– Et la seconde fois ?

– Je n'ai jamais su mentir.

– Vous l'aviez trompée ?

– Même pas.

– Vous êtes un drôle de type, Stilman.

– Qui ne sait pas sourire.

– Vous l'aimez toujours ?

– Qu'est-ce que ça change ?

– Elle est en vie, ça change beaucoup de choses.

– Shamir vous aimait et vous l'aimiez. D'une certaine façon, vous êtes toujours ensemble. Moi, je suis seul.

Suzie se pencha sur la table et embrassa Andrew. Ce fut un baiser volé, mêlé de tristesse et de peur, un baiser d'abandon, pour l'un comme pour l'autre.

– On va le faire, ce casse ? dit-elle en lui caressant la joue.

Andrew prit la main de Suzie et arrêta son regard sur les doigts aux phalanges absentes. Il l'embrassa au creux de la paume.

– Oui, allons faire ce casse, dit-il en se levant.

Les rues du West Village firent place à celles de Chelsea, d'Hell's Kitchen et leur taxi bifurqua vers l'est. Andrew se retourna plusieurs fois pour regarder par la lunette arrière.

– Ne soyez pas paranoïaque, soupira Suzie.

– Le taxi en bas de chez vous était une voiture banalisée de la police.

– Son chauffeur est passé aux aveux ? répondit-elle d'un ton moqueur.

– Olson n'est pas le seul qui ait des relations. Lui avec un postier, moi avec un ancien inspecteur de notre commissariat de quartier. Je lui ai téléphoné cet après-midi, l'immatriculation de ce taxi correspond à une voiture de flic.

– Un criminel rode près de chez moi, cela pourrait expliquer nos deux cambriolages.

– J'aimerais que ce soit le cas. L'inspecteur Pilguez n'est pas du genre à me laisser sans réponse, mais cette fois... Je lui avais demandé d'essayer de savoir qui la police espionnait. Ses anciens collègues l'ont assuré qu'il n'y avait personne en planque sur Hudson Street aujourd'hui.

– Je ne comprends pas, c'était une voiture de flic ou pas ?

– C'était un véhicule deux fois banalisé. Il n'y a qu'une agence gouvernementale pour faire ce genre de chose, vous comprenez mieux maintenant ?


*

Andrew guida Suzie à travers Penn Station. Un grand escalator les conduisit vers les quais situés au sous-sol. À cette heure tardive, la gare était presque déserte. Le couloir dans lequel ils s'étaient aventurés s'assombrissait de plus en plus. Après avoir passé un coude, ils aboutirent devant une palissade sur laquelle étaient apposés des permis de construire.

– C'est là que commence le chantier, annonça Andrew en sortant une visseuse de sa sacoche.

Il s'occupa des deux charnières d'une porte en bois qu'il réussit à ouvrir sans grande difficulté.

– Vous vous y connaissez plutôt bien, lâcha Suzie.

– Mon père était bricoleur.

S'ouvrait devant eux un passage souterrain faiblement éclairé par quelques ampoules pendant à un câble accroché à la voûte. Andrew alluma sa lampe torche et invita Suzie à le suivre.

– Nous sommes sous la Huitième Avenue ? demanda-t-elle.

– Oui, et si mon plan est juste, ce tunnel nous mènera dans les sous-sols de la poste Farley.

La pièce dans laquelle ils débouchèrent était plongée dans une obscurité totale. Andrew tendit sa lampe de poche à Suzie et la pria d'en diriger le faisceau sur le croquis qu'il tenait d'une main.

– À droite, dit-il en avançant.

Leurs pas résonnaient. Andrew fit signe à Suzie de s'arrêter et de rester silencieuse. Il éteignit la lampe et attendit quelques instants.

– Qu'est-ce qu'il y a ? chuchota-t-elle.

– Nous ne sommes pas seuls.

– Ce sont les rats, répondit-elle. Cet endroit doit en être truffé.

– Les rats ne portent pas de chaussures, rétorqua Andrew, j'ai entendu des bruits de pas.

– Alors, fichons le camp.

– Je vous croyais plus téméraire. Suivez-moi, après tout, c'était peut-être des rats, je n'entends plus rien.

Andrew ralluma la lampe.

Ils arrivèrent dans une ancienne salle de tri. De vieux bureaux en bois surplombés de casiers métalliques où les postiers répartissaient jadis le courrier apparurent sous une couche de poussière. Ils traversèrent ensuite le réfectoire d'une vieille cantine, un vestiaire et une enfilade de bureaux en piteux état. Andrew avait l'impression de visiter une épave.

Il consulta de nouveau son plan et revint sur ses pas.

– Nous aurions dû trouver un escalier en colimaçon, quelque part sur notre gauche. Les anciennes boîtes postales sont juste au-dessus de nous, mais je ne sais pas comment les atteindre.

Andrew repéra un empilement de caisses. Il tendit la lampe à Suzie et les déplaça, découvrant derrière elles la rambarde corrodée d'un escalier bringuebalant qui disparaissait dans la trémie du plafond.

– Voilà notre passage, dit Andrew en s'époussetant.

Il grimpa le premier, s'assurant qu'aucune marche ne céderait quand Suzie le suivrait, mais elle était alpiniste, songea-t-il, et un vieil escalier ne devait pas lui faire peur.

Suzie le rejoignit sur la mezzanine. Andrew balaya les lieux de sa lampe, éclairant une enfilade de boîtes postales enchâssées dans un mur. Leurs serrures étaient serties d'une étoile en étain. Leurs numéros, peints à la feuille d'or, apparaissaient sur un fond cérulé.

Suzie s'approcha de la boîte 1933. Andrew reprit sa visseuse en main et perça le canon de la serrure.

– À vous l'honneur, dit-il après avoir ouvert la boîte à lettres.

Suzie en retira une enveloppe qu'elle décacheta fébrilement et lut l'unique mot inscrit sur le bristol qu'elle renfermait : « Snegourotchka ».

Andrew posa son index sur les lèvres de Suzie et éteignit de nouveau sa lampe.

Cette fois, il était certain d'avoir entendu un craquement, puis un souffle trop prononcé pour être celui d'un rongeur. Il attendit un instant, tentant de se remémorer le plan des lieux qu'il avait étudié à maintes reprises. Il prit la main de Suzie et longea le mur des boîtes postales jusqu'à l'extrémité de la mezzanine.

Suzie buta sur un objet et poussa un cri. Andrew ralluma la lampe, et éclaira des marches qui grimpaient vers l'étage supérieur.

– Par ici, dit-il en accélérant.

Il distingua clairement dans l'écho de leurs pas ceux de deux hommes qui les suivaient.

Andrew serra la main de Suzie et se mit à courir. Une porte leur barrait la route. Andrew la fit chanceler d'un coup de pied. Au second essai, la serrure céda. Il la referma sur leur passage et y adossa un caisson métallique.

Ils avaient abouti dans une salle jonchée de détritus où régnait une odeur pestilentielle, mélange d'urine et d'excréments. Des squatters avaient dû faire leur nid de cet endroit. Et s'ils étaient arrivés jusque-là, c'est qu'il devait exister un accès quelque part. Andrew promena le faisceau de sa lampe et aperçut une ouverture dans le plafond. Il tira la carcasse d'un bureau et demanda à Suzie d'y grimper. Il la vit disparaître par la trappe avec une agilité qu'il trouva remarquable. Son visage réapparut, elle lui tendit la main. Se hissant à son tour, Andrew entendit céder la porte sous les assauts de ceux qui avaient réussi à repousser le caisson.

Suzie désigna une lucarne dont les barreaux en fer avaient disparu. C'était probablement par là que les squatters s'étaient faufilés dans le bâtiment. Ils rampèrent jusqu'à la lucarne, s'y glissèrent à tour de rôle et sautèrent dans la douve sèche qui environnait la poste Farley le long de la 31e Rue.

Renouer avec l'air frais leur fit un bien fou. Andrew estima qu'ils avaient deux minutes d'avance au plus sur leurs poursuivants. Dans ce fossé en contrebas de la rue, et en pleine nuit, tout pouvait encore leur arriver.

– Venez, il faut sortir d'ici, ordonna-t-il à Suzie.


*

Une fois la rue atteinte, ils traversèrent la Huitième Avenue en courant et s'arrêtèrent au beau milieu de la chaussée pour grimper dans un taxi. Andrew demanda au chauffeur de rouler vers Harlem. La 80e Rue passée, il lui annonça qu'il avait changé d'avis et le pria de redescendre vers Greenwich Village.

Et tandis que le taxi filait sur le West Side Highway, Andrew ne décolérait pas.

– Avez-vous parlé à quelqu'un de notre escapade de ce soir ? dit-il, la mâchoire serrée.

– Bien sûr que non, vous me prenez pour qui ?

– Alors comment expliquez-vous ce qui vient de se passer ?

– Qui vous dit que ce n'était pas simplement les squatters ?

– Personne ne s'était introduit depuis des années dans la pièce où j'ai entendu les premiers bruits.

– Qu'en savez-vous ?

– La poussière au sol était vierge comme neige. Ceux qui étaient à nos trousses nous suivaient depuis Penn Station. Et je peux vous garantir que ni vous ni moi n'étions filés en partant de chez vous.

– Je vous jure que je n'ai parlé à personne ! s'emporta Suzie.

– Je vous crois, répliqua Andrew. À partir de maintenant, nous allons devoir être beaucoup plus vigilants.

Suzie remit à Andrew le mot qu'elle avait trouvé dans la boîte postale.

– Vous avez une idée de ce que ça signifie ? dit-il en le découvrant.

– Pas la moindre.

– On dirait du russe, dit Andrew. Ça ne plaide pas en faveur de votre grand-mère.

Suzie ne répondit pas.

De retour chez Andrew, Suzie, frigorifiée, leur prépara un thé.

– La Demoiselle des neiges ! cria soudain Andrew depuis le salon.

Suzie déposa le plateau sur le bureau et se pencha sur l'écran d'ordinateur.

– Snegourotchka, est un opéra composé par Rimski-Korsakov en 1881, à partir d'une pièce de théâtre écrite par un certain Aleksandr Ostrovski, annonça-t-il.

– Liliane n'aimait que le jazz.

– Si votre grand-mère s'est donné la peine d'aller cacher le nom de cet opéra dans un bureau de poste, c'est qu'il doit avoir une signification importante.

– Quel en est le sujet ?

– L'opposition éternelle des forces de la nature, répondit Andrew. Je vous laisse lire, mes yeux fatiguent, dit-il en se levant. Ses mains commençaient à trembler, il les cacha dans son dos et alla s'allonger sur le canapé.

Suzie s'installa à sa place et poursuivit la lecture à voix haute.

– C'est une histoire où se croisent êtres de chair et personnages mythologiques, reprit-elle. La Demoiselle des neiges rêve de vivre parmi les humains. Sa mère, la Beauté du printemps, et son grand-père, la Glace, acceptent qu'elle soit adoptée par un couple de paysans. Au deuxième acte, une femme prénommée Kupova annonce son mariage avec un certain Mizghir. Mais à quelques jours de leur union, Mizghir aperçoit dans le bois la Demoiselle des neiges et tombe follement amoureux d'elle, la suppliant de l'aimer en retour.

– Ça me rappelle quelqu'un, soupira Andrew.

– La Demoiselle des neiges ignore tout de ce qu'est l'amour et refuse. Les villageois demandent réparation au tsar de l'affront qu'a subi la promise. Le tsar décide de bannir Mizghir. Mais voyant apparaître à son tour la Demoiselle des neiges, le tsar subjugué par sa beauté suspend sa décision et lui demande si elle aime Mizghir. Celle-ci lui répond qu'elle a un cœur de glace et qu'elle ne peut aimer personne. Le tsar déclare alors que celui qui réussira à conquérir son cœur l'épousera et sera honoré. Au cours des deux actes suivants, la Demoiselle des neiges finit par découvrir la vertu des sentiments et tombe amoureuse de Mizghir. Sa mère l'avait mise en garde de ne jamais s'exposer aux rayons du soleil, mais Mizghir vit dans la lumière. La Demoiselle des neiges sort des bois pour le rejoindre et, au grand désarroi de l'assemblée présente et de l'infortuné aimant, elle fond et disparaît.

– Je me sens assez proche de ce Mizghir, je compatis à sa douleur, grommela Andrew.

– Vous ne savez pas si bien dire, Mizghir, inconsolable, se noie dans un lac.

– Chacun son truc, moi, j'ai choisi le Fernet-Coca. Et comment s'achève cette tragédie russe ?

– Le tsar annonce à son peuple que la disparition de la Demoiselle des neiges aura pour conséquence la fin du long hiver qui règne sur la Russie.

– Superbe ! Nous voilà vraiment avancés ! pesta Andrew.

– Pourquoi ma grand-mère a-t-elle laissé ce mot russe dans cette boîte postale ?

– Je comptais vous le demander !

Andrew offrit sa chambre à Suzie, il dormirait dans le canapé, il en avait l'habitude. Suzie prit une couverture, éteignit la lumière et s'étendit sur le tapis à côté de lui.

– Qu'est-ce que vous faites ?

– Je vous ai dit que je n'aimais pas les lits, et j'ai l'impression que, même avec des draps neufs, vous n'avez pas envie de dormir dans le vôtre, alors pourquoi faire chambre à part ?