– En lui réservant le même sort qu'à sa grand-mère ?

– J'espère sincèrement le contraire. Tout dépendra des circonstances, nous verrons en temps utile. À ce sujet, qu'avez-vous fait du vrai Morton ?

– Vous m'aviez dit qu'il avait choisi de venir s'enterrer dans ce trou perdu, j'ai respecté ses dernières volontés à la lettre. Il dort sous ses rosiers. Que souhaitez-vous que je fasse maintenant ?

– Restez chez Morton jusqu'à nouvel ordre.

– Pas trop longtemps j'espère, ce n'est pas très réjouissant comme endroit.

– Je vous rappellerai d'ici quelques jours, en attendant, tâchez de ne pas vous faire voir des gens du coin.

– Aucun risque, ce cabanon est vraiment au bout du monde, soupira l'homme.

Mais Arnold Knopf avait déjà raccroché.

L'homme remonta à la mezzanine. Il entra dans la pièce d'eau, contempla son reflet dans le miroir et tira délicatement sur les extrémités de sa barbe et de sa chevelure blanche. Quand le postiche fut ôté, il parut vingt ans de moins.







9.

– Vous en savez beaucoup plus sur le passé de votre grand-mère que ce que vous avez voulu m'en dire, annonça Andrew en s'asseyant à côté de Suzie dans la salle de lecture de la bibliothèque.

– Si j'ai changé de place, ce n'était pas pour que vous veniez vous installer ici.

– Ça reste à prouver.

– Vous ne m'aviez rien demandé.

– Alors je vais le faire maintenant. Qu'est-ce que vous ne m'avez pas encore appris sur Liliane Walker ?

– En quoi cela vous concerne ?

– En rien. Je suis peut-être un soûlard à mes heures, j'ai un caractère de cochon, mais mon métier est le seul domaine dans lequel j'excelle. Vous voulez de mon aide, oui ou non ?

– Quelles sont vos conditions ?

– Je vous consacre quelques semaines ; à supposer que l'on réussisse à prouver l'innocence de votre grand-mère, et que ça représente un intérêt quelconque, je veux l'exclusivité du sujet et le droit de publier sans relecture de votre part.

Suzie emporta ses affaires et se leva sans dire un mot.

– Vous plaisantez, j'espère, protesta Andrew en la rejoignant. Vous n'allez pas prétendre négocier mes conditions ?

– Il est interdit de parler en salle de lecture, suivez-moi à la cafétéria et taisez-vous.

Suzie alla chercher une pâtisserie et rejoignit Andrew à la table où il s'était assis.

– Vous mangez autre chose que du sucré ?

– Vous buvez autre chose que de l'alcool ? répondit-elle du tac au tac. J'accepte vos conditions, à un détail près. Je ne vous demande pas le droit de corriger votre papier, mais de le lire avant qu'il paraisse.

– Bien, dit Andrew. Est-ce que votre grand-père vous a parlé de ses voyages à Berlin ?

– Mon grand-père m'adressait à peine la parole. Pourquoi me posez-vous cette question ?

– Parce qu'il n'y a probablement jamais mis les pieds. Ce qui nous amène à essayer de comprendre ce que signifie la phrase de cet Ashton. Vous êtes plutôt douée en cryptologie, alors au boulot.

– Je me suis efforcée de comprendre le sens de cette lettre depuis que j'en ai pris connaissance. Que croyez-vous que je fasse tous les jours ici ? J'ai tourné les mots en tous sens, soustrait et additionné les consonnes et les voyelles, j'ai même utilisé un logiciel, et pour l'instant je n'ai rien trouvé.

– Vous m'aviez parlé d'un message que votre grand-mère avait laissé, je peux le voir ?

Suzie ouvrit sa sacoche, et sortit un classeur. Elle libéra les attaches et tendit une page à Andrew où était écrit de la main de Liliane :

« WOODIN ROBERT WETMORE

TAYLOR FISHER STONE »

– Qui sont ces quatre hommes ? demanda Andrew.

– Trois hommes, William Woodin était secrétaire du Trésor sous Roosevelt. Je n'ai rien trouvé sur Robert Wetmore, il y en a tellement ! Si vous connaissiez seulement le nombre de toubibs qui s'appellent Robert Wetmore, c'est sidérant. Quant au tailleur de Fisher Stone...

– Où se trouve Fisher Stone ?

– Je n'en ai pas la moindre idée. J'ai vérifié toutes les petites villes côtières, à l'est et à l'ouest du pays, aucune ne porte ce nom-là. J'ai étendu mes recherches au Canada, sans meilleur résultat.

– Vous avez essayé en Norvège et en Finlande ?

– Pas plus concluant.

– Je vais demander à Dolorès de nous aider. Si un patelin porte ce nom, qu'il se situe dans la banlieue de Zanzibar ou sur la plus petite île du monde, elle le trouvera. Que contient votre classeur qui puisse nous indiquer quoi chercher ?

– À part ce message incompréhensible de ma grand-mère, des photos d'elle et une phrase qu'elle avait écrite à Mathilde, pas grand-chose.

– Quelle phrase ?

– « Ni la neige ni la pluie, pas plus que la chaleur ou l'obscurité de la nuit, n'empêcheront ces messagers d'accomplir la ronde qui leur a été confiée. »

– Votre grand-mère avait le goût du mystère ! râla Andrew.

– Mettez-vous à sa place.

– Parlez-moi de cet homme que j'ai vu sortir de l'épicerie.

– Je vous l'ai dit, Knopf était un ami de mon grand-père.

– Pas tout à fait du même âge, si je ne me trompe.

– Non, Knopf était plus jeune que lui.

– À part être très lié à votre grand-père, qu'est-ce qu'il faisait dans la vie ?

– Il a fait carrière à la CIA.

– C'est lui qui passe son temps à effacer toute trace de votre passé ?

– Il me protège depuis que je suis gosse. Il en avait fait la promesse à mon grand-père. C'est un homme de parole.

– Agent de la CIA et ami de votre famille, cette situation n'a pas dû être facile à gérer pour lui. Il avait le cul entre deux chaises.

– Mathilde pensait que c'était lui qui avait averti Liliane qu'elle allait être arrêtée. Knopf m'a toujours assuré du contraire. Pourtant, ce jour-là, ma grand-mère n'est pas rentrée à la maison. Maman ne l'a plus jamais revue.

Andrew sortit le dossier que Morton lui avait remis.

– Nous ne serons pas trop de deux pour en venir à bout.

– Qui vous a confié ça ? demanda Suzie en parcourant les coupures de presse.

– Un vieux collègue à la retraite qui avait en son temps émis quelques réserves sur l'affaire Walker. Laissez tomber les articles, ils disent tous à peu près la même chose. Et bien que ceux-ci soient des originaux, je doute qu'il en manque un dans la compilation que m'avait préparée Dolorès. Étudions plutôt les notes de Morton, elles sont d'époque, elles aussi, et écrites dans le feu de l'action.

Andrew et Suzie passèrent le reste de l'après-midi en salle de lecture. Ils se quittèrent en fin de journée sur les grandes marches de la bibliothèque. Andrew espérait que Dolorès serait encore au journal, mais quand il y arriva, la recherchiste était déjà partie.

Il regagna son bureau et profita de ce que l'étage était désert pour se remettre au travail. Il étala ses notes devant lui et s'efforça pendant un long moment de relier entre elles les pièces d'un puzzle dont la vision d'ensemble lui échappait encore.

Freddy Olson sortit des sanitaires et s'avança dans sa direction.

– Ne me regarde pas comme ça, Stilman, j'étais juste aux toilettes.

– Je te regarde le moins souvent possible, Olson, répondit Andrew les yeux braqués sur ses notes.

– Alors tu t'es vraiment remis au boulot ! Quel sera donc le sujet du prochain article du grand reporter Stilman ? demanda Olson en s'asseyant sur le coin du bureau d'Andrew.

– Tu ne te fatigues jamais ? rétorqua Andrew.

– Si je peux t'aider, je le ferais de bonne grâce.

– Retourne à ta place, Freddy, j'ai horreur qu'on lise par-dessus mon épaule.

– Tu t'intéresses à la poste centrale ? Je sais combien tu méprises mon travail, mais j'ai publié il y a deux ans un grand papier sur la poste Farley.

– De quoi tu parles ?

– De l'annexion de ses sous-sols pour les transformer en gare. Le projet avait été proposé par le sénateur de l'État au début des années 1990. Il aura mis vingt ans à voir le jour. La première phase des travaux a démarré il y a deux ans et devrait se terminer dans quatre. Les sous-sols de la poste Farley vont devenir une extension de Penn Station avec une connexion qui passera sous la Huitième Avenue.

– Merci pour ce cours d'urbanisme, Olson.

– Pourquoi tu te méfies toujours de moi, Stilman ? Toi qui te prends pour un plus grand journaliste que nous tous ici, tu ne vas pas me dire que tu as peur que je te pique ton sujet ? Surtout quand je l'ai déjà traité. Mais si tu voulais faire l'effort de descendre de ton piédestal, je te passerais mes notes, tu pourrais même les utiliser, je ne dirais rien, c'est promis.

– Mais qu'est-ce que j'en ai à foutre de ta poste centrale ?

– « Ni la neige ni la pluie, pas plus que la chaleur ou l'obscurité de la nuit, n'empêcheront ces messagers d'accomplir la ronde qui leur a été confiée. » Tu me prends pour un imbécile ? Cette phrase est gravée sur toute la longueur du frontispice de la poste, elle doit faire cent mètres de long. Tu l'as recopiée parce que tu la trouvais poétique ?

– Je l'ignorais, je te le jure, répondit Andrew.

– Lève la tête de temps en temps quand tu marches, Stilman, tu te rendras compte que tu habites à New York. Et le gratte-ciel pointu dont le sommet change de couleur s'appelle l'Empire State Building, au cas où tu te poses un jour la question.

Andrew, perplexe, réunit ses affaires et quitta le journal. Pourquoi Liliane Walker avait-elle recopié une phrase figurant sur le frontispice de la poste centrale, et qu'est-ce que cette citation pouvait indiquer ?


*

Le givre recouvrait les ronces et les bruyères des marais. La plaine était entièrement blanche et les étangs glacés. Le ciel hésitait entre craie et fusain selon l'humeur du vent qui tirait les nuages sur une lune presque pleine. À l'horizon, elle aperçut une lumière vacillante. Elle prit appui sur ses mains et se leva d'un bond, courant de toutes ses forces. Le cri d'un corbeau lui fit relever la tête. Il la fixait de ses yeux noirs, attendant patiemment son repas fait de la chair d'un mort.

– Pas encore, dit-elle, en reprenant sa course.

Sur sa gauche, des talus formaient un rempart, elle bifurqua pour tenter de les gagner. Derrière eux, elle serait hors de portée.

Elle accéléra, mais la nuit devint claire. Trois coups de feu claquèrent. Elle sentit une brûlure dans son dos, son souffle se coupa, ses jambes fléchirent et son corps bascula en avant.

Le contact de la neige sur sa bouche l'apaisa. Mourir n'était finalement pas si terrible que cela. C'était si bon de ne plus lutter.

Elle entendit la terre gelée craquer sous les pas des hommes qui se rapprochaient et elle souhaita mourir avant d'avoir vu leurs visages. Ne garder pour dernier souvenir que les yeux de Mathilde. Elle voulait juste trouver encore la force d'articuler un pardon à sa fille. Pardon d'avoir été égoïste au point de la priver de sa mère.

Comment se résigner à quitter son enfant, à ne plus jamais pouvoir le serrer contre soi, ne plus jamais sentir son souffle quand il vous murmure un secret à l'oreille, ne plus entendre ses éclats de rire qui vous arrachent à vos tracas d'adultes, à tout ce qui vous entraînait si loin de lui ? Mourir en soi n'est rien, ne plus voir les siens est bien pire que l'enfer.

Son cœur battait à toute vitesse, elle tenta de se relever, mais la terre s'ouvrit devant elle et elle vit le visage de Mathilde surgir de l'abîme dans un roulement de tambour.

Suzie était en sueur. Ce cauchemar, récurrent depuis l'enfance, la mettait toujours en colère à son réveil.

On tambourinait à la porte. Elle repoussa ses draps, traversa le salon et demanda qui était là.

– C'est Andrew Stilman, cria la voix qui provenait du palier.

Elle ouvrit.

– Vous faisiez votre gymnastique ? questionna-t-il en entrant.

Il détourna son regard de la poitrine qui apparaissait sous le tee-shirt humide. Pour la première fois depuis longtemps, il ressentait du désir.

– Quelle heure est-il ? répondit Suzie.

– Sept heures et demie. Je vous ai apporté un café et une brioche. Allez vous doucher et habillez-vous.

– Vous êtes tombé du lit, Stilman ?

– Moi non. Vous n'auriez pas un peignoir ou quelque chose de plus décent à vous mettre ?

Suzie lui prit le café des mains et mordit dans la brioche.

– Que me vaut le plaisir de ce petit déjeuner servi à domicile ?