– Qu'est-ce que tu fichais ? Je t'ai appelé dix fois, demanda Simon.
Puis il regarda Andrew.
– Tu t'es battu ?
– Je me suis fait dérouiller, plutôt.
Andrew fit entrer Simon.
– Tu as vu celui qui t'a fait ça ?
– Il avait ma taille, brun, je crois. Tout s'est passé très vite, la cage d'escalier était peu éclairée.
– Qu'est-ce qu'on t'a volé ?
– Qu'est-ce que tu veux qu'on vole ici ?
– Tu as vérifié si d'autres appartements avaient été cambriolés dans l'immeuble ?
– Je n'y ai pas pensé.
– Tu as appelé les flics ?
– Pas encore.
– Je vais voir si d'autres portes on été fracturées, dit Simon. Je reviens tout de suite.
Pendant que Simon inspectait les paliers, Andrew alla remettre son arme à sa place et ramassa en chemin le cadre photo tombé au pied de la cheminée.
– Tu as vu ce qui s'est passé, toi ? Que cherchait ce type ? murmura-t-il en regardant le visage souriant de son ex-femme.
Simon arriva dans son dos.
– Allez viens, on va chez moi, lui dit-il en lui ôtant la photographie des mains.
– Non, je finis de ranger et je me couche.
– Tu veux que je reste ?
– Ça va aller, répondit Andrew en reprenant le cadre.
Il le remit en place et raccompagna Simon à la porte.
– Je t'appelle demain, c'est promis.
– J'ai trouvé ça sur les marches, dit Simon en tendant à Andrew une enveloppe froissée, c'est peut-être tombé de la poche de ton cambrioleur. J'ai fait bien attention à la tenir du bout des doigts et dans le coin... pour ne pas fausser les empreintes.
Andrew leva les yeux au ciel, l'air consterné. Il attrapa l'enveloppe à pleine main et découvrit sous le rabat une photographie de Suzie et lui, au bas de l'immeuble, le soir où il lui avait confié ses clés. L'image était sombre, la prise de vue avait été réalisée sans flash.
– Qu'est-ce que c'est ? demanda Simon.
– Un prospectus, répliqua Andrew en rangeant l'enveloppe dans sa poche.
Après le départ de Simon, il s'installa à son bureau pour étudier le cliché de plus près. Celui qui avait pris cette photo les avait épiés depuis l'angle de Perry et de West 4th. Il retourna la photographie et vit au dos trois traits de marqueur noir. En l'approchant de la lampe, il essaya de deviner ce que l'on avait biffé, mais en vain.
L'envie d'alcool se fit plus pressante que jamais. Andrew ouvrit tous les placards de la cuisine. La femme de ménage avait bien fait son travail et il n'y trouva que de la vaisselle. Le caviste le plus proche se situait au coin de Christopher Street, mais à minuit passé, son rideau de fer serait baissé.
Il se sentait incapable de s'endormir sans avoir bu quelque chose. Il ouvrit machinalement le réfrigérateur et trouva une bouteille de vodka accompagnée d'un petit mot suspendu au goulot.
« Que votre première nuit soit belle. Merci pour tout. Suzie. »
Andrew ne raffolait pas de la vodka, mais c'était mieux que rien. Il s'en servit un grand verre et s'installa dans le canapé du salon.
*
Le lendemain matin, assis au pied d'une colonne, en haut des grands escaliers de la bibliothèque, un café à la main et un journal posé sur les genoux, Andrew levait la tête à intervalles réguliers pour observer les alentours.
Lorsqu'il vit Suzie Baker grimper les marches, il s'avança vers elle. Il la fit sursauter en la prenant par le bras.
– Désolé, je ne voulais pas vous faire peur.
– Qu'est-ce qui s'est passé ? lui demanda-t-elle en voyant les ecchymoses sur son visage.
– J'allais précisément vous poser la question.
Suzie fronça les sourcils alors qu'Andrew l'entraînait vers la rue.
– Il est interdit de parler en salle de lecture et nous avons des choses à nous dire. J'ai besoin d'avaler quelque chose, il y a un vendeur de hot-dogs là-bas, dit-il en désignant le carrefour.
– À cette heure-ci ?
– Pourquoi, ils sont moins bons à 9 heures du matin qu'à midi ?
– C'est une question de goût.
Andrew s'acheta un Jumbo nappé de condiments et en proposa un à Suzie qui se contenta d'un café.
– Une petite marche dans Central Park, ça vous dirait ? suggéra Andrew.
– J'ai du travail, mais je suppose que ça va attendre un peu.
Andrew et Suzie remontèrent la Cinquième Avenue. Un crachin d'hiver se mit à tomber. Suzie releva le col de son manteau.
– Ce n'est vraiment pas le temps idéal pour une promenade, dit-elle en arrivant aux abords du parc.
– Je vous aurais bien offert un petit déjeuner au Plaza, mais je n'ai plus faim. C'est drôle, ça fait des années que je vis à New York et je n'ai encore jamais emprunté l'une de ses calèches, dit Andrew en désignant les cochers affairés près de leurs chevaux de trait. Venez, nous serons à l'abri.
– De la pluie ? J'en doute.
– Des oreilles indiscrètes, répondit Andrew en traversant la 59e Rue.
Le cocher aida Suzie à prendre place sur la banquette et déploya dès qu'Andrew l'eut rejointe une grande couverture sur leurs genoux avant de grimper sur son siège.
Le fouet claqua et le cabriolet s'ébranla.
– Un hot-dog au petit déjeuner suivi d'une promenade digestive en landau, après tout pourquoi pas, lâcha Suzie.
– Vous croyez aux coïncidences, mademoiselle Baker ?
– Non.
– Moi non plus. Même si le nombre de larcins commis chaque jour dans Manhattan n'interdit en rien que nous soyons tous les deux victimes d'une effraction au cours de la même semaine.
– Vous avez été cambriolé ?
– Vous pensiez que je m'étais cogné sur ma table de nuit ?
– J'ai imaginé que vous vous étiez battu.
– Il m'arrive parfois de prendre un verre de trop le soir, mais je n'ai jamais été un pochetron.
– Ce n'est pas ce que j'ai suggéré.
– Je vous laisse commenter ces coïncidences, dit Andrew en lui tendant une enveloppe.
Suzie regarda la photographie qui se trouvait à l'intérieur.
– Qui vous a envoyé ça ?
– Le type qui m'a passé à tabac l'a perdue dans la bagarre.
– Je ne sais pas quoi vous dire, bredouilla-t-elle.
– Faites un petit effort.
Mais Suzie resta silencieuse.
– Bien, je vais vous aider, à deux c'est toujours plus facile. Le hasard fait que vous vous retrouvez assise en face de moi à la bibliothèque. Quatre cents tables dans la grande salle de lecture et c'est moi qui tire le gros lot. On vous prévient que vous venez d'être cambriolée, et le hasard encore fait que je me trouve à vos côtés à ce moment-là. Vous rentrez à votre domicile, n'appelez pas la police à cause de l'intendant et de votre situation précaire. À peine êtes-vous partie de chez moi, que je me fais cambrioler, comme vous. Comme nous ne sommes plus à un hasard près, les méthodes d'effraction sont similaires et nos appartements sont mis à sac sans que rien n'y soit volé. Sacrément joueur, ce hasard. Je continue ?
– C'est le hasard qui vous a demandé de m'aborder à la bibliothèque ? Lui encore qui vous a suggéré de me suivre jusqu'en bas de chez moi ? Toujours lui qui vous a demandé de fouiner dans mon passé, de m'inviter à déjeuner et de me prêter votre appartement ?
– Non, de tout cela, je suis seul responsable, répliqua Andrew, embarrassé.
– Alors, qu'est-ce que vous insinuez ?
– Pour tout vous dire, je n'en sais trop rien.
– Je ne vous ai rien demandé que je sache. Faites arrêter cette calèche qui pue le cheval mouillé, laissez-moi partir et fichez-moi la paix.
– J'aime bien l'odeur des chevaux, avant je les craignais, mais plus maintenant. J'ai payé pour un tour complet, et si d'ici là vous n'avez pas répondu à mes questions, on s'en offrira un second, j'ai tout mon temps.
– À la vitesse à laquelle on se traîne, je peux descendre en marche, vous savez.
– Vous avez vraiment un sale caractère !
– C'est de famille.
– D'accord, reprenons à zéro cette conversation mal engagée.
– La faute à qui ?
– J'ai un œil à moitié fermé, vous voulez que je vous présente mes excuses ?
– Ce n'est pas moi qui vous ai frappé, tout de même !
– Non, mais vous n'allez pas me dire que cette photo n'est pas sans rapport avec vous ?
Suzie Baker rendit la photographie à Andrew en souriant.
– Vous aviez meilleure mine !
– J'avais mieux dormi la veille, et sans compresse sur la figure.
– Ça fait mal ? interrogea Suzie en posant doucement la main sur l'arcade sourcilière d'Andrew.
– Quand vous appuyez, oui.
Andrew écarta la main de son visage.
– Dans quelle histoire êtes-vous allée vous fourrer, mademoiselle Baker ? Qui nous épie et nous cambriole ?
– Cela ne vous concerne pas, je suis désolée de ce qui vous est arrivé. Demain, je demanderai à changer de table à la bibliothèque. Gardez vos distances et vous serez tranquille. Maintenant, dites à ce cocher de me laisser descendre.
– Qui était l'homme sorti juste avant vous de l'épicerie, le soir où nous nous y sommes croisés ?
– Je ne sais pas de qui vous parlez.
– De lui, rétorqua Andrew en sortant de sa poche les clichés qu'il avait reçus de France.
Suzie les étudia attentivement et son expression s'assombrit.
– Pour qui travaillez-vous, monsieur Stilman ? questionna-t-elle.
– Pour le New York Times, mademoiselle Baker, bien qu'actuellement je m'accorde un congé maladie prolongé.
– Alors, tenez-vous-en à vos articles, lui dit-elle avant d'ordonner au cocher de faire stopper sa carriole.
Suzie sauta à terre et remonta l'allée principale à pied. Le cocher se retourna vers son passager, guettant ses instructions.
– Soyez gentil, lui dit Andrew, demandez-moi dans quel bourbier je vais encore aller m'empêtrer. J'ai besoin de me l'entendre dire.
– Je vous demande pardon, monsieur ? répondit le cocher qui ne comprenait rien à ce que son client lui disait.
– Pour vingt dollars de plus, vous feriez faire demi-tour à votre bourrin ?
– Pour trente, je peux même rattraper la jeune dame.
– Vingt-cinq !
– Affaire conclue !
Le cocher manœuvra et la calèche repartit à bon trot, elle ralentit en arrivant à la hauteur de Suzie.
– Montez ! dit Andrew.
– Laissez-moi, Stilman, je porte la poisse.
– Je ne risque rien, je suis né avec. Montez je vous dis, vous allez être trempée.
– Je le suis déjà.
– Alors raison de plus, venez vous abriter sous la couverture, vous allez attraper froid.
Suzie grelottait, elle se hissa sur le marchepied, prit place sur la banquette et se blottit sous le plaid.
– Après votre accident, vous avez été rapatriée dans un avion d'une compagnie un peu spéciale. On n'achète pas ce genre de billet à un comptoir d'aéroport, n'est-ce pas ?
– Puisque vous le dites.
– Qui est Arnold Knopf ?
– L'homme de confiance de ma famille ; je n'ai pas connu mon père, Knopf a été une sorte de parrain pour moi.
– Qui êtes-vous exactement, mademoiselle Baker ?
– La petite-fille de feu le sénateur Walker.
– Son nom devrait me dire quelque chose ?
– Il était l'un des plus proches conseillers du président Johnson.
– Lyndon Baines Johnson, qui a succédé à Kennedy ?
– En personne.
– Quel rapport entre ce grand-père sénateur et ce qui vous concerne ?
– C'est bizarre pour un reporter, vous ne lisez pas la presse ?
– L'élection de Johnson remonte à 1964. Je ne lisais pas le journal dans les burettes de mon père.
– Ma famille a fait l'objet d'un scandale national. Mon grand-père a dû renoncer à sa carrière.
– Maîtresse, détournement de fonds publics, ou les deux ?
– Sa femme fut accusée de haute trahison et assassinée alors qu'elle tentait de fuir.
– En effet, ce n'est pas banal. Quel rapport avec vous, vous n'étiez même pas née ?
– Ma grand-mère était innocente, je me suis juré d'en apporter la preuve.
– Pourquoi pas. Et quarante-six ans plus tard, cela nuirait toujours à certains ?
– Il semblerait que oui.
– Quel genre de trahison ?
– On prétend qu'elle s'apprêtait à vendre des secrets militaires aux Soviétiques et aux Chinois. Nous étions en pleine guerre du Vietnam, elle était l'épouse d'un haut conseiller du gouvernement, elle entendait beaucoup de choses se dire sous son toit.
– Votre grand-mère était communiste ?
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