– Bon sang que vous lui ressemblez, dit le vieil épicier. Cela fait si longtemps. Mais je ne comprends pas, vous êtes trop jeune pour être sa fille ?

– Liliane était ma grand-mère, vous l'avez donc connue ?

– Fermez cette porte et asseyez-vous. Et puis non, se ravisa l'épicier, pas ici.

Il attrapa sa canadienne au portemanteau et tourna le loquet d'une petite porte qui s'ouvrait sur le terrain vague à l'arrière de l'épicerie.

– C'est là que je viens fumer en cachette, avoua Elliott en soulevant le couvercle d'un fût. Il sortit un paquet de cigarettes, en proposa à ses deux visiteurs, avant de s'en coller une entre les lèvres et de gratter une allumette.

– Après, je vous emmène prendre un café ?

La tension qui s'emparait de Suzie était palpable. Andrew posa sa main sur son épaule et lui fit comprendre d'un regard appuyé de ne rien laisser paraître.

– Au village, on appelait votre grand-mère Mata Hari.

– Pourquoi ce surnom ?

– Personne n'était dupe de ce qu'elle venait faire ici. Au début, ça ne plaisait pas beaucoup, mais votre grand-mère savait s'y prendre pour séduire son entourage. Elle était aimable et généreuse. Alors, les gens du coin ont fini par fermer les yeux et l'apprécier pour ce qu'elle était.

– Fermer les yeux sur quoi ? demanda Suzie d'une voix chancelante.

– Tout ça n'a plus grande importance, c'est du passé. Ce qui compte, c'est ce qu'elle vous a laissé. Je me doutais bien qu'un jour quelqu'un viendrait, avec tout cet argent dépensé, mais c'était sa fille que j'attendais.

– Ma grand-mère a laissé quelque chose pour moi, ici, dans votre magasin ?

Elliott Broody partit d'un grand éclat de rire.

– Non, pas vraiment, j'aurais eu du mal à la ranger dans ma remise.

– Ranger quoi ?

– Allez, suivez-moi, dit Elliott en sortant un trousseau de clés de sa poche.

Il s'éloigna vers un pick-up garé au bout du terrain vague.

– On tient à trois à l'avant, dit-il en ouvrant la portière. Grimpez !

Les cuirs de la banquette étaient aussi burinés que le visage d'Elliott. L'habitacle sentait l'essence. Le moteur toussota et se mit à ronronner. Elliott Broody enclencha une vitesse au volant et le pick-up fit un bond en avant.

L'épicier klaxonna en passant devant la vitrine de son commerce et fit un signe à son fils, qui le regarda étonné. Trois kilomètres plus loin, le pick-up bifurqua sur un chemin de terre et s'arrêta devant un ponton.

– On est presque arrivés, dit l'épicier en descendant.

Il marcha jusqu'au bout du ponton, et invita Suzie et Andrew à monter dans l'embarcation qui s'y trouvait amarée. Elliott cracha dans ses mains avant de tirer de toutes ses forces sur l'enrouleur d'un vieux moteur à deux temps accroché à l'arrière de sa barque. Il dut s'y reprendre à trois fois. Andrew lui proposa son aide, mais reçut un regard noir en réponse.

La barque traçait sur le lac un sillage qui s'effaçait à peine formé, naviguant vers une petite île boisée qui s'étendait comme une longue barge flanquée sur un banc de sable.

– Où allons-nous ? demanda Suzie.

Elliott Broody sourit avant de lui répondre :

– Dans le passé, à la rencontre de votre grand-mère.

La barque contourna l'île et accosta le long d'un quai. Elliott coupa le moteur, sauta à terre, un cordage en main qu'il arrima autour du bollard. La manœuvre lui était familière. Suzie et Andrew le suivirent.

Ils montèrent un chemin qui serpentait à travers bois, et dans le ciel terne qui annonçait une pluie neigeuse se détacha le mitron d'une cheminée en pierre grise, grise comme une terre argileuse asséchée.

– Par ici, clama Elliott Broody en arrivant à une fourche devant laquelle se dressait un cabanon de jardinier. Si on continue tout droit on débouche sur une jolie petite plage. Votre grand-mère adorait s'y promener au coucher du soleil, mais ce n'est pas la saison. Encore quelques pas et nous y serons, ajouta l'épicier.

Et derrière une haie de pins argentés, Suzie et Andrew découvrirent une maison endormie.

– Voici le chalet de votre grand-mère, annonça Elliott Broody. Toute l'île était à elle, et maintenant, je suppose qu'elle vous appartient.

– Je ne comprends pas, dit Suzie.

– À l'époque, il y avait un petit aérodrome au nord du village. Deux vendredis par mois, un Piper Cherokee se posait avec votre grand-mère à bord. Elle passait le week-end ici et repartait le lundi. Mon père entretenait la propriété, j'avais seize ans, je lui donnais un coup de main. Le chalet n'a plus été occupé depuis la fin de l'été 1966. Un an après la disparition de votre grand-mère, son mari est venu nous rendre visite. Nous ne l'avions jamais vu et pour cause. Il nous a dit qu'il tenait à ce que cette maison reste dans sa famille. C'était le seul bien appartenant à sa femme que l'État ne lui avait pas confisqué. Il nous avait expliqué que le titre de propriété était au nom d'une société et qu'on ne pouvait pas la saisir. Bref, ça ne nous regardait pas, les choses étaient suffisamment tristes et gênantes pour que nous ne posions pas de question. Chaque mois, nous recevions un virement pour maintenir le chalet en bon état et nettoyer les bois. Quand mon père est parti, j'ai pris la relève.

– Bénévolement ? demanda Andrew.

– Non, les virements se sont poursuivis et ont même légèrement augmenté d'année en année. La maison est impeccablement tenue. Je ne dis pas que vous n'y trouverez pas de poussière, mais avec mes fils, nous avons fait de notre mieux, même si maintenant que j'en ai deux sous les drapeaux, c'est un peu plus difficile. Tout est en état de marche, la chaudière a été changée l'an dernier, la toiture réparée chaque fois que c'était nécessaire, les cheminées tirent bien, et la citerne de gaz est pleine. Un bon coup de ménage et cette maison sera comme neuve. Vous êtes chez vous, mademoiselle, puisque telle était la volonté de votre grand-père, conclut Elliott en tendant une clé à Suzie.

Suzie observa longuement la bâtisse. Elle grimpa les marches du patio extérieur et inséra la clé dans la serrure.

– Je vais vous aider, dit Elliott en s'approchant, cette porte est capricieuse, il faut avoir le coup de main.

Et la porte s'ouvrit sur un vaste salon au mobilier recouvert de linges blancs.

Elliott repoussa les volets, la lumière entra dans la pièce. Au-dessus d'une immense cheminée, Suzie découvrit un portrait de sa grand-mère qui paraissait lui sourire.

– C'est incroyable ce que vous lui ressemblez, dit Andrew. Vos regards sont les mêmes, vos yeux et vos bouches identiques.

Suzie s'approcha du tableau, son émotion était visible. Elle se hissa sur la pointe des pieds et caressa le bas de la toile d'un geste tendre où se mêlait une certaine tristesse. Elle se retourna et balaya du regard le salon.

– Vous voulez que je découvre les meubles ? demanda Elliott Broody.

– Non, j'aimerais mieux d'abord visiter l'étage.

– Attendez-moi un instant, dit l'épicier avant de ressortir de la maison.

Suzie arpentait la pièce, effleurant les meubles de la main, le moindre recoin ou rebord de fenêtre, se retournant chaque fois pour contempler les lieux d'un point de vue différent. Andrew l'observait en silence.

On entendit le ronflement d'un moteur et les ampoules du lustre qui pendait au plafond se mirent à luire avant de s'éclairer pleinement.

Elliott revint vers eux.

– C'est un groupe électrogène qui fournit le courant. On s'habitue au bruit. S'il calait, vous le trouverez dans la cabane de jardinier. Je le fais tourner tous les mois, le réservoir est presque plein. Il donne ce qu'il faut d'intensité, mais n'allumez pas tout en même temps. J'ai aussi rallumé la chaudière, vous aurez de l'eau chaude dans une heure. La salle de bains et la chambre sont à l'étage, suivez-moi.

L'escalier sentait l'érable et la rambarde chancelait un peu quand on s'y appuyait. Arrivée en haut des marches, Suzie hésita devant la porte qui se trouvait en face d'elle.

Andrew se retourna et fit signe à M. Broody de redescendre avec lui.

Suzie ne remarqua pas leur absence, elle posa la main sur la poignée et entra dans la chambre de Liliane.

Ici, aucun linge ne recouvrait le mobilier. La chambre était apprêtée comme si ses occupants allaient arriver le soir même. Une couverture indienne épaisse maillée de rouges et de verts recouvrait un grand lit sur lequel deux oreillers épais attendaient qu'on y pose la tête. Entre deux fenêtres carrées où couraient les rameaux d'une vigne se dressaient un bureau et une chaise en bouleau. Un grand tapis appalachien recouvrait le plancher en pin à lattes larges dont les nœuds étaient gros comme des poings, et sur la droite une cheminée de pierre au foyer noirci par les soirées d'hiver grimpait le long du mur.

Suzie ouvrit le tiroir d'une commode. Les vêtements de Liliane s'y trouvaient parfaitement rangés sous des papiers de soie qu'elle souleva.

Elle déplia un châle et le passa sur ses épaules avant de se regarder dans le miroir. Puis elle entra dans la salle de bains et s'approcha de la vasque en émail. Un verre contenant deux brosses à dents et deux flacons se jouxtaient sur l'étagère qui la surplombait. Un parfum de femme et un parfum d'homme. Elle les huma, reboucha les flacons et quitta la pièce.

Quand elle redescendit dans le salon, Andrew était en train d'ôter les draps qui recouvraient les meubles.

– Où est Broody ?

– Il est reparti. Il a supposé que nous voudrions passer la nuit ici. Son fils nous déposera un cageot de provisions sur le ponton dans l'après-midi. La remise est pleine de bois, m'a-t-il dit, j'irai en chercher tout à l'heure. Ensuite, nous ferons le tour du propriétaire, si vous le voulez.

– Je n'arrive pas à me faire à cette idée.

– Que vous êtes l'héritière d'un aussi bel endroit ?

– Que ma grand-mère avait un amant.

– Ce ne sont peut-être que des ragots de village ?

– J'ai trouvé un parfum là-haut qui n'était pas celui de mon grand-père.

La porte s'ouvrit et Elliott Broody réapparut essoufflé.

– J'avais oublié de vous laisser mon numéro de téléphone. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous appelez.

– Monsieur Broody, qui était l'amant de ma grand-mère ? demanda Suzie.

– Personne ne le voyait, il arrivait le vendredi soir, après votre grand-mère, à l'heure où tout est fermé, et il repartait le dimanche. Nous apportions le ravitaillement avant sa venue et, durant le week-end, il ne nous était pas autorisé d'approcher de l'île. Mon père ne se serait pas permis d'enfreindre cette consigne, votre grand-mère était très stricte à ce sujet.

Andrew s'approcha de Broody.

– Votre père, je n'en doute pas, mais un adolescent de seize ans ne résiste pas à la tentation d'enfreindre un interdit, dit Andrew.

Broody baissa les yeux et toussota.

– J'ai besoin de savoir, enchaîna Suzie, vous l'avez dit vous-même, tout ça est de l'histoire ancienne. Qu'est-ce que ça peut bien faire maintenant ?

– J'entretiens cette maison depuis quarante ans, je suis payé chaque mois, sans jamais avoir à réclamer mon argent. Ce n'est pas le cas avec tous mes clients. Je ne veux pas d'ennuis.

– Quels genres d'ennuis ? interrogea Andrew.

– Votre grand-père avait fait jurer sur l'honneur à mon père qu'il ne dirait jamais rien des escapades de Mme Walker. Si quelqu'un venait à apprendre quoi que ce soit, l'île serait mise en vente et les paiements cesseraient.

Andrew fouilla la poche de son pantalon et sortit cinq billets de vingt dollars.

– J'ai deux questions à vous poser, monsieur Broody. La première est : qui vire cet argent tous les mois ?

– Rien ne m'oblige à vous répondre, mais je vais le faire quand même, par souci d'honnêteté, dit Broody en prenant les billets de la main d'Andrew. Je suis payé quatre mille dollars, ce qui est raisonnable pour le travail qu'on fait sur l'île. Les règlements sont effectués par une société, je n'en sais pas plus, je ne connais que son nom qui apparaît sur mes relevés de banque.

– Quel est ce nom ?

– Brewswater Norvegian Inc.

– Et à présent la seconde question : qui était l'homme qui passait ses week-ends en compagnie de Liliane Walker ?

– Nous étions adolescents. L'été, votre grand-mère aimait se baigner avec lui. Elle était vraiment belle. De temps en temps on traversait à la nage et on se cachait dans les bois au-dessus de la crique. Il n'était pas encore très connu à l'époque. Je ne l'ai vu que deux fois, je vous le promets. Ce n'est que bien plus tard que j'ai compris qui c'était.