– Tout alpiniste le croit, et j'espère que vous aussi, désormais.
– Vous y retourneriez ?
– Si j'en ai un jour les moyens, oui.
– J'ai une proposition malhonnête à vous faire, Shamir. À la fin de ma formation, c'est moi qui vous y emmènerai.
Shamir estimait que Suzie n'avait pas encore le niveau pour affronter le mont Blanc. Et le voyage serait trop onéreux. Il l'avait remerciée en déclinant son offre.
– Dans moins d'un an, j'escaladerai le mont Blanc, avec ou sans vous, avait affirmé Suzie en quittant la table.
Au lendemain de leur escapade dans le Colorado, après qu'ils s'étaient embrassés au sommet du pic Grays, Shamir avait refusé d'être payé.
Au cours des six mois suivants, Suzie l'avait harcelé avec sa nouvelle obsession, vaincre le plus haut sommet d'Europe.
Un matin de novembre, Shamir et elle avaient connu leur unique dispute, lorsque rentrant chez lui, il l'avait retrouvée assise en tailleur sur le tapis du salon, une carte étalée devant elle. Il lui avait suffi d'un coup d'œil pour reconnaître les reliefs de la montagne où Suzie avait tracé une voie d'escalade au crayon rouge.
– Tu n'es pas prête, avait-il répété pour la énième fois. Tu ne renonces jamais quand tu as une idée en tête ?
– Jamais ! avait-elle déclaré fièrement en exhibant deux billets d'avion. Nous partirons à la mi-janvier.
En été, il aurait déjà hésité à l'y emmener, mais en janvier, c'était hors de question. Suzie avait fait valoir qu'en pleine saison le mont Blanc devenait une usine à touristes. Elle voulait le gravir seule avec lui. Elle avait passé des semaines à étudier l'itinéraire, jusqu'à le connaître dans ses moindres détails.
Shamir s'était emporté. À 4 800 mètres, la pression en oxygène réduite de moitié provoque migraines, jambes en coton, nausées et ivresse chez ceux qui veulent défier de tels sommets sans y être correctement préparés. L'hiver, ils se réservaient aux alpinistes chevronnés, et Suzie en était loin.
Obstinée, elle avait récité sa leçon.
– Nous passerons par l'aiguille du Goûter pour atteindre l'arête des Bosses. Le premier jour, nous effectuerons une montée depuis le Nid d'Aigle. Six heures, huit tout au plus pour atteindre le refuge de la Tête Rousse. Nous atteindrons le col du Dôme au lever du jour puis nous passerons le bivouac Vallot. À 4 362 mètres, nous aurons atteint une altitude équivalente à celle du pic Grays (où elle avait promis de faire demi-tour en cas de météo défavorable). Ensuite les Deux Bosses, avait-elle poursuivi surexcitée en désignant une croix rouge dessinée sur la carte. Et enfin, ce sera le tour du rocher de la Tournette, avant d'attaquer l'arête sommitale. Là-haut, on se prend en photo et on redescend. Tu auras conquis ce sommet dont tu as toujours rêvé.
– Pas comme ça, Suzie, pas en te faisant courir de tels risques. Et nous nous attaquerons au mont Blanc le jour où j'aurai les moyens de t'y emmener. Je te le promets. Mais pas en hiver, ce serait du suicide.
Suzie lui avait tenu tête.
– Et si depuis notre premier baiser au sommet du pic Grays, je m'étais prise à rêver que tu me demanderais ma main au sommet du mont Blanc ? Et si le mois de janvier comptait plus que tout pour moi pour une telle occasion, ce n'est pas plus important que tes fichues inquiétudes météorologiques ? Tu gâches tout, Shamir, je voulais...
– Je n'ai rien gâché du tout, avait-il murmuré. De toute façon, tu arrives toujours à tes fins. D'accord, mais d'ici là, je ne te laisserai aucun moment de répit. Chaque instant de liberté devra être consacré à la préparation de cette folie. Tu dois te mettre en condition, non seulement pour escalader une montagne bien plus traître qu'elle n'y paraît, mais pour affronter son climat. Et tu n'as encore jamais connu de tempête lorsqu'elle te frappe en haute altitude.
Shamir se remémorait chacun des mots prononcés dans la tiédeur de sa maison de Baltimore, alors que le grésil cinglant son visage lui faisait endurer une souffrance lancinante.
Le vent redoublait. À quinze mètres de lui, Suzie n'était plus qu'une ombre dans la tempête qui les harcelait.
Il ne fallait pas céder à la peur, ne pas transpirer ; la sudation est fatale en haute montagne. Elle vous colle à la peau et cristallise dès que la température corporelle s'abaisse.
Le fait que Suzie mène la cordée l'inquiétait encore plus, il était le guide et elle l'élève. Mais elle refusait de ralentir et avait pris la tête depuis une heure déjà. Le bivouac Vallot était désormais un lointain souvenir. Ils auraient dû y faire demi-tour. Le jour ne perçait plus le ciel obscur quand ils avaient décidé de poursuivre leur route et de s'engager dans ce couloir vertigineux.
Sous le rideau de neige battu par le vent, il crut voir Suzie agiter les bras. Il est d'usage de respecter une distance de sécurité d'au moins quinze mètres entre deux membres d'une cordée, mais Suzie ralentissait enfin le pas, et Shamir se résolut à enfreindre cette règle pour se rapprocher d'elle. Lorsqu'il arriva à sa hauteur, elle se colla à son oreille pour lui crier qu'elle était certaine d'avoir aperçu les rochers de la Tournette. S'ils réussissaient à les atteindre, ils pourraient se protéger le long de leurs parois rocailleuses.
– Nous n'y arriverons pas, c'est trop loin, hurla Shamir.
– Tu as une meilleure idée ? lui répondit Suzie en tirant sur la corde.
Shamir haussa les épaules et prit l'initiative d'ouvrir la marche.
– Pas si près de moi, ordonna-t-il en plantant son piolet.
Lorsqu'il sentit le sol se dérober, devinant qu'il était trop tard, il se tourna vers Suzie pour l'avertir du danger.
La corde se tendit brusquement. Suzie fut projetée en avant et toutes ses forces réunies ne purent l'empêcher de suivre Shamir dans la crevasse qui venait de s'ouvrir sous leurs pieds.
Dévalant la pente à une vitesse vertigineuse, ils étaient impuissants à ralentir leur chute. La combinaison de Shamir se déchira, une grenaille de givre lui lacéra le torse. Sa tête heurta la glace et il eut l'impression de recevoir un uppercut en plein visage. Le sang qui s'épanchait de ses arcades sourcilières l'aveuglait. L'air peinait à entrer dans ses poumons. Les alpinistes ayant survécu à une chute dans une crevasse parlent de naufrage, d'impression de noyade. C'était exactement ce qu'il ressentait.
Incapables de s'agripper à la paroi, ils continuaient de glisser. Shamir hurla le prénom de Suzie, mais n'entendit aucune voix en retour.
Il heurta le sol. Ce fut un choc sourd, un arrêt brutal, comme si la montagne en l'avalant avait voulu le mettre K.-O.
Il releva la tête, et vit une masse blanche qui s'abattait sur lui. Puis ce fut le silence.
2.
Une main chassait la neige de son visage. Une voix lointaine le suppliait d'ouvrir les yeux. Dans un halo, il vit Suzie penchée sur lui, le visage livide. Elle grelottait, mais elle enleva ses gants et nettoya sa bouche et ses narines.
– Tu arrives à bouger ?
Shamir répondit oui de la tête. Il recouvra ses esprits et tenta de se redresser.
– J'ai mal aux côtes et à l'épaule, gémit-il. Et toi ?
– Comme si j'étais passée sous un rouleau compresseur, mais rien de cassé. J'ai perdu connaissance en tombant au fond de la crevasse, et je n'ai aucune idée du temps qui s'est écoulé depuis notre chute.
– Ta montre ?
– Elle est cassée.
– Et la mienne ?
– Elle n'est plus à ton poignet.
– Nous allons crever d'hypothermie si on ne fait rien. Aide-moi à me dégager.
Suzie creusa la neige qui recouvrait Shamir jusqu'au bassin.
– Tout ça est de ma faute, hurla-t-elle en redoublant d'efforts pour le libérer.
– Est-ce que tu as pu apercevoir le ciel ? demanda Shamir en essayant de se lever.
– Un petit bout, mais je n'en suis pas sûre, il faudrait que le temps se lève.
– Ouvre ma combinaison et frictionne-moi. Dépêche-toi, je suis en train de mourir de froid. Et remets tes gants tout de suite. Si tes doigts gèlent, nous sommes fichus.
Suzie attrapa son sac à dos qui l'avait protégée dans sa chute. Elle en sortit un tee-shirt et dégagea la fermeture Éclair de la combinaison de Shamir. Elle le frictionna sans relâche, Shamir résistant à une douleur qui devenait insoutenable. Quand il fut à peu près sec, Suzie lui fit un bandage de fortune autour du torse, referma la combinaison, et déplia son sac de couchage.
– Glisse-toi dedans avec moi, dit-il. Il faut se tenir chaud. C'est notre seule chance.
Pour une fois, Suzie obéit. Elle fouilla encore son sac à dos et vérifia à tout hasard l'écran de son téléphone cellulaire avant de l'éteindre. Puis elle aida Shamir à s'installer à l'intérieur du sac de couchage et s'y blottit contre lui.
– Je suis épuisée.
– Il faut lutter, si on s'endort, on ne se réveillera pas.
– Tu crois qu'ils nous trouveront ?
– Personne ne s'apercevra de notre disparition avant demain. Et je doute que les secours nous cherchent ici. Il faut remonter.
– Comment veux-tu remonter ?
– Nous allons reprendre des forces et si le lever du jour nous apporte un peu de lumière, nous chercherons nos piolets. Avec un peu de chance...
Suzie et Shamir restèrent ainsi de longues heures à scruter la pénombre. Lorsque leur vue s'y accommoda, ils découvrirent que le fond de la crevasse se prolongeait vers une grotte souterraine.
Un rai de lumière finit par percer l'obscurité à une trentaine de mètres au-dessus de l'endroit où ils se trouvaient. Shamir secoua Suzie.
– Levons-nous, ordonna-t-il.
Suzie regarda devant elle. Le spectacle qui s'offrait soudain était aussi beau que terrifiant. À quelques mètres, une voûte de glace surplombait un gouffre aux parois scintillantes.
– C'est un aven, souffla Shamir, en pointant du doigt le haut de la trouée. Un puits naturel qui relie une doline à un gouffre souterrain. La circonférence est étroite, nous pourrions peut-être l'escalader en grimpant en cheminée.
Il lui montra alors la voie qui lui semblait possible. La déclivité était importante, mais d'ici une à deux heures, le soleil aurait attendri la glace et leurs crampons pourraient s'y accrocher. Cinquante mètres, soixante peut-être, difficile d'apprécier la hauteur qui les séparait de la surface, mais s'ils réussissaient à atteindre la corniche qu'ils apercevaient, le boyau qui la prolongeait était suffisamment étroit pour pouvoir y grimper, dos à la paroi en poussant sur les jambes.
– Et ton épaule ? demanda Suzie.
– La douleur est tolérable. De toute façon, c'est notre seule chance, remonter par la crevasse est impossible. En attendant, il faut retrouver nos piolets.
– Et si nous avancions dans la grotte, il y a peut-être une autre sortie ?
– Pas en cette saison. Même si une rivière souterraine passait par là, elle serait gelée. La seule issue de secours est à la verticale de cet aven. On ne pourra pas s'y attaquer aujourd'hui. Il nous faudra au moins cinq heures pour grimper, je nous en donne deux tout au plus avant que le soleil bascule sur l'autre versant, et dans le noir, c'est injouable. Reprenons des forces et allons chercher notre matériel. La température dans cette grotte est moins glaciale que ce que je croyais, nous pouvons même essayer de dormir un peu dans le sac de couchage.
– Tu crois vraiment qu'on peut s'en sortir ?
– Tu as le niveau pour grimper cette cheminée, tu passeras la première.
– Non, toi d'abord, supplia Suzie.
– J'ai trop mal aux côtes pour pouvoir te hisser, et si je dévissais, je t'entraînerais avec moi.
Shamir retourna à l'endroit de leur chute. La douleur lui coupait le souffle, mais il s'efforçait de ne rien montrer à Suzie. Tandis qu'il creusait la neige avec ses gants dans l'espoir de retrouver ses piolets, elle s'éloigna vers le fond de la grotte.
Soudain, il l'entendit l'appeler. Shamir se retourna et revint sur ses pas.
– Viens m'aider à chercher notre matériel, Suzie !
– Oublie tes piolets et viens voir !
Au fond de la caverne, un tapis de glace, lisse comme si elle avait été damée par un engin mécanique, s'étendait devant eux, avant de plonger dans l'obscurité.
– Je vais chercher la lampe torche.
– Viens avec moi, ordonna Shamir. Nous explorerons cet endroit plus tard.
Suzie fit demi-tour à contrecœur et retourna là où Shamir avait entrepris ses fouilles.
Ils creusèrent la neige pendant une heure. Shamir distingua une sangle du sac à dos qu'il avait perdu dans sa chute et soupira de soulagement. Cette trouvaille lui redonna espoir. Mais aucune trace des piolets.
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