– Je ne l'ai jamais cru. Elle était farouchement opposée à la guerre et militait contre les inégalités sociales. Elle avait aussi une certaine autorité sur son mari, mais cela n'a rien de criminel.
– Tout dépend aux yeux de qui, répondit Andrew. Vous pensez que c'était un coup monté à cause de l'influence qu'elle exerçait sur votre grand-père ?
– Mathilde en était convaincue.
– Mathilde ?
– Leur fille, ma mère.
– Mettons de côté les certitudes de votre mère, qu'est-ce que vous avez de concret ?
– Quelques papiers ayant appartenu à Lilly et le dernier message qu'elle a laissé avant de fuir. C'est un mot manuscrit auquel je n'ai jamais rien compris.
– Ce n'est pas ce que j'appellerai des preuves tangibles.
– Monsieur Stilman, je dois vous faire un aveu. Je vous ai menti sur une chose.
– Une seule ?
– Mon ascension du mont Blanc n'était en rien un pèlerinage, encore moins pour Shamir. Mathilde buvait beaucoup, je vous l'ai dit. Je ne peux compter le nombre de fois où j'allais la chercher dans ces bars où elle s'endormait au comptoir, quand ce n'était pas dans sa voiture au beau milieu d'un parking. Lorsqu'elle touchait le fond, c'est moi qu'elle appelait toujours à son secours. Dans ces moments-là, elle se mettait à me parler de ma grand-mère. La plupart du temps ses phrases étaient décousues et ses propos incompréhensibles. Une nuit où elle était plus saoule que d'habitude, elle a voulu prendre un bain dans le port de Boston. À 3 heures du matin, en plein mois de janvier, le 24 pour être précise. Une patrouille passait par là, un policier l'a repêchée in extremis.
– Elle était ivre ou elle tentait de mettre fin à ses jours ?
– Les deux.
– Pourquoi ce soir-là ?
– Justement, pourquoi ce soir-là ? Je lui ai posé la question, elle m'a répondu que c'était le quarantième anniversaire du dernier espoir.
– Ce qui voulait dire ?
– La seule preuve qui aurait pu innocenter sa mère se trouvait à bord d'un avion qui s'était écrasé sur le mont Blanc le 24 janvier 1966. Après la tentative de suicide de ma mère, j'ai commencé à faire des recherches.
– Vous êtes partie escalader le mont Blanc pour retrouver quarante-six ans après le crash d'un avion une preuve qui se trouvait à bord ? C'est un peu gros.
– J'ai étudié ce crash pendant des années et recueilli plus de documentation que quiconque à ce sujet. J'ai répertorié les mouvements du glacier mois par mois, inventorié chaque débris qu'il a recraché.
– Un avion qui percute une montagne, que voulez-vous qu'il en reste ?
– Le Kanchenjunga a laissé une traînée linéaire de huit cents mètres sur le flanc de la montagne. Il ne l'a pas frappé de plein fouet. En apercevant la cime, le pilote a dû cabrer son appareil. C'est la queue qui a touché en premier. Parmi les milliers de débris retrouvés au cours des quarante dernières années, aucun ne provenait du cockpit, aucun ! Au moment de l'impact, l'avant s'était forcément séparé du reste de la carlingue, et j'ai compris qu'il avait fini sa glissade au fond d'un gouffre, sous les rochers de la Tournette. Après des années de lectures de rapports, de témoignages, d'analyses et de photographies, j'étais quasi certaine d'en avoir localisé l'entrée. Ce que je n'avais pas prévu, c'était que nous y tomberions aussi.
– Admettons, dit Andrew incrédule. Vous l'avez retrouvé, le cockpit du Kanchenjunga ?
– Oui, nous l'avons trouvé, ainsi que la cabine des premières classes, presque intacte. Malheureusement, la preuve que je cherchais ne s'est pas révélée aussi parlante que je l'avais espéré.
– De quoi s'agit-il ?
– D'une lettre voyageant dans l'attaché-case du diplomate indien qui figurait sur votre liste.
– Vous lisez l'hindi ?
– Elle était écrite en anglais.
– Et vous pensez que c'est cette lettre que notre visiteur indélicat est venu chercher chez vous ? Il l'a trouvée ?
– Je l'ai planquée dans votre appartement.
– Je vous demande pardon ?
– J'ai préféré la mettre en lieu sûr. Elle est cachée derrière votre réfrigérateur, c'est vous qui m'avez donné l'idée. Je ne savais pas que j'étais suivie et encore moins que vous le seriez aussi.
– Mademoiselle Baker, je ne suis pas détective privé, mais reporter, et je ne suis pas au mieux de ma forme. Pour une fois, je vais écouter cette petite voix qui m'invite à m'occuper de mes affaires et à vous laisser à vos histoires de famille.
La calèche sortit de Central Park et se rangea le long de la 59e Rue. Andrew aida Suzie à en descendre et fit signe à un taxi.
– La lettre, dit-elle, en saluant Andrew, il faut que je la récupère.
– Je vous la restituerai demain à la bibliothèque.
– Alors à demain, dit Suzie en refermant la portière du taxi.
Andrew resta sur le trottoir, perdu dans ses pensées, et ses pensées tournaient en rond. Il regarda le taxi de Suzie s'éloigner et appela Dolorès Salazar.
8.
Andrew passa récupérer son courrier au journal. Freddy Olson était à quatre pattes sous son bureau, tortillant du postérieur.
– Tu te prends pour un caniche, Olson ? demanda Andrew en ouvrant une enveloppe.
– Tu n'aurais pas vu ma carte de presse, Stilman, au lieu de dire des conneries ?
– Je ne savais même pas que tu en avais une. Tu veux que j'aille t'acheter des croquettes ?
– Tu me fais chier, Stilman. Je la cherche partout depuis deux jours.
– Ça fait deux jours que tu es sous ton bureau ? Élargis le périmètre.
Andrew prit le reste de son courrier – deux prospectus et la lettre d'un illuminé se proposant de lui fournir des preuves que la fin du monde se produirait avant la fin du mois – et le glissa dans la fente du destructeur de documents.
– J'ai un scoop pour toi, Olson, si tu veux bien te relever.
Olson se redressa et se cogna la tête.
– C'est quoi ton scoop ?
– Un crétin vient de se cogner le crâne. Bonne journée, Olson.
Andrew se dirigea vers les ascenseurs en sifflotant. Olivia entra dans la cabine derrière lui.
– Qu'est-ce qui vous met de si bonne humeur, Stilman ? demanda-t-elle.
– Vous ne pourriez pas comprendre.
– Vous vous rendez aux archives ?
– Non. Je mourais d'envie de vérifier le numéro de série de la chaudière, c'est pour ça que je descends au sous-sol.
– Stilman, toute ma vie je me sentirai coupable de ce qui vous est arrivé, mais n'en abusez pas quand même. Sur quoi travaillez-vous ?
– Qui vous dit que je travaille, Olivia ?
– Vous avez l'air d'être à jeun, c'est plutôt bon signe. Écoutez-moi bien, Andrew. Soit vous passez me voir aujourd'hui pour me parler de votre enquête, soit je vous en confie une d'office avec une échéance à la clé.
– Une source fiable aurait des informations sur la fin du monde, dit Andrew d'un ton très sérieux.
La rédactrice en chef lança un regard incendiaire à son journaliste, puis ses traits se déridèrent et elle éclata de rire.
– Vous êtes...
– Irrécupérable, je sais Olivia. Donnez-moi huit jours et je vous expliquerai, c'est promis.
– À dans huit jours, Andrew.
Andrew la laissa sortir et attendit qu'elle s'éloigne pour filer vers le bureau de Dolorès.
– Alors ? dit-il en refermant la porte.
– Quelque chose me chiffonne au sujet de votre petite protégée, Stilman. Je ne trouve rien sur elle. Comme si quelqu'un s'était efforcé d'effacer chaque pas qu'elle fait. Cette femme n'a pas de passé.
– Je crois savoir qui aurait pu faire ça.
– Qui que ce soit, c'est quelqu'un qui a le bras long. Je n'ai rien vu de tel en vingt ans de recherches. J'ai même appelé Fort Kent, l'université dont vous m'aviez parlé. Impossible d'obtenir la moindre information sur Suzie Baker.
– Et sur le sénateur Walker ?
– Je vous ai préparé un dossier. Je ne connaissais pas cette affaire, mais quand on lit la presse de l'époque, on se rend compte qu'elle a fait un sacré bruit. Enfin, pendant quelques jours, et puis soudain, plus rien, pas le moindre entrefilet. Black-out absolu. Washington devait être sur les dents pour obtenir un tel silence.
– C'était une autre époque, Internet n'existait pas. Vous me le donnez ce dossier, Dolorès ?
– Il est devant vous, vous n'avez qu'à le prendre.
Andrew attrapa le dossier et commença à le parcourir.
– Merci, mon chien, souffla Dolorès.
– Si vous aviez vu Olson, vous ne me diriez pas ça. Merci, Dolorès.
Andrew quitta le journal.
De retour chez lui, il se rendit dans la cuisine et déplaça le réfrigérateur, se demandant comment Suzie avait réussi seule. Dès que l'écart fut assez large, il glissa la main derrière et trouva la pochette.
Elle contenait une lettre en assez mauvais état qu'il déplia avec précaution.
Cher Edward,
Ce qui devait être fait fut accompli et j'en ressens un profond chagrin pour vous. Tout danger est désormais écarté. La cause se trouve dans un lieu où personne ne pourra accéder. Sauf si parole n'était pas tenue. Je vous en adresserai les coordonnées précises par deux autres courriers séparés qui prendront le même transport.
J'imagine le profond désarroi dans lequel cette issue dramatique vous a plongé, mais si cela peut apaiser votre conscience, sachez qu'en pareilles circonstances je n'aurais pas agi différemment. La raison d'État prévaut et les hommes tels que nous n'ont d'autre choix que de servir leur patrie, dussent-ils lui sacrifier ce qu'ils ont de plus cher.
Nous ne nous reverrons pas et je le regrette. Jamais je n'oublierai nos escapades de 1956 à 1959 à Berlin et particulièrement ce 29 juillet où vous m'avez sauvé la vie. Nous sommes quittes.
Vous pourrez, en cas d'extrême urgence, m'écrire au 79, Juli 37 Gate, appartement 71, à Oslo. J'y resterai quelque temps.
Détruisez ce courrier après en avoir pris connaissance, je compte sur votre discrétion afin que rien ne subsiste de ce dernier échange.
Votre dévoué
Ashton
Andrew retourna dans le salon étudier le dossier que Dolorès avait assemblé pour lui.
Il y trouva des liasses de coupures de presse, toutes datées de la mi-janvier 1966.
« La femme du sénateur Walker soupçonnée de haute trahison », titrait le Washington Post.
« Scandale dans la maison Walker », écrivait en une le Los Angeles Times. « La femme traître », annonçait celle du Daily News. « Coupable ! » clamait le Denver Post. « L'espionne qui trompait son mari et son pays », surenchérissait le New York Post.
Plus de trente quotidiens à travers la nation publiaient la même une, à quelques variantes près. Tous relataient dans leurs colonnes l'histoire de Liliane Walker, épouse du sénateur démocrate Edward Walker et mère d'une fille de dix-neuf ans, accusée d'espionnage pour le compte du KGB. Selon le Chicago Tribune, les agents venus procéder à son arrestation avaient trouvé dans sa chambre des pièces à charge confondantes, sa culpabilité ne faisait aucun doute. L'épouse du sénateur notait les conversations qu'elle entendait dans le bureau de son mari et avait subtilisé la clé de son coffre-fort pour photographier des documents qu'elle s'apprêtait à revendre aux communistes. Le Dallas Morning News affirmait que sans l'intervention du FBI nombre d'installations militaires et de contingents de soldats engagés au Vietnam auraient été victimes de la haute trahison de Liliane Walker. Prévenue par des complices selon les uns, par un agent double, selon d'autres, elle avait pris la fuite, échappant in extremis à ceux qui venaient l'interpeller.
Chaque jour, les journaux faisaient leurs choux gras de cette trahison, autant que de ses conséquences. Le 18 janvier, le sénateur Walker démissionnait et annonçait son retrait définitif de la vie politique. Le 19 janvier, la presse nationale rapportait l'interpellation de Liliane alors qu'elle tentait de franchir la frontière au nord de la Suède pour atteindre l'URSS en passant par la Norvège. Mais à compter du 20 janvier, comme l'avait remarqué Dolorès, les journaux n'avaient plus publié une ligne sur l'affaire Walker.
Sauf une référence dans un article paru le 21 dans le cahier politique du New York Times, signé par un certain Ben Morton, qui avait conclu son papier en posant la question « À qui profite la chute du sénateur Walker ? ».
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