– D'accord, je suis barrée, complètement barrée, et je l'ai toujours été ! Ça vous pose un problème ? Vous voulez allez vider votre sac chez les flics, allez-y, la porte est là ! cria Suzie, furieuse.

– Il est trop tard pour traverser le lac, la nuit tombe, répondit Andrew d'une voix calme en regardant par la fenêtre. Mon portable est dans ma veste, je vais les appeler.

– J'ai déjà essayé, on ne capte aucun signal et le téléphone dans l'entrée n'a pas de tonalité.

Andrew s'assit sur une chaise, le visage livide. Dès qu'il fermait les yeux, il revoyait la scène qu'il avait vécue sur le ponton.

Suzie s'agenouilla devant lui et posa sa tête sur ses genoux.

– Je voudrais pouvoir revenir en arrière, n'avoir jamais foutu les pieds sur cette île de malheur.

Ses mains tremblaient. Andrew ne pouvait en détacher son regard.

Ils restèrent longtemps silencieux. Suzie frissonna, Andrew caressa ses cheveux.

– Pourquoi Broody serait-il revenu nous donner son numéro s'il n'y a aucun moyen d'appeler ? murmura-t-elle.

– Pour qu'on ne se méfie pas. Une fois reparti dans sa barque, il nous laissait ici coupés du monde.

– Vous le soupçonnez d'avoir monté ce coup ?

– Qui d'autre savait que nous étions là ? s'interrogea Andrew.

Il se leva et s'approcha de la cheminée.

– Cette amie à qui vous sous-louez l'appartement de Morton Street, vous avez eu de ses nouvelles récemment ?

– Non, pourquoi me demandez-vous ça ?

– Parce que si vous n'aviez pas autant manigancé pour que je m'intéresse à votre cas, je penserais que vous me prenez pour un imbécile.

– Je n'ai rien manigancé.

– Encore un mensonge et je repars à New York, s'emporta Andrew.

– Vous devriez, je n'ai pas le droit de vous mettre en danger.

– Non, vous n'aviez pas le droit ! Alors, cette amie, vous la connaissez depuis longtemps ?

Suzie ne répondit pas.

– Il m'est déjà arrivé de me laisser manipuler, j'ai payé la note et elle était au-dessus de mes moyens. Et je ne pourrai jamais oublier ce qui vient de se passer ce soir. Hier au Dixie Lee, quand je vous ai vue téléphoner en douce dès que j'ai eu le dos tourné, j'avais pris la décision de vous laisser tomber.

– Et vous avez changé d'avis ?

– Je ne sais pas si votre grand-mère passait ou non des documents à l'Est, mais ce dont je suis désormais certain, c'est que quelqu'un est prêt à tout pour vous empêcher d'enquêter sur elle.

– Knopf m'avait prévenue, quelle conne je fais !

– Votre grand-mère n'était peut-être pas seule à trahir. Et si son ou ses complices ont réussi à passer jusque-là entre les mailles du filet, rien ne les arrêtera pour protéger leur anonymat. Ce qui s'est produit sur le ponton le prouve. Maintenant, dites-moi à qui vous téléphoniez chez Dixie Lee ?

– À Knopf, murmura Suzie.

– Et tout à l'heure, quand vous vous êtes aperçue que nos portables ne captaient pas, c'est encore lui que vous vouliez appeler ?

– J'ai un cadavre sur la conscience. Votre agresseur n'était pas armé, moi si. Si nous prévenons la police, notre enquête se terminera là. Knopf est l'homme de ce genre de situations, je voulais lui demander quoi faire.

– Vous avez des fréquentations intéressantes ! Et quel conseil vous aurait-il donné ? interrogea Andrew d'un ton amer.

– Il aurait envoyé quelqu'un.

– L'idée qu'il ait déjà envoyé quelqu'un ne vous a pas traversé l'esprit ?

– Que Knopf ait commandité ce tueur ? Sûrement pas ! Il veille sur moi depuis mon enfance, il ne toucherait jamais à l'un de mes cheveux.

– Aux vôtres peut-être, mais aux miens ? Broody n'aurait pas eu le temps de planifier cette agression. En revanche, Knopf, grâce à vous, était au courant depuis hier de l'endroit où nous allions.

– Et si l'épicier espérait garder cette maison pour lui et que notre visite soit venue contrarier ses plans.

– Ne dites pas n'importe quoi. Vous trouvez qu'il avait l'air d'un assassin avec ses petites lunettes et son livre de comptes ?

– La femme qui vous a poignardé avait la tête d'une tueuse quand vous l'avez rencontrée ?

Andrew accusa le coup sans répondre.

– Et maintenant, reprit Suzie, on fait quoi ?

Andrew parcourut la pièce de long en large, tentant de recouvrer ses esprits. Le manque d'alcool l'empêchait de réfléchir, de s'opposer à une décision qu'il savait contraire à tous ses principes. Il fusilla Suzie du regard et sortit de la maison en claquant la porte.

Elle le rejoignit sur le perron et le trouva assis sur la rambarde, les yeux perdus dans le vide.

– On enterre le corps, finit-il par lâcher.

– Pourquoi ne pas le balancer dans le lac ?

– Rien ne vous arrête, n'est-ce pas ?

– Vous nous voyez creuser un trou en pleine nuit, vous n'avez rien imaginé de plus sordide comme programme ?

Andrew abandonna la rambarde et se retourna pour faire face à Suzie.

– D'accord, à condition de dénicher de quoi le lester.

Il alluma la mèche de la lampe à pétrole accrochée près de la porte d'entrée et précéda Suzie dans l'obscurité des bois.

– Comment ma grand-mère trouvait-elle le courage de passer ses dimanches soir seule sur cette île ?

– Elle devait être comme vous, pleine de ressources, répondit Andrew en entrant dans la remise. Voilà qui devrait être suffisant, ajouta-t-il en soupesant une caisse à outils bien remplie qu'il avait repérée sur l'établi.

– Broody se demandera où est passé son matériel.

– Il en aura une petite idée puisque vous pensez que c'est lui le commanditaire. Je ne crois pas que notre agresseur nous aurait laissés dans le chalet après avoir achevé sa besogne. Enfin, si Broody est responsable.

– Je vous jure que Knopf n'y est pour rien.

– Nous verrons. Attrapez cette corde et finissons-en.


*

Ils retournèrent au ponton. Andrew posa la lampe à pétrole près du cadavre. Il attacha une extrémité de la corde à la poignée de la caisse à outils et noua l'autre autour du torse de l'homme.

– Aidez-moi, dit-il.

Suzie grimaça de dégoût en soulevant les jambes du mort tandis qu'Andrew l'attrapait par les épaules. Ils déposèrent le corps au fond de la barque et Andrew s'installa à côté du moteur.

– Restez ici avec cette lampe, ça me guidera au retour.

Suzie la plaça au bout du ponton et sauta dans l'embarcation.

– Je viens avec vous !

– Je vois ça, soupira Andrew en lançant le moteur.

Ils s'éloignèrent vers le large.

– Si elle s'éteint, nous ne retrouverons jamais l'embarcadère, protesta-t-il en se retournant.

La lueur de la lampe à pétrole devenait de plus en plus discrète. Andrew coupa les gaz, la barque glissa silencieusement et finit par s'immobiliser.

Ils firent basculer l'homme et la caisse à outils par-dessus bord. Son corps s'enfonça lentement dans l'eau noire.

– On aurait dû l'attacher par les pieds, dit Suzie en regardant les derniers remous disparaître de la surface.

– Pourquoi ?

– Parce qu'en arrivant au fond ce con va se retrouver la tête en bas. Quel malheur, faut être tordu pour avoir fait ça ! ajouta Suzie en imitant encore la serveuse Anita.

– Votre cynisme m'horripile.

– C'est moi qui l'ai tué et c'est vous qui faites une tête d'enterrement. Allez, rentrons avant que le vent n'éteigne votre lampe.

La traversée se fit sans un mot. Le vent froid griffait leurs visages, mais il charriait une odeur de neige et de résineux, un bouquet d'hiver qu'exhalaient les bois et qui les ramenait tous deux à la vie.

– Le fils Broody ne nous aura jamais apporté de vivres, dit Suzie en entrant dans la maison.

Andrew souffla la lampe, la remit en place et se dirigea vers la cuisine.

– Parce que vous avez faim, en plus ? dit-il en se lavant les mains.

– Pas vous ?

– Non, vraiment pas.

– Alors je ne vous propose pas de partager ? dit-elle en sortant une barre de céréales de la poche de son manteau.

Elle la croqua à pleines dents, regarda Andrew en mastiquant, et en sortit une autre qu'elle lui tendit.

– Je crois que la seule chose qui nous reste à faire est d'aller nous coucher. Et puis si cela peut soulager votre conscience, demain, nous irons chez les flics.

Elle monta à l'étage et entra dans la chambre.

Andrew la rejoignit quelques instants plus tard. Suzie était allongée sur le lit, dans une nudité complète. Il se dévêtit et se coucha sur elle, ardent et malhabile. La chaleur de son corps réveilla le désir, elle sentit son sexe pressé sur son bas-ventre. Suzie prit Andrew dans ses bras, sa langue parcourut son cou.

Andrew promenait ses lèvres sur sa peau, il embrassa ses seins, ses épaules et sa bouche. Elle resserra ses jambes autour de lui et de sa main le guida en elle. Et tandis qu'il la pénétrait, elle le repoussait pour le retenir aussitôt. Leurs souffles se confondaient, pleins d'ardeur et de vie, chassant pour un temps le souvenir macabre qu'ils partageaient. Elle roula pour se dresser sur lui, reins cambrés, mains en arrière accrochées à ses cuisses qu'elle serrait fermement. Son ventre dansait pendant que ses seins se dressaient et retombaient lourdement. Elle poussa un long cri quand Andrew vint en elle.

Elle s'allongea à son côté, il lui prit la main et voulut l'embrasser. Mais Suzie se leva sans rien dire et disparut dans la salle de bains.

Quand elle revint dans la chambre, Andrew avait quitté la pièce. Elle entendit ses pas dans le salon. Elle se glissa sous les draps, éteignit la lumière et mordit l'oreiller pour qu'il ne l'entende pas sangloter.


*

On frappait, frappait et frappait encore. Elle ouvrit les yeux et se rendit compte qu'elle s'était endormie dans un lit. Le vacarme se poursuivait, elle enfila ses vêtements et descendit.

Andrew avait la tête passée dans le conduit de la cheminée, elle ne voyait que ses jambes et le bas de son torse.

– Vous ne dormez jamais ? dit-elle en bâillant.

– Je dors peu, mais je dors vite, grommela-t-il en continuant à marteler le mortier.

– Je peux savoir ce que vous faites ?

– Je n'arrive pas à fermer l'œil, alors je m'occupe, et je n'y vois rien, ce qui ne me facilite pas la tâche.

Elle se rendit dans l'entrée, décrocha la lampe à pétrole, alluma la mèche et la posa sur l'âtre.

– C'est mieux comme ça ?

– Oui, beaucoup mieux, répondit Andrew, en lui tendant une brique, vierge de suie, qu'il venait de desceller.

– Vous comptez démonter toute la cheminée ?

Elle l'entendit râler, une autre brique tomba et se brisa au sol.

– Soulevez la lampe, dit-il d'un ton autoritaire.

Suzie fit de son mieux pour le satisfaire.

Andrew lui fit signe de se pousser, il se courba pour repasser sous le linteau et croisa le regard de Suzie qui l'observait.

– Quoi ?

– Rien, je partage ma nuit avec un type qui a choisi de passer la sienne dans une cheminée. Mais à part ça, rien.

– Tenez, grommela Andrew en lui tendant un petit paquet enveloppé de papier kraft.

– Qu'est-ce que c'est ? s'exclama Suzie, stupéfaite.

– Je vais chercher un couteau et nous le saurons bientôt.

Suzie le suivit jusque dans la cuisine. Ils s'installèrent autour de la table.

Le colis renfermait des photographies de Liliane, certainement prises par l'homme qu'elle avait aimé en secret sur cette île perdue des Adirondacks, une partition musicale et une enveloppe sur laquelle était écrit à la main le prénom de Mathilde.

Suzie s'empara de l'enveloppe.

– Vous ne voulez pas la remettre à sa destinataire ? demanda Andrew.

– Un an après son plongeon dans le port de Boston, maman a recommencé. Cette fois, il n'y avait pas de patrouille de police.

Suzie décacheta l'enveloppe et déplia la lettre.

Mathilde,

Sur cette île d'où je t'écris se promenait une femme autre que ta mère. Cette femme aimait un homme qui l'aimait bien moins qu'elle. Il s'en est allé à midi et ne reviendra pas.

Ne crois pas que je trahissais ton père. Il m'a fait le plus beau des cadeaux que je pouvais espérer de la vie, et l'enfant que tu es a comblé la mienne. Tu avais cinq ans quand je l'ai surpris dans notre lit, en autre compagnie que moi. Il m'a fallu du temps, mais je lui ai pardonné. Le jour où j'ai compris en aimant à mon tour que le mur des convenances l'avait fait prisonnier de sa propre existence. Un jour peut-être, le monde sera aussi tolérant que j'ai appris à l'être. Comment méjuger ceux qui aiment ?