– J'ai pris connaissance d'une information importante cette nuit grâce à l'un de mes collègues.

– Votre Dolorès, maintenant l'un de vos collègues, c'est toute la rédaction du New York Times qui s'intéresse au sort de ma grand-mère ? Si nous voulions être discrets, avec vous, ça va être compliqué.

– Olson n'est au courant de rien et épargnez-moi vos leçons. Vous allez vous habiller oui ou non ?

– Qu'avez-vous appris ? s'enquit Suzie en retournant vers sa chambre.

– Vous verrez sur place, rétorqua Andrew en la suivant.

– Si ça ne vous ne dérange pas, je vais aller prendre ma douche toute seule.

Andrew piqua un fard et se dirigea vers la fenêtre du salon.

Suzie réapparut dix minutes plus tard, vêtue d'un jean, d'un pull à grosses mailles et coiffée d'un bonnet assorti au pull-over.

– On y va ?

– Passez mon manteau, ordonna Andrew en lui tendant son caban. Et enfoncez-moi ce bonnet jusqu'aux yeux. Vous allez sortir seule. Remontez la rue. Sur le trottoir d'en face, vous verrez une allée un peu plus haut, empruntez-la, la grille est toujours ouverte. Vous déboucherez sur Leroy. Courez jusqu'à la Septième Avenue et sautez dans un taxi. Faites-vous déposer à l'entrée de Penn Station au croisement de la Huitième et de la 31e Rue. Je vous y retrouverai.

– Vous ne croyez pas qu'il est un peu tôt pour un jeu de pistes ? À quoi ça rime ?

– Il y a un taxi garé en bas de chez vous. Depuis que vous êtes allée vous doucher, il n'a pas bougé d'un mètre, dit Andrew en regardant par la fenêtre.

– Et alors, le chauffeur est allé prendre un café ?

– Vous connaissez un endroit où on sert du café dans le coin ? Le chauffeur est derrière son volant et ne cesse de reluquer les fenêtres de votre appartement, alors faites ce que je vous dis.

Suzie enfila le manteau. Andrew ajusta le bonnet sur son visage et l'observa.

– Ça devrait donner le change. Ne me regardez pas comme ça, ce n'est pas moi qu'on surveille.

– Et vous pensez qu'on me prendra pour vous, dans cet accoutrement ?

– Ce qui compte, c'est qu'on ne vous prenne pas pour vous.

Andrew retourna à son poste d'observation. Le taxi ne quitta pas son emplacement lorsque Suzie sortit de l'immeuble.

Andrew attendit quelques minutes et s'en alla.


*

Elle l'attendait sur le trottoir, devant le kiosque à journaux.

– Qui planquait en bas de chez moi ?

– J'ai relevé le numéro de la plaque, j'essaierai d'en savoir plus.

– Nous prenons le train ? interrogea Suzie en se retournant vers Penn Station.

– Non, répondit calmement Andrew. C'est de l'autre côté de la rue qu'il faut regarder.

Elle pivota sur elle-même.

– Vous avez du courrier à poster ?

– Cessez de faire la maline et lisez ce qui est écrit là-haut, dit Andrew.

Suzie écarquilla les yeux en découvrant le texte sur le frontispice de la poste Farley.

– Maintenant, j'aimerais comprendre pourquoi votre grand-mère s'était donné la peine de recopier cette phrase.

– Mathilde me parlait d'un coffre où Lilly aurait laissé des documents. Il devait s'agir d'une boîte postale.

– Si c'est ça, c'est une mauvaise nouvelle. Je doute qu'elle soit restée attribuée à sa locataire aussi longtemps, et puis comment la trouver ?

Ils traversèrent la rue et entrèrent dans le hall. Le bâtiment avait des proportions immenses. Andrew demanda à un guichetier où se trouvaient les boîtes postales. L'homme pointa du doigt un couloir sur leur droite.

Suzie ôta son bonnet, et Andrew fut troublé par sa nuque dénudée.

– Nous ne la trouverons jamais, il y en a plus de mille ici, soupira-t-elle en regardant le mur de boîtes aux lettres qui occupait toute la longueur du corridor.

– Votre grand-mère voulait que quelqu'un accède à cette boîte. Quelle que soit cette personne, il lui fallait comme à nous une indication supplémentaire.

Andrew appela le journal.

– J'ai besoin d'un coup de main, Olson.

– Passez-moi le vrai Andrew Stilman, riposta Freddy, vous l'imitez très bien, mais ce que je viens d'entendre lui arracherait la gueule.

– Je suis sérieux, rejoins-moi devant l'entrée principale de la poste Farley, Freddy.

– Ah, je comprends mieux. Qu'est-ce que j'y gagnerai, à te rendre service, Stilman ?

– Ma considération, et l'assurance que tu pourras compter sur moi le jour où tu en auras besoin.

– D'accord, répondit Olson après un temps de réflexion.


*

Andrew et Suzie attendaient Olson sur les marches. Il descendit d'un taxi et tendit le reçu à Andrew.

– Je n'avais pas envie de marcher, tu me dois dix dollars. Qu'est-ce que tu lui veux à la poste Farley ?

– Que tu me racontes tout ce que tu sais de cet endroit.

Olson ne quittait pas Suzie des yeux et l'insistance de son regard en devint presque gênante.

– Je suis une amie de l'ex-femme d'Andrew, lui dit Suzie qui avait cerné le personnage. Je termine mes études d'urbanisme. Je me suis fait prendre à recopier sur Internet tout un chapitre qui avait enrichi ma thèse. Mon professeur a accepté de fermer les yeux à condition que je le remplace par un autre sur l'importance de l'architecture 1900 dans le développement du paysage urbain new-yorkais. Ce prof est un vicelard de premier ordre. J'ai jusqu'à lundi, c'est irréalisable en si peu de temps, mais je n'ai pas le choix, je dois réussir. Cette poste compte parmi les constructions les plus représentatives de cette époque. Andrew m'a assurée que vous la connaissiez mieux que l'architecte qui l'a construite.

– Mieux que James Wetmore, vous me flattez mademoiselle, mais il est vrai que j'en connais un bout sur cet endroit. J'ai publié un excellent article à ce sujet, vous devriez commencer par le lire. Si vous me donnez votre adresse, je peux vous en apporter une copie dès ce soir...

– Quel nom avez-vous prononcé ?

– Celui de l'architecte qui a supervisé les travaux. Vous l'ignoriez ?

– Je l'avais oublié, répliqua Suzie, pensive. Et Fisher Stone, ça vous dit quelque chose ? Est-ce un endroit particulier dans cette poste ?

– Quel genre d'étudiante en urbanisme êtes-vous exactement ?

– Plutôt cancre, avoua Suzie.

– C'est ce qui me semblait. Suivez-moi, grommela Olson.

Il accompagna Suzie et Andrew vers un mur et les fit s'arrêter en face d'une plaque qui commémorait l'inauguration de la poste centrale et où l'on pouvait lire :

William H. WOODIN

Secrétaire du Trésor

Laurence W. ROBERT Jr

Secrétaire assistant

James A. WETMORE

Architecte superviseur

TAYLOR & FISHER

William F. STONE Jr

Architectes associés

1933

– Nous avons le numéro de la boîte postale, murmura Andrew à l'oreille de Suzie.

– Alors, par où voulez-vous la commencer, cette visite ? questionna Olson, fier de son effet.

– Vous êtes notre guide, répondit Suzie.

Et durant les deux heures qui suivirent, Olson se comporta en parfait conférencier. Ses connaissances finirent même par surprendre Andrew. À chaque pas, il s'immobilisait pour expliquer à Suzie l'origine d'une frise, lui apprendre quel sculpteur avait taillé un bas-relief, quels artisans avaient menuisé les plafonds à caissons, d'où provenaient les marbres dont étaient recouverts les sols. Suzie prit plaisir à découvrir l'histoire des lieux, allant jusqu'à interroger parfois Olson, ce qui avait pour conséquence immédiate d'exaspérer Andrew.

De retour devant les boîtes à lettres de la poste restante, Suzie et Andrew constatèrent qu'aucune ne portait le numéro 1933.

– Lorsque le système de tri automatisé du courrier fut implanté au début des années 1980, reprit Olson, toute la partie souterraine fut fermée au public.

– Il y avait d'autres boîtes postales dans les sous-sols ? demanda Suzie.

– Oui sûrement, mais ce fut sans conséquence, les gens les utilisaient de moins en moins, la plupart de celles que vous voyez ici ne sont plus que décoratives. Les étages aussi sont inaccessibles, mais j'ai gardé de bonnes relations avec l'un des responsables de la poste. Si vous souhaitez les visiter, je vous organiserai cela dans les prochains jours. Nous pourrions même déjeuner avant, ou dîner après ?

– C'est une très bonne idée, répondit Suzie.

Elle remercia Freddy Olson du temps qu'il leur avait consacré et annonça qu'elle rentrait chez elle compléter son mémoire avec ce qu'il lui avait appris.

Olson recopia son numéro de téléphone sur une feuille de son bloc-notes et l'assura de son entière disponibilité.

Suzie, après avoir rendu son manteau à Andrew, laissa les deux hommes seuls. Olson attendit qu'elle s'éloigne.

– Dis-moi Stilman, tu fais toujours le deuil de ton mariage, n'est-ce pas ? dit Freddy en lorgnant Suzie qui traversait la Huitième Avenue.

– En quoi cela te concerne ?

– C'est bien ce qui me semblait. Dans ce cas, tu ne verras pas d'inconvénient à ce que je propose à ton amie de dîner un soir ? Je peux me tromper, mais j'ai eu l'impression de ne pas lui déplaire.

– Si tu as eu l'impression de ne pas déplaire à quelqu'un, ne laisse surtout pas passer une telle occasion.

– Il faut toujours que tu aies un petit mot gentil à mon égard, Stilman.

– C'est une femme libre, fais ce que tu veux, Freddy.


*

En entrant chez Frankie's, Andrew trouva Suzie installée à sa table, au fond du restaurant.

– J'ai dit à la serveuse que je dînais avec vous.

– Je vois ça, répondit Andrew en s'asseyant.

– Vous avez réussi à vous débarrasser de votre collègue ?

– Pas grâce à vous, en tout cas.

– Que faisons-nous maintenant ?

– Nous dînons. Ensuite, nous irons faire une connerie en espérant ne pas la regretter plus tard.

– Quel genre de connerie ? demanda Suzie en adoptant une posture provocatrice.

Andrew leva les yeux au ciel et fouilla sa sacoche. Il en sortit une lampe torche et la posa sur la table. Suzie l'alluma et la dirigea vers le plafond.

– On joue à celui qui imite le mieux la statue de la Liberté ! s'exclama-t-elle avant de braquer le faisceau sur les yeux d'Andrew. Dites-moi tout ce que vous savez, monsieur Stilman ! ajouta-t-elle en prenant un air de flic coriace.

– Au cirque, j'aurais trouvé mon maître. Je suis content que ça vous amuse.

– Bon, qu'est-ce qu'on fait avec cette lampe ?

– On va chercher une boîte postale dans les sous-sols de la poste Farley.

– Sérieusement ?

– Silencieusement.

– J'adore cette idée !

– Tant mieux, moi, c'est tout le contraire.

Andrew déplia un plan devant Suzie.

– Dolorès l'a obtenu auprès des services de la mairie. Il faisait partie des pièces présentées en consultation publique. D'anciennes postes restantes ont été murées dans cette zone que vous voyez ici, ajouta-t-il, en pointant du doigt une ligne noire. Et j'ai déniché le moyen d'y accéder.

– Vous êtes passe-muraille ?

– Ces traits, plus fins sur le plan, ce sont des cloisons en plâtre. Mais puisque tout ça vous fait rigoler, je vais rentrer chez moi regarder la télévision, ce sera plus reposant et moins risqué que d'aller marauder dans les sous-sols de la poste.

Suzie posa sa main sur celle d'Andrew.

– Je voulais juste vous faire sourire. Je ne vous ai encore jamais vu sourire.

Andrew se força d'une grimace.

– On dirait Nicholson dans le rôle du Joker.

– Eh bien voilà, je suis le type qui ne sourit pas, marmonna Andrew en repliant le plan. Finissez vos pâtes, je vous expliquerai sur place, dit-il en retirant sa main.

Suzie demanda à la serveuse de lui resservir un verre de vin. Andrew lui fit signe de lui apporter l'addition.

– Comment avez-vous connu votre femme ?

– Nous nous sommes rencontrés au collège. Nous avons tous les deux grandi à Poughkeepsie.

– Vous étiez ensemble depuis l'adolescence ?

– Avec un interlude d'une vingtaine d'années. Nous nous sommes croisés à New York, à la sortie d'un bar. Valérie était devenue une femme, et quelle femme ! Mais ce soir-là, c'était la jeune fille de mon enfance que je revoyais. Les sentiments ne vieillissent pas toujours.

– Pourquoi vous êtes-vous séparés ?

– La première fois, c'est elle qui est partie. Nous avions chacun nos rêves de gosse, elle n'avait pas le temps de m'attendre. L'adolescence est impatiente.