– Seulement ce qui aurait pu vous faire du mal.
– Qu'est-ce qui me ferait du mal, Knopf ?
– De perdre vos illusions. Elles ont bercé votre enfance, mais comment vous le reprocher, vous étiez si seule.
– Vous essayez de me dire quelque chose ?
– Liliane était votre héroïne, vous réécriviez son histoire au gré des divagations de votre mère, mais je suis désolé, Suzie, elle n'était pas la femme que vous croyez.
– Si vous m'affranchissiez, Knopf, maintenant que je suis une grande fille.
– Liliane trompait votre grand-père, lâcha-t-il.
– Il le savait ?
– Bien sûr qu'il le savait, mais il fermait les yeux. Il l'aimait beaucoup trop pour risquer de la perdre.
– Je ne vous crois pas.
– Rien ne vous y oblige. De toute façon, vous découvrirez bientôt la vérité par vous-même, puisque je suppose que vous êtes déjà en route vers le lac.
À son tour, Suzie retint son souffle.
– Lorsque vous arriverez à Schroon, présentez-vous au propriétaire de l'épicerie du village, il n'y en a qu'une. La suite vous appartient, mais si je peux réitérer un conseil qui vient du fond du cœur, faites demi-tour.
– Pourquoi le ferais-je ?
– Parce que vous êtes plus fragile que vous ne voulez l'admettre, et que vous vous accrochez à des illusions.
– Qui était son amant ? questionna Suzie en serrant les dents.
Knopf raccrocha sans lui répondre.
Accoudé au distributeur de cigarettes, Andrew attendit patiemment que Suzie ait remis son téléphone dans sa poche pour s'avancer vers elle.
*
Knopf reposa le combiné du téléphone sur son socle et croisa ses bras derrière sa nuque.
– Quand pourra-t-on dormir toute une nuit sans être dérangés ? s'enquit son compagnon.
– Dors, Stan, il est tard.
– Et te laisser tout seul à ton insomnie ? Si tu voyais ta tête. Qu'est-ce qui te tracasse à ce point ?
– Rien, je suis fatigué.
– C'était elle ?
– Oui.
– Tu t'en veux ?
– Je ne sais plus, parfois oui, parfois non.
– Qu'est-ce que tu ne sais plus ? demanda Stan en prenant la main de Knopf.
– Où se trouve la vérité.
– Cette famille mine ton existence depuis que je te connais, et nous fêterons bientôt nos quarante ans de vie commune. Quel que soit le dénouement, si cela pouvait cesser, j'en ressentirais un véritable soulagement.
– C'est la promesse que j'ai faite qui nous a pourri la vie.
– Cette promesse, tu l'as faite parce que tu étais jeune et amoureux d'un sénateur. Aussi parce que nous n'avons jamais eu d'enfant et que tu as choisi d'endosser un rôle qui n'est pas le tien. Combien de fois t'ai-je mis en garde ? Tu ne peux pas continuer à mener ce double jeu. Tu finiras par y laisser ta peau.
– À mon âge, qu'est-ce que ça peut bien faire ? Et ne raconte pas d'idiotie, j'admirais Walker, il était mon mentor.
– Il était bien plus que cela pour toi. On éteint ? dit Stanley.
*
– Je n'ai pas été trop long, j'espère, demanda Andrew en se rasseyant.
– Non, je regardais la neige tomber, c'est comme les feux de bois, on ne s'en lasse jamais.
La serveuse revint remplir leurs tasses de café. Andrew observa le badge épinglé à sa blouse sur lequel était écrit son prénom.
– Dites-moi, Anita, il est bien, le motel en face ?
Anita avait la soixantaine passée, elle portait des faux cils, longs comme ceux d'une poupée de cire, sa bouche était outrageusement dessinée d'un trait épais de rouge à lèvres, et le fard sur ses joues ne faisait qu'accentuer les rides d'une vie d'ennui à servir une cuisine quelconque dans un restaurant de bord de route du nord de l'État.
– Vous arrivez de New York ? interrogea-t-elle en mâchant son chewing-gum. J'y suis allée une fois. Times Square et Broadway, c'est drôlement chouette, je m'en souviens encore. On a marché des heures, j'avais le torticolis à force de regarder les gratte-ciel. Quel malheur pour les tours, dire que je les ai visitées, ça me fait mal au cœur chaque fois que j'y pense. Faut être tordu quand même pour nous avoir fait ça.
– Oui, faut être tordu, répondit Andrew.
– Quand ils ont buté ce salopard, on a tous pleuré de joie ici. J'imagine qu'à Manhattan vous avez dû faire une sacrée bringue pour fêter l'événement.
– J'imagine, soupira Andrew, je n'y étais pas à ce moment-là.
– Dommage d'avoir raté ça. On s'est promis avec mon mari d'y retourner pour mes soixante-dix ans. Ce n'est pas demain que je sortirai les valises, heureusement.
– Et ce motel, Anita, il est comment ?
– Il est propre, mon chou, c'est déjà pas mal. Pour un voyage de noces avec une aussi jolie fille, ce n'est pas Copacabana, ajouta la serveuse d'une voix aussi pointue que ses talons. Il y a bien un Holiday Inn un peu plus chic à vingt miles, mais par ce temps, j'éviterais de reprendre la route. De toute façon, quand on s'aime, un bon oreiller suffit. Je vous ressers quelque chose ? La cuisine va bientôt fermer.
Andrew lui tendit un billet de vingt dollars, la remerciant de sa délicatesse, compliment qu'elle prit au premier degré, et lui fit signe de garder la monnaie.
– Dites au taulier que vous venez de ma part, il vous fera un petit prix, et réclamez une chambre sur l'arrière, sinon vous serez réveillés par les camions qui se garent ici le matin, et je peux vous dire qu'il en passe.
Andrew et Suzie traversèrent la rue. Andrew demanda deux chambres au propriétaire du motel, mais Suzie le contredit, une seule suffirait.
Un grand lit, une moquette usée, un fauteuil qui l'était encore plus, une desserte des années 1970 et un téléviseur de la même époque, voilà ce qui composait le mobilier de cette chambre, au premier étage d'un bâtiment terne.
La salle de bains n'était guère plus engageante, mais l'eau chaude y coulait abondamment.
Andrew prit une couverture dans le placard, un oreiller sur le lit, et prépara un couchage près de la fenêtre. Puis, il se glissa sous les draps et laissa la lampe de chevet allumée pendant que Suzie se douchait. Elle ressortit, une serviette autour de la taille, seins nus, et vint se blottir à côté de lui.
– Ne faites pas ça, dit-il.
– Je n'ai encore rien fait.
– Je n'ai pas vu de femme nue depuis longtemps.
– Et ça vous fait de l'effet ? chuchota-t-elle en glissant sa main sous les draps.
Sa main allait et venait lentement, serrant la verge d'Andrew, dont la gorge était trop nouée pour qu'il prononce un mot. Elle continua, jusqu'à ce que la jouissance arrive. Il voulut lui offrir du plaisir à son tour et se retourna pour embrasser ses seins, mais elle le repoussa délicatement et éteignit la lumière.
– Je ne peux pas, murmura-t-elle, pas encore.
Puis, elle se serra contre lui et ferma les yeux.
Andrew les garda grands ouverts, le regard rivé au plafond en retenant son souffle. Son bas-ventre collait aux draps, lui procurant une sensation désagréable. Celle d'une faute commise, d'un péché véniel auquel il n'avait su résister et qui, l'excitation retombée, lui donnait maintenant l'impression d'être sale.
La respiration de Suzie s'apaisa. Andrew se leva et se dirigea vers le bar d'appoint situé sous le poste de télévision. Il l'ouvrit, contempla avec envie les fioles d'alcool qui luisaient dans la lumière et le referma.
Il se rendit dans la salle de bains et s'appuya contre la fenêtre. La tempête de neige balayait les champs qui s'étendaient au-delà d'une ligne d'horizon qu'on ne devinait plus. Une éolienne rouillée virevoltait en gémissant sur son axe, la toiture d'une grange claquait sous les assauts du vent, un triste épouvantail aux airs de danseur décharné semblait vouloir parfaire une arabesque improbable. New York était bien loin, pensa Andrew, mais l'Amérique de son enfance était là, intacte en ces lieux désolés, et il eut envie de revoir, ne serait-ce qu'un instant, le visage rassurant de son père.
Quand il retourna dans la chambre, Suzie avait quitté le lit et poursuivait sa nuit sur le sol.
*
La salle du Dixie Lee ne ressemblait plus du tout à celle où ils avaient dîné. Une cacophonie de voix accueillait le matin. Les box et tabourets, qui la veille étaient vides, étaient tous occupés. Anita courait d'une table à l'autre, portant jusque sur ses avant-bras des superpositions d'assiettes qu'elle distribuait avec la dextérité d'un équilibriste de cirque.
Elle décocha un clin d'œil à Andrew et lui montra une petite table que deux chauffeurs routiers s'apprêtaient à quitter.
Suzie et Andrew s'y installèrent.
– Alors, bien dormi, les tourtereaux ? Ça a drôlement soufflé cette nuit, vous auriez vu la route à l'aube, elle était toute blanche, mais la neige n'a pas tenu. Il est quand même tombé presque un pied1. Je vous sers un hamburger ? Je rigole, mais comme vous prenez des pancakes au dîner...
– Deux cafés et deux omelettes complètes, la mienne sans jambon, répondit Suzie.
– Mais elle a une voix, la princesse ! Hier, j'ai cru que vous étiez muette. Deux omelettes, dont une sans jambon, et deux cafés, chantonna Anita en repartant vers le comptoir.
– Et dire qu'un homme dort dans son lit, soupira Suzie.
– Je la trouve pas mal, elle a dû être jolie.
– C'est chouette Broadway ! reprit Suzie d'une voix criarde, exagérant sa parodie en faisant semblant de mastiquer un chewing-gum.
– J'ai grandi dans un patelin comme ça, dit Andrew. Les gens qui vivent ici sont plus généreux que mes voisins new-yorkais.
– Changez de quartier !
– Je peux savoir ce qui vous met de si bonne humeur ?
– J'ai mal dormi et je n'aime pas le bruit quand j'ai l'estomac vide.
– Hier soir...
– C'était hier soir, et je n'ai pas envie d'en parler.
Anita leur apporta leurs petits déjeuners.
– Qu'est-ce qui vous amène par ici ? demanda-t-elle en les posant devant eux.
– Des vacances bien méritées, répondit Andrew, nous visitons les Adirondacks.
– Allez voir la réserve de Tupper Lake. Ce n'est pas la meilleure saison, mais même en hiver, c'est magnifique.
– Oui, nous irons à Tupper Lake, répliqua Andrew.
– Arrêtez-vous au musée d'Histoire naturelle, il vaut le détour.
Suzie n'en pouvait plus. Elle réclama l'addition à Anita qui comprit que sa présence n'était pas appréciée. La serveuse griffonna sur son carnet, détacha la fiche et la tendit à Suzie.
– Le service est inclus, dit-elle en s'éloignant, l'air hautain.
*
Une demi-heure plus tard, ils traversaient le village de Schroon Lake.
Andrew arrêta la voiture au milieu de la grande rue.
– Rangez-vous devant l'épicerie, dit Suzie.
– Et ensuite ?
– Dans ce genre de bled, les épiciers jouissent d'une grande autorité, je sais de quoi je parle.
L'épicerie avait l'aspect d'un grand bazar. De part et d'autre de l'entrée étaient répartis des cageots de légumes et des tonneaux de salaison. Au centre, les rayonnages étaient remplis d'articles ménagers, l'arrière du commerce faisait office de quincaillerie et de magasin de bricolage. On pouvait tout trouver chez Broody & Sons, sauf un semblant de modernité. Suzie s'adressa à l'homme qui se tenait derrière la caisse et lui demanda à parler au propriétaire.
– Vous l'avez devant vous, répondit Dylon Broody, du haut de sa trentaine.
– Celui que je cherche est un peu plus âgé que vous.
– Jack est en Afghanistan et Jason en Irak, vous n'avez pas de mauvaises nouvelles, j'espère ?
– La génération d'avant, reprit Suzie, et non, aucune mauvaise nouvelle.
– Mon père fait ses comptes dans l'arrière-boutique, ce n'est pas le moment de le déranger.
Suzie traversa le magasin et frappa à la porte du bureau alors qu'Andrew la rejoignait.
– Fiche-moi la paix, Dylon, je n'ai pas fini, entendit-elle crier.
Suzie entra la première. Elliott Broody était un petit homme au visage buriné. Il releva la tête de son grand livre et regarda cette visiteuse inattendue en fronçant les sourcils. Il ajusta ses lunettes sur son nez et replongea dans ses comptes.
– Si c'est pour me vendre quelque chose, vous vous êtes déplacés pour rien. Je suis en inventaire et mon couillon de fils ne sait toujours pas gérer un stock.
Suzie sortit une photographie de sa poche et la posa sur le livre de comptes.
– Vous avez connu cette femme ?
L'épicier observa la photographie oblitérée par le temps. Il l'examina attentivement et fixa Suzie. Puis il se leva et approcha le visage en noir et blanc de Liliane Walker de celui presque aussi pâle de sa petite-fille.
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