– Ça fait du bien d'être de retour chez soi, dit Andrew.

Ils empruntèrent le ferry et décidèrent de prendre un peu l'air en s'installant sur le pont. Par le froid qui régnait, ils étaient les deux seuls passagers à avoir fait ce choix.

– Il y a quelque chose qui ne colle pas, dit Andrew. Morton habite à une soixantaine de kilomètres de cette île, je n'arrive pas à croire qu'il n'ait pas eu la curiosité de s'y rendre.

– Qui vous dit qu'il ne l'a pas fait ?

– Il n'y avait rien dans ses notes à ce sujet. Je l'appellerai pour en avoir le cœur net.

– Qu'est-ce que cela nous apportera ?

– Ce sont ses notes qui nous ont mis sur la piste de la maison de votre grand-mère, il en sait certainement plus qu'il n'a voulu me le dire.

– Je dois appeler Knopf, dit Suzie.

– Souvenez-vous des recommandations de votre grand-mère à sa fille dans la lettre. Ne faire confiance à personne. Vous devriez les reprendre à votre compte. Ce soir, nous dormirons à l'hôtel, j'ai du liquide sur moi. Ne rallumez pas votre portable.

– Vous êtes méfiant à ce point ?

– Hier après-midi, sur le ponton, je ne me méfiais pas et j'avais tort.

– Et demain, que ferons-nous ?

– J'ai passé la nuit dernière à réfléchir. La liaison qu'entretenait votre grand-mère a peut-être précipité son sort, mais j'ai du mal à croire qu'elle ait causé sa perte. Si nous avons des gens aussi déterminés à nos trousses, c'est pour d'autres raisons et je pense avoir deviné l'une d'elles.

Le ferry accosta à South Seaport. Andrew et Suzie se firent déposer en taxi devant le Marriott dont Andrew avait, plus que quiconque, fréquenté le bar.

À peine installé dans la chambre, il voulut y descendre au prétexte de passer un coup de téléphone.

– Vous êtes en manque ? questionna Suzie.

– J'ai soif, c'est tout.

– Mathilde disait la même chose avant d'aller se saouler, poursuivit Suzie en ouvrant le minibar. Elle avait soif, elle aussi ! J'étais gamine, alors j'allais dans la cuisine lui chercher de quoi se désaltérer.

Suzie saisit une canette de soda et la lança à Andrew qui la rattrapa au vol.

– Maman me prenait des mains le verre de Coca Cola que je lui avais apporté, poursuivit Suzie, et le posait sur le premier meuble à sa portée. Elle me caressait la joue avec un sourire condescendant et sortait de la maison. Vous avez soif, disiez-vous ?

Andrew fit rouler la canette dans sa main avant de la poser sans ménagement sur la desserte. Il quitta la chambre en claquant la porte.


*

Andrew s'était installé au comptoir. Le barman le salua et lui servit un Fernet-Coca qu'il but d'un trait. Il s'apprêtait à le resservir quand Andrew arrêta son geste.

– Je peux t'emprunter un téléphone ? Je n'ai plus de batterie. C'est un appel local.

Le barman lui confia son portable. Andrew recomposa trois fois de suite le numéro de Ben Morton, sans succès. Morton lui avait pourtant dit de le joindre le soir et, d'après ce qu'Andrew avait pu constater, il était peu probable que le vieux reporter soit sorti faire la bringue. Andrew finit par s'en inquiéter. Un homme qui vivait aussi isolé du monde n'était pas à l'abri d'un accident.

Il appela les renseignements pour obtenir le numéro de la station-service de Turnbridge dans le Vermont. L'opératrice lui proposa de le mettre en relation avec son correspondant.

Le garagiste se souvint d'Andrew et voulut savoir comment s'était passée sa rencontre avec ce vieux con de Morton, Andrew lui expliqua qu'il cherchait justement à le joindre et s'inquiétait à son sujet.

Andrew insista longuement, le garagiste accepta d'aller voir le lendemain si son ennemi juré se portait bien, se sentant obligé d'ajouter que s'il le trouvait terrassé par un arrêt cardiaque il n'irait pas à ses obsèques.

Andrew hésita un instant à trahir un secret et, n'y résistant plus, confia au garagiste que Morton lui avait avoué n'avoir jamais couché avec sa sœur. Le garagiste lui répondit que le contraire l'aurait bien étonné, puisqu'il était fils unique.


*

La sonnerie du téléphone ne cessait de retentir. Exaspérée, Suzie sortit de son bain et décrocha.

– Mais qu'est-ce que vous faites, bon sang, ça fait dix fois que j'appelle !

– Je m'habille !

– Je vous attends en bas, j'ai faim, râla Andrew en raccrochant.

Suzie le retrouva assis à une table accolée à la vitre. À peine l'avait-elle rejoint que le serveur déposa devant elle un plat de pâtes et une pièce de bœuf devant Andrew.

– Ce n'est pas la vie de votre grand-mère, mais les documents qui sont la cause de nos problèmes, dit Andrew en coupant son steak.

– Quels documents ?

– Ceux que votre grand-mère allait prétendument faire passer à l'Est.

– Je suis heureuse d'entendre que vous ne l'avez pas définitivement condamnée.

– Je vous l'ai déjà dit, je n'ai pas d'a priori. C'est valable dans un sens comme dans l'autre. Ils ne les ont pas retrouvés sur elle, c'est pour cela que Morton, comme tous les journalistes de l'époque, n'a jamais pu les voir. Et ils les cherchent encore, ou plutôt, ils crèvent de trouille que quelqu'un mette la main dessus avant eux. Réfléchissez une minute. Quelle valeur pourraient encore avoir de nos jours les positions stratégiques de l'armée américaine dans une guerre qui est terminée depuis bientôt quarante ans ? Je ne pense pas que le Pentagone ait pour projet d'aller massacrer à nouveau les habitants de My Lai. Ce que votre grand-mère cherchait à passer de l'autre côté du « rideau de fer » devait être d'une tout autre nature que ce que l'histoire raconte. Reste à savoir quelles étaient les informations tombées entre ses mains et ce qu'elle comptait en faire.

– Ça pourrait coller avec ce qu'elle disait à son amant au moment de leur dispute ; qu'elle irait jusqu'au bout quoi qu'il lui en coûte.

– Mais au bout de quoi ? questionna Andrew.

Et soudain, guidé par une force qu'il n'aurait su expliquer, Andrew tourna la tête vers la vitrine du bar et aperçut Valérie dans la rue. Elle tenait un parapluie à la main, et le regardait dîner en compagnie de Suzie. Elle lui sourit timidement, et poursuivit son chemin.

– Qu'est-ce que vous attendez ? demanda Suzie.

Andrew se leva d'un bond et se précipita dehors. La silhouette de Valérie disparaissait au coin de la rue. Il courut pour la rattraper et quand il arriva à sa hauteur, elle ouvrait la portière d'un taxi. Elle se retourna et lui sourit encore.

– Ce n'est pas ce que tu crois, dit-il en s'approchant.

– Le bar ou ton amie ? s'enquit Valérie.

– L'un et l'autre, je ne bois plus et je suis seul.

– C'est ta vie, Andrew, dit Valérie d'une voix claire, tu n'as pas à te justifier.

Andrew ne trouva rien à répondre. Il avait rêvé de ce moment pendant des nuits entières et il était incapable de prononcer la moindre parole sensible.

– Tu es resplendissante, finit-il par bafouiller.

– Tu n'es pas mal non plus, répliqua-t-elle.

Le chauffeur du taxi se retourna, impatient.

– Il faut que j'y aille, dit-elle. Une urgence.

– Je comprends.

– Tu vas bien ?

– Je crois.

– Alors j'en suis heureuse.

– C'était étrange de te revoir ici, dit Andrew, l'air perdu.

– Oui, c'était étrange.

Valérie s'assit sur la banquette et referma la portière.

Andrew regarda le taxi s'éloigner et lorsqu'il se retourna, pour rebrousser chemin, il ne vit pas que Valérie venait de faire de même et le regardait par la lunette arrière.


*

Il entra dans le bar et s'assit à la table. Suzie termina son plat.

– Elle est beaucoup plus belle que sur la photo, lâcha-t-elle en rompant le silence.

Andrew ne répondit pas.

– C'est un endroit que vous fréquentez beaucoup ?

– Oui, c'est sur ce bout de trottoir que nous nous étions revus.

– Vous y êtes revenu souvent depuis votre séparation ?

– Une seule fois, en sortant de l'hôpital.

– Le bureau de votre ex-femme se trouve près d'ici ?

– Non, il est à l'autre bout de la ville.

– Et vous croyez qu'elle passait là par hasard ?

– Le hasard, vous savez...

– Vous n'êtes peut-être pas le seul à ressasser des souvenirs dans des reflets de fenêtres. Vous croyez au destin ?

– Quand ça m'arrange, oui.

– Alors faites-lui confiance, dit Suzie en se levant de table.

– Vous pensez que...

– Qu'elle avait l'air jalouse en me voyant ?

– Ce n'était pas la question que j'allais vous poser.

– Alors ne m'en posez pas d'autre et allons nous coucher, je tombe de sommeil.

Dans l'ascenseur qui s'élevait vers le vingtième étage, Suzie posa ses mains sur la nuque d'Andrew.

– J'aimerais bien rencontrer un jour un type comme vous, Stilman.

– Vous m'avez rencontré, il me semble.

– Je voulais dire au bon moment, ajouta-t-elle alors que les portes de la cabine s'ouvraient sur le palier.

Suzie entra dans la chambre, attrapa un oreiller et une couverture, et alla se coucher sous la fenêtre.


*

Suzie fut réveillée par le vacarme de la rue. Elle ouvrit les yeux, Andrew n'était plus là. Elle s'habilla et descendit dans le hall. Le bar de l'hôtel était fermé et Andrew n'était pas non plus dans la salle où l'on servait les petits déjeuners.

Elle appela le New York Times, la standardiste lui répondit qu'elle n'avait pas vu Stilman depuis plusieurs jours. Il était encore trop tôt pour aller à la bibliothèque et Suzie s'en voulut de ne pas savoir quoi faire en son absence. Elle remonta dans la chambre, ouvrit son sac de voyage, relut la lettre de Liliane et, après avoir parcouru la partition musicale, elle eut enfin une idée de la façon dont elle occuperait sa matinée.


*

Simon allait et venait de la porte de son bureau à la fenêtre, lançant au passage des regards incendiaires à Andrew.

– Tu vas finir par me donner le mal de mer si tu continues comme ça, dit Andrew.

– Je te laisse trois jours seul et tu te débrouilles pour te mettre dans une situation impossible.

– C'est bien ce que je pensais, ma mère s'est réincarnée en toi. Je ne suis pas venu pour que tu me fasses la morale, mais pour que tu me prêtes de l'argent.

– C'est tellement grave que tu ne peux pas te servir de ta carte de crédit ?

– Je préfère prendre mes précautions tant que je ne sais pas à qui j'ai affaire. Et puis j'ai besoin d'un peu plus que ce qu'il y a sur mon compte.

Simon alla s'asseoir à son bureau, avant de se relever aussitôt pour retourner à la fenêtre.

– Reste assis, je t'en supplie ! Écoute Simon, je ne suis ni le premier ni le dernier reporter à s'attirer les foudres du pouvoir en menant une enquête. Toi qui aimes tant les voitures, vois ça comme une course. Le but est de coiffer l'autre au poteau. L'équipe adverse est prête à tout, j'en suis conscient, mais mon arme à moi, ce sont les rotatives du journal. Tu te plaignais de me voir noyer mon malheur dans du Fernet-Coca, je n'ai pas touché à une goutte d'alcool depuis une semaine et je n'ai jamais été aussi occupé depuis mon accident.

– Je n'arrive pas à savoir si tu es cynique par pur plaisir ou si tu es vraiment devenu irresponsable.

– J'ai bien pensé écrire un grand article sur ton garage, mais je connais ma rédactrice en chef, elle préfère les affaires d'État et les scandales. Elle ne sait pas ce qu'elle rate.

– Tu as besoin de combien ?

– Cinq mille pour être tranquille, je te les rendrai dès que j'aurai publié.

– Tu ne sais même pas ce que tu vas publier.

– Pas encore, mais ça pue déjà suffisamment la charogne pour que je devine qu'un gros gibier se cache derrière cette histoire.

– Et en liquide en plus !

– Je préférerais éviter de passer à la banque, et puis je ne veux pas qu'on puisse remonter jusqu'à toi.

– J'ai l'impression que c'est déjà fait, répondit Simon en regardant par la fenêtre.

– Qu'est-ce que tu racontes ?

– Ne bouge pas. Il y a une berline noire garée sur le trottoir d'en face, avec un type louche à l'intérieur.

Andrew se précipita à la fenêtre pour savoir si on l'avait suivi, provoquant l'exaspération de Simon. Une femme sortit d'un immeuble en vis-à-vis du garage, portant un chien minuscule dans ses bras. Son chauffeur lui ouvrit la portière et démarra dès qu'elle fut installée.

– C'est sûrement la CIA, dit Andrew en tapant sur l'épaule de Simon, ils ont toute une brigade de mémères à chihuahua pour assurer leur couverture.