Dans cette maison d'où je t'écris cette lettre se promenait un homme qui n'était pas ton père. Un homme qui me disait ce que j'avais toujours rêvé entendre, il me parlait d'avenir, de richesses partagées, d'une politique au service des peuples et non de ceux qui les gouvernent. Au-delà des rivalités de partis, j'ai cru en lui, en sa ferveur, en sa passion et sa sincérité.
L'appétit du pouvoir est incontrôlable et corrompt les plus belles intentions.
J'ai entendu tant de secrets d'alcôves, tant de mensonges que je taisais, jusqu'au jour où mes yeux trop curieux se sont perdus sur ce que je n'aurais peut-être jamais dû lire.
Pour créer une illusion, la première chose dont les hommes de pouvoir ont besoin, c'est d'obtenir votre confiance. L'illusion doit apparaître aussi vraie que la réalité qu'elle cache. La moindre imperfection peut, comme une épingle au contact d'un ballon, faire éclater l'illusion. Et la vérité devient criante.
Je dois partir, Mathilde, il est trop tard pour renoncer. Si j'échoue, on te dira des choses sur ta mère que tu ne dois pas croire.
C'est en pensant à cela que je t'écris ce soir, tout en priant pour que tu n'aies jamais à me lire.
Demain, je confierai un colis au seul ami que j'aie afin qu'il te le remette, quand tu seras en âge de comprendre et d'agir. Tu y trouveras une partition musicale que tu sauras déchiffrer et une clé. Si le pire m'arrivait, souviens-toi, lorsque je te manquerai, de l'endroit où nous allions parfois en cachette quand ton père était en voyage ; tu y feras mon deuil.
Agis selon ta conscience. Le choix de prendre ma relève t'appartient, mais rien ne t'y oblige.
Si tu le décidais, je ne te demande qu'une chose, ne fais confiance à personne.
Je t'aime ma fille, si fort que tu ne pourras le comprendre avant d'avoir eu un enfant à ton tour.
Pardonne-moi mon absence, d'avoir pris des chemins qui t'auront privée de ta mère. L'idée de ne plus te revoir est d'une cruauté que je ne peux concevoir. Mais certaines causes valent plus que votre propre vie. Je veux croire que si tu étais à ma place, tu ferais de même.
Où que je sois désormais, sache que jamais je ne cesserai de t'aimer. Tu es en moi à chaque instant et pour l'éternité.
Tu as été ma raison de vivre.
Ta maman qui t'aime
Suzie tendit la lettre à Andrew, qui la lut à son tour.
– Qu'est-ce que j'aurais aimé la connaître, murmura-t-elle.
– Vous avez une idée de cet endroit dont elle parle à sa fille ?
– Non, ça ne me dit rien du tout.
– Et la partition, vous seriez capable de la jouer ?
– Mes souvenirs de piano sont lointains. La jouer certainement pas, mais la déchiffrer me semble possible.
– Quand ceux qui ont voulu se débarrasser de nous apprendront leur échec, nous n'aurons plus beaucoup de temps, alors essayez de vous rappeler. Mathilde ne vous a jamais parlé d'un lieu où elle se rendait en cachette avec sa mère ?
– Vous aussi vous l'appelez Mathilde, maintenant ? Non, je vous l'ai dit, je n'en ai aucune idée, mais Knopf le sait peut-être. Je veux croire que c'est lui, l'ami auquel elle voulait confier ce paquet.
– Si je l'ai trouvé ici, c'est qu'elle s'était ravisée au dernier moment !
– Elle n'en a pas eu le temps, c'est tout.
Andrew étala les photos sur la table. Des portraits de Liliane, pris sur l'île. Elle posait allongée sur la plage, tenant une hachette à la main devant la remise à bois, arrangeant des pots de fleurs sur le perron de la maison, agenouillée devant la cheminée allumant un feu et faisant une grimace. Sur une autre, Liliane était nue, de dos, dans la salle de bains. Elle avait tourné la tête au dernier moment en découvrant celui qui se tenait derrière elle et la photographiait.
– Vous voulez que je vous aide à reluquer ma grand-mère ? demanda Suzie en arrachant la photo des mains d'Andrew.
– À cette époque, vous n'étiez même pas née, se justifia-t-il.
– Elle était plutôt bien faite, dit Suzie.
– Vous n'avez rien à lui envier.
Suzie se pencha sur la photographie, plissant les yeux pour en examiner les détails.
– Regardez, dit-elle, là, dans le miroir au-dessus du lavabo, on aperçoit le reflet du visage de son amant.
Andrew reprit la photo et l'observa à son tour.
– Peut-être, mais je n'arrive pas à distinguer ses traits.
– Sur le guéridon à côté du canapé, il y a une loupe, s'exclama Suzie en se levant.
Elle emporta la photographie. Andrew attendit dans la cuisine et, ne la voyant pas revenir, il la rejoignit dans le salon.
Suzie étudiait la photo à la loupe.
– Je comprends mieux pourquoi Knopf me disait qu'elle était avant-gardiste.
– Je vous demande pardon ? interrogea Andrew en s'asseyant à côté d'elle.
– L'amant de ma grand-mère avait au moins vingt ans de moins qu'elle.
– Faites voir ça ? dit Andrew en reprenant la loupe des mains de Suzie.
– Maintenant, je comprends mieux aussi ce que suggérait Broody en disant « jusqu'à atteindre les plus hautes sphères du pouvoir », souffla Andrew, bouche bée. L'homme, sur cette photo, est devenu trente et quelques années plus tard le plus puissant vice-président des États-Unis, et certainement le plus redoutable de toute notre histoire.
– Il est toujours en vie ?
– Oui, affaibli par des problèmes de cœur, mais vivant.
– Il faut absolument que je lui parle.
– Vous êtes aussi folle que naïve, la plus naïve des femmes que j'ai rencontrées de toute mon existence, répliqua Andrew.
– Et vous en avez rencontré beaucoup ?
– Vous n'avez pas la moindre idée du genre d'homme qui se cache derrière ce visage débonnaire, et je parierais que votre grand-mère en a pris conscience le jour de leur dispute.
– Ils se sont aimés, il sait forcément des choses sur elle.
– Des choses ? Laissez-moi vous en raconter quelques-unes. Il a commencé sa carrière politique à vingt-sept ans en ayant pour mentor Ronald Rumsfeld, le plus controversé des secrétaires d'État à la Défense, et ils ont noué des liens indéfectibles. Douze ans après que cette photo fut prise, l'amant de votre grand-mère est devenu député. Un député qui s'est opposé aux sanctions économiques à l'encontre de l'Afrique du Sud à l'époque de l'apartheid, à une mesure du Congrès appelant le gouvernement sud-africain à libérer Mandela et, dans un autre registre, à la création du département d'État à l'Éducation, il trouvait que l'éducation coûtait trop cher. Après avoir été nommé chef de file des Républicains, il a succédé à son mentor au poste de secrétaire d'État à la Défense. Il a dirigé l'invasion militaire du Panamá, et l'opération Tempête du désert. Ce qui est un comble quand on pense qu'il avait usé jadis de toutes les astuces possibles pour fuir ses propres obligations militaires et échapper au Vietnam. Quand les Démocrates ont repris le pouvoir, il a quitté momentanément la vie politique pour présider l'une des plus importantes compagnies d'extraction pétrolière. Une multinationale qui, sous sa gouvernance, s'est diversifiée dans des activités paramilitaires en tous genres, planquées dans de nombreuses filiales. Après dix ans de bons et loyaux services, celui qui fut jadis l'amant de votre grand-mère démissionna, pour devenir vice-président des États-Unis, touchant au passage une petite indemnité de départ avoisinant les trois cents millions de dollars. Mais en homme d'affaires avisé, il se fit aussi offrir un bon paquet de stock-options. Il aurait eu tort de s'en priver, car après avoir menti sur l'existence d'armes de destruction massive en Irak et de liens entre Al-Qaïda et Saddam Hussein, il usa de tout son pouvoir pour inciter au déclenchement de la guerre, la faisant passer comme une riposte aux attentats du 11 Septembre. Guerre dont la logistique fut pour une grande partie sous-traitée aux milices sécuritaires dont son ancienne compagnie fournissait les services. Et ces actions ont dû sacrément prospérer puisque, durant son mandat de vice-président des États-Unis, sa multinationale rafla pour près de sept milliards de dollars de contrats gouvernementaux. C'est lui qui, en tant que chef des opérations militaires, distribuait ces mirifiques contrats. Et pour finir, si tant est qu'il y ait une fin à ses agissements, il fut directement impliqué dans l'affaire Enron. Un des plus grands scandales pétroliers, alors qu'il présidait également la commission nationale pour le développement des énergies. J'allais oublier, on le soupçonne d'être le fomenteur de l'affaire Valerie Plame. Valerie Plame était un agent de la CIA dont la couverture fut révélée à la presse par des fuites émanant d'une aile de la Maison-Blanche. Valerie Plame était aussi la femme d'un ambassadeur des États-Unis qui avait eu le tort d'être parmi les premiers à affirmer que les rapports présentés au Congrès sur l'existence d'armes de destruction massive en Irak avaient été truqués et les preuves créées de toutes pièces. Vous voulez toujours le rencontrer pour lui parler de votre grand-mère ?
– Comment savez-vous tout cela ?
– Probablement parce que j'ai eu mon diplôme de journalisme dans une pochette-surprise, répondit Andrew de fort mauvaise humeur. Cet homme fut l'un des trois « faucons » de la Maison-Blanche. Et croyez-moi, cette analogie n'a pas dû plaire aux défenseurs de l'espèce.
– Et vous êtes certain que c'est lui sur cette photo ?
– À moins qu'il ait un jumeau, et ça se saurait, je n'en ai aucun doute. Maintenant, on range nos affaires, on essaie de dormir deux heures et on fiche le camp dès le lever du jour.
– C'est si grave que ça ?
– Je ne sais pas encore dans quel pétrin s'était fourrée votre grand-mère, mais nous avons mis les pieds en plein dedans et, croyez-moi, nous n'avons pas affaire à des enfants de chœur.
– Vous croyez qu'il aurait pu être complice de ma grand-mère ?
Andrew réfléchit un instant à la question de Suzie.
– Ça ne collerait pas avec le témoignage de Broody sur leur dispute.
– Il a pu se dégonfler au dernier moment, c'est peut-être même lui qui l'a dénoncée.
– De sa part, rien ne me surprendrait, mais je suis heureux de constater que vous envisagiez enfin que votre grand-mère ait pu trahir son pays.
– Par moments, je vous déteste, Stilman, dit Suzie.
– Vous m'avez demandé de vous aider à trouver la vérité, pas d'être aimable !
1. Environ 30 centimètres.
11.
Andrew réveilla Suzie aux premières lueurs de l'aube. Elle dormait au pied du canapé où il avait trouvé le sommeil quelques courtes heures.
Ils éteignirent les lumières et Suzie referma à clé la porte de la maison de sa grand-mère.
Ils s'engagèrent sur le chemin qui menait à l'embarcadère. La neige recommençait à tomber. Les flocons mourant sur le lac imprimaient à la scène une grâce apaisante.
Andrew aida Suzie à s'installer dans la barque.
– Merci de m'avoir accompagnée jusqu'ici, dit-elle en prenant place sur la banquette.
Le reste de la traversée se fit en silence, on n'entendait que le ronronnement du petit moteur et le chuintement de l'étrave. Suzie ne quitta pas un instant du regard l'île qui s'éloignait. Andrew prit la direction opposée de Schroon Lake. Il accosta au pied d'un chemin de terre qu'il avait repéré et échoua la barque sur la berge.
Ils traversèrent un bois. Suzie affrontait la neige, insensible aux morsures du froid, comme si une partie d'elle était restée sur l'île.
Ils rejoignirent la route après une heure de marche. Andrew leva le pouce et le premier camion qui passa s'arrêta pour les prendre à son bord.
Le chauffeur ne leur posa aucune question, dans cette région la discrétion était de mise et personne n'aurait laissé deux voyageurs perdus dans l'hiver.
Le semi-remorque remontait vers le nord, Andrew et Suzie allaient au sud. Le routier lança un appel de sa CB pour savoir si l'un de ses collègues se dirigeait vers New York.
Le transbordement se fit à une station essence, à quinze kilomètres de la frontière canadienne. Andrew se demanda s'il n'aurait pas été plus prudent de la franchir.
Leur nouveau chauffeur n'était pas plus bavard que le précédent. Andrew et Suzie dormirent pendant les huit heures que dura le voyage. Ils descendirent du camion devant les quais d'un entrepôt de Jersey City. De l'autre côté de l'Hudson River, New York brillait dans la nuit naissante.
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