ai soixante-dix-sept ans et je suis sûr que si nous piquions un petit sprint jusqu'à la grille, j'arriverais le premier.

– Je vous aurais fait un croche-patte avant.

Knopf et Suzie se turent. Knopf inspira profondément et fixa l'orée du square.

– Comment vous dissuader ? Vous êtes si innocente, ma pauvre Suzie.

– J'ai perdu mon innocence l'année de mes onze ans. Le jour où l'épicier chez qui nous allions acheter nos friandises a appelé la police, pour deux barres de chocolat. On m'a emmenée au poste.

– Je m'en souviens très bien, je suis venu vous y chercher.

– Vous étiez arrivé trop tard, Arnold. J'avais dit au policier qui m'interrogeait ce qui s'était vraiment passé. L'épicier reluquait les jeunes filles du collège, il m'avait forcée à le toucher, il avait inventé ce vol lorsque je l'avais menacé de le dénoncer. L'inspecteur m'a giflée en me traitant de petite perverse et de sale menteuse. En rentrant, mon grand-père m'en a collé une autre. L'épicier Figerton était un homme irréprochable qui ne manquait jamais la messe du dimanche. Moi, je n'étais qu'une gamine effrontée, au comportement scandaleux. Grand-père m'a ramenée sur les lieux du crime, il m'a forcée à m'excuser, à avouer que j'avais tout inventé. Il a dédommagé Figerton et nous sommes partis. Je n'ai jamais pu oublier son sourire quand je suis remontée dans la voiture, joues en feu.

– Pourquoi ne m'avoir rien dit ?

– Vous m'auriez crue ?

Knopf ne répondit pas.

– Le soir, je me suis enfermée dans ma chambre, je ne voulais plus voir ni parler à personne, je ne voulais plus exister. Mathilde est rentrée deux jours plus tard. J'étais toujours cloîtrée. J'ai entendu des hurlements entre elle et mon grand-père. Il leur arrivait de se disputer souvent, mais comme cela, jamais. Plus tard dans la nuit, elle est venue s'asseoir au pied de mon lit. Pour m'apaiser, elle m'a parlé d'autres injustices et, pour la première fois, m'a révélé ce qui était arrivé à sa propre mère, ce que l'on avait fait subir à notre famille. Cette nuit-là, j'ai fait le serment de venger ma grand-mère. Je tiendrai cette promesse.

– Votre grand-mère est morte en 1966, vous ne l'avez même pas connue.

– Assassinée en 1966 !

– Elle avait trahi son pays, les temps étaient différents. La guerre froide était une guerre d'un autre genre, mais une vraie guerre.

– Elle était innocente.

– Vous n'en savez rien.

– Mathilde n'en a jamais douté.

– Votre mère était une ivrogne.

– Elle l'est devenue à cause d'eux.

– Votre mère était jeune à l'époque, elle avait toute la vie devant elle.

– Quelle vie ? Mathilde a tout perdu, jusqu'à son nom, le droit de poursuivre ses études, tout espoir de carrière. Elle avait dix-neuf ans quand ils ont descendu sa mère.

– Nous n'avons jamais su dans quelles circonstances...

– Elle a été abattue ? C'est le mot juste, Arnold, n'est-ce pas ?

Knopf sortit une boîte de pastilles à la menthe et en offrit une à Suzie.

– Et quand bien même vous l'innocenteriez aujourd'hui par je ne sais quel prodige, à quoi cela servirait ? reprit-il en mâchonnant sa pastille mentholée.

– À la réhabiliter, à me permettre de retrouver mon nom, à contraindre l'État à nous rendre ce qui nous a été confisqué.

– Baker, ça ne vous plaît plus ?

– Je suis née sous un nom d'emprunt, pour ne pas avoir à subir les humiliations endurées par Mathilde. Pour que les portes ne se referment pas sur moi, comme on les lui claquait au nez dès qu'elle déclinait son identité. Ne me dites pas que l'honneur ne compte pas plus que cela pour vous.

– Vous m'avez demandé de vous rejoindre ici dans quel but ? questionna Knopf.

– Acceptez d'être mon complice.

– La réponse est non, je ne ferai pas partie de vos petits projets. J'ai promis à votre grand-père...

– ... de veiller à ma sécurité, si vous ne me l'avez pas dit cent fois...

– Et je m'y tiendrai. Vous aider dans cette entreprise serait faire exactement l'inverse.

– Mais comme je ne changerai pas d'avis, ne pas m'aider me fera courir encore plus de risques.

– N'essayez pas de me manipuler, moi aussi. Vous n'avez aucune chance à ce petit jeu.

– Qu'avait-elle vraiment fait, pour qu'ils l'exécutent ?

– C'est drôle comme vous aimez que je vous répète certaines choses et d'autres pas. Elle s'apprêtait à vendre des secrets d'État. Elle a été interceptée avant de commettre l'irréparable. Elle a tenté de fuir, les choses ont mal tourné. Ce qu'elle faisait était extrêmement grave. Ceux qui ont agi n'avaient aucun autre moyen pour protéger les intérêts de notre pays et des personnes qu'elle allait dénoncer.

– Vous vous entendez parler, Arnold ? On se croirait dans un roman d'espionnage.

– C'était bien pire que ça.

– C'est grotesque, Lilly était brillante et cultivée, une femme avant-gardiste et humaniste qui n'aurait causé de mal à personne et encore moins trahi les siens.

– Qu'en savez-vous ?

– Mathilde ne se livrait pas seulement durant ses soirs d'ivresse. Dès que nous étions seules, elle me parlait de sa mère. Je n'ai jamais eu la chance que ma grand-mère me tienne sur ses genoux, mais je connais tout d'elle. Le parfum qu'elle portait, la façon dont elle s'habillait, ses lectures, ses coups de gueule, ses fameux éclats de rire.

– Oui, elle était en avance sur son temps, je vous le concède, et elle avait aussi son caractère.

– Elle vous appréciait, je crois.

– C'est un grand mot. Votre grand-mère n'aimait guère la compagnie des hommes qui gravitaient autour de son mari, ou plutôt de son pouvoir, leur complaisance et encore moins leurs flatteries. Elle appréciait ma discrétion. En réalité, j'affichais cette réserve devant elle parce qu'elle m'impressionnait beaucoup.

– Elle était belle, n'est-ce pas ?

– Vous lui ressemblez, et pas seulement physiquement, c'est bien ce qui m'inquiète d'ailleurs.

– Mathilde me disait que vous étiez l'un des rares à qui Lilly faisait confiance.

– Elle ne faisait confiance à personne et ça vous arracherait la bouche d'appeler votre mère « maman », comme tout le monde ?

– Mathilde n'a jamais été une mère « comme tout le monde », et puis c'est elle qui aimait que je l'appelle par son prénom. Qui a dénoncé Lilly ?

– Elle s'est grillée toute seule et votre grand-père n'a rien pu faire pour la sauver.

– Le pouvoir comptait plus que tout pour mon grand-père. Mais il aurait dû la protéger. C'était sa femme, la mère de sa fille, il en avait les moyens.

– Je vous interdis de porter de tels jugements, Suzie ! dit Knopf en s'emportant. Lilly était allée trop loin, là où personne ne pouvait plus rien pour elle. Si elle avait été arrêtée, sa trahison l'aurait conduite à la chaise électrique. Quant à votre grand-père, il fut la première victime de cette affaire. Il y a laissé sa carrière, sa fortune et son honneur. Son parti le destinait au poste de vice-président aux côtés de Johnson.

– Johnson ne s'est pas représenté. Carrière, fortune et honneur, quel triste ordre d'importance vous avez déterminé en disant cela. Vous étiez tous formatés, tous ceux qui travaillaient dans ces sinistres agences gouvernementales. Vous ne pensiez qu'à gagner vos guerres intestines et cueillir des étoiles à épingler sur vos plastrons.

– Petite sotte, ceux qui sont tombés pour que vous viviez dans un monde libre sont tous anonymes. Ces hommes de l'ombre servaient leur pays.

– Et combien de ces ombres formaient le contingent qui a tiré sur ma grand-mère ? Combien étaient-ils, ces vaillants serviteurs de la patrie, pour abattre une femme sans défense qui tentait de leur échapper ?

– J'en ai assez entendu, dit Knopf en se levant. Si votre grand-père vous a écoutée ce soir, il a dû se retourner dans sa tombe.

– Eh bien je l'aurai remis à l'endroit puisqu'il vous aura aussi entendu prendre la défense des assassins de sa femme !

Arnold Knopf s'éloigna dans l'allée. Suzie le rejoignit en courant.

– Aidez-moi à blanchir son nom, c'est tout ce que je vous demande.

Knopf se retourna vers Suzie et l'observa longuement.

– Une bonne leçon d'humilité vous ferait le plus grand bien. Et pour ça, il n'y a rien de mieux que d'être confronté à la réalité du terrain, murmura-t-il.

– Qu'est-ce que vous marmonnez ?

– Rien, je pensais à voix haute, dit Knopf en s'éloignant vers LaGuardia Place.

Les phares d'une voiture s'allumèrent, il s'installa à l'arrière et disparut pour de bon.


*

À 22 heures, Andrew s'apprêtait à quitter l'appartement de Simon.

— Tu veux vraiment rentrer chez toi ce soir ?

– C'est la cinquième fois que tu me poses la question, Simon.

– Je voulais juste m'en assurer.

– Je croyais que tu serais ravi que je libère le plancher, dit Andrew en refermant sa valise. Je passerai demain chercher le reste.

– Tu sais que si tu changes d'avis, tu peux revenir.

– Je ne changerai pas d'avis.

– Alors, je t'accompagne.

– Non, reste. Je t'appellerai en arrivant, c'est promis.

– Si je n'ai pas de tes nouvelles dans une demi-heure, je viens.

– Tout ira bien, je t'assure.

– Je sais que tout ira bien, et puis tu vas dormir dans des draps neufs !

– Exactement.

– Et tu m'as promis d'inviter à dîner celle qui te les a offerts !

– Aussi. À ce sujet, tu n'as jamais pensé à rappeler cette Kathy Steinbeck ?

– Quelle étrange idée, pourquoi me parles-tu d'elle ?

– Pour rien, ça m'est venu comme ça, mais songes-y.

Simon regarda son ami, perplexe.

Andrew empoigna son bagage et quitta l'appartement.

En arrivant au pied de son petit immeuble, il releva la tête vers ses fenêtres, les rideaux étaient tirés. Il inspira profondément avant d'entrer.

La cage d'escalier était plongée dans le noir jusqu'au troisième étage. Parvenu sur son palier, Andrew posa sa valise pour chercher ses clés.

La porte de son appartement s'ouvrit brusquement sur un homme qui le repoussa d'un violent coup porté à la poitrine. Andrew partit en arrière et heurta la rambarde. Le temps se figea alors que son corps basculait. Son assaillant le rattrapa par le col et le projeta à terre avant de se précipiter vers l'escalier. Andrew se rua sur lui et réussit à lui agripper l'épaule, mais l'agresseur se retourna en lui assenant un direct du droit. Il crut que son œil s'était enfoncé dans son crâne, il résista à la douleur et essaya de retenir son adversaire. Un uppercut aux côtes, suivi d'un autre au foie, le fit renoncer. Il se plia en deux et accepta l'issue du combat.

L'homme dévala les marches, la porte qui donnait sur la rue se referma en grinçant.

Andrew attendit de reprendre son souffle. Il se releva, récupéra sa valise et rentra chez lui.

– Bienvenue à la maison, grommela-t-il dans sa barbe.

L'appartement était sens dessus dessous, les tiroirs de son bureau ouverts et ses dossiers éparpillés sur le sol.

Andrew se rendit dans la cuisine, ouvrit le congélateur, mit des glaçons dans un torchon et se l'appliqua sur la paupière. Puis il alla constater l'étendue des dégâts dans le miroir de la salle de bains.


*

Il remettait de l'ordre depuis une heure lorsqu'on sonna. Andrew attrapa son veston et chercha son revolver dans la poche. Il le glissa dans son dos, sous la ceinture du pantalon et entrebâilla la porte.