– Vous avez dit que le chauffeur les avait suivis ?

– Stilman est arrivé seul à la Juilliard, mais il en est reparti avec Suzie Walker, elle devait l'attendre là-bas.

Knopf regarda le ciel gris et soupira.

– Passez me chercher au Rockefeller Center, je veux entendre le rapport du chauffeur de sa propre voix.


*

Andrew s'allongea sur le lit, mains derrière la nuque. Suzie s'approcha de la table de nuit, ouvrit le tiroir et regarda la bible qui s'y trouvait.

– Vous croyez en Dieu ?

– Mes parents étaient très croyants, nous allions chaque dimanche à la messe. La dernière à laquelle j'ai assisté fut celle de l'enterrement de mon père. Et vous ?

– Un mois après mon rapatriement aux États-Unis, je suis retournée à Baltimore. Quand je suis entrée dans l'appartement de Shamir, ses parents étaient là. Son père m'a regardée, sans rien dire, et lorsqu'il a vu mes mains, ses premières paroles ont été pour s'inquiéter de ma douleur. Je ne saurais pas vous dire pourquoi, mais ce soir-là, j'ai renoué avec la foi. J'ai demandé à sa mère si je pouvais prendre quelques affaires lui appartenant, son bleu de travail, son blouson et une écharpe rouge qu'il emportait toujours en montagne. Cette écharpe était son porte-bonheur. Chaque fois qu'il atteignait un sommet, il la nouait à son piolet et la regardait flotter dans le vent, le temps de savourer sa victoire et de reprendre des forces. Il ne l'avait pas sur le mont Blanc, nous l'avions oubliée en faisant nos bagages. J'ai répété à ses parents une histoire dont ils connaissaient l'issue, mais sa mère voulait réentendre les détails de notre ascension. Je voyais dans son regard que tant que je lui parlais de son fils il était encore un peu en vie. Et puis je me suis tue, parce que je n'avais plus rien à raconter. Sa mère s'est levée, elle est revenue avec un sac de vêtements qui appartenaient à Shamir. Elle m'a caressé la joue sur le pas de la porte et m'a confié un médaillon qu'elle portait toujours autour du cou. Elle m'a dit que si je retournais un jour sur cette montagne, elle aimerait beaucoup que je le jette dans la crevasse où dormait son fils, puis elle m'a suppliée d'avoir une vie qui vaille la peine que son fils se soit sacrifié. Je voudrais juste que la mort ne soit pas qu'un long sommeil sans rêves, que l'âme de Shamir erre quelque part et soit heureuse.

Andrew se leva et alla jusqu'à la fenêtre, attendant quelques instants avant de prendre la parole.

– Je courais le long de l'Hudson River et je me suis retrouvé dans une ambulance entre la vie et la mort, plus proche de la mort que de la vie. Je n'ai aperçu aucune lueur, n'ai entendu aucune voix d'ange m'appeler vers les cieux, rien de tout ce que le curé nous racontait. Mais j'ai vu beaucoup d'autres choses. Aujourd'hui, je ne sais plus en quoi je crois. En la vie probablement, à la peur de la perdre et bizarrement jamais à celle de la foutre en l'air. Vous devriez comprendre, vous aussi vous êtes une survivante et vous vous acharnez à vouloir prouver l'innocence d'une femme que vous n'avez même pas connue.

– Ne comparez pas la façon dont nous menons nos vies. Vous avec votre bouteille, moi avec mon obsession. J'aurais voulu avoir une grand-mère à qui confier ce que l'on ne dit pas à ses parents, qui vous donne des conseils sans vous faire de leçons. J'ai besoin de prouver son innocence pour donner un sens à mon existence, pas pour la détruire. Je suis née sous un nom d'emprunt. Lorsque le temps sera venu, je voudrais être enterrée sous celui de Walker et fière de l'avoir porté.

– C'était le nom de son mari.

– C'est celui qu'elle avait choisi de prendre, son nom de jeune fille était Mc Carthy. J'ai du sang irlandais dans les veines.

– Il est l'heure, dit Andrew en regardant sa montre. Colman ne devrait plus tarder à appeler, allons grignoter quelque chose en attendant.


*

Andrew commanda un club-sandwich, Suzie se contenta d'un soda. Son regard allait de la pendule murale au téléphone posé sur le comptoir.

– Il appellera, dit Andrew en s'essuyant la bouche.

Enfin, le téléphone sonna. Le barman tendit le combiné à Andrew.

– Je veux mille dollars de plus ! dit Colman surexcité.

– Ce n'est pas ce qui était convenu, répondit Andrew.

– Ce que j'ai trouvé vaut beaucoup plus que les deux cents que vous m'avez proposés.

– Il faudrait peut-être me dire de quoi il s'agit pour que je puisse en juger.

– Les notes manquantes ne forment aucune suite logique, elles n'ont aucune signification.

– Et c'est avec ça que tu veux négocier une rallonge ?

– Laissez-moi finir. L'idée m'est venue de les rapprocher du livret de l'opéra. J'ai comparé les mesures qui avaient disparu avec le texte qu'elles accompagnaient. Et votre jeu des sept erreurs prend tout son sens. Je suis en train de recoller les mots, de recomposer chaque phrase, c'est sidérant. Je comprends mieux pourquoi vous vouliez décoder ce rébus. Si ce que j'ai sous les yeux est vrai, vous avez un énorme scoop entre les mains.

Andrew s'efforça de ne rien laisser filtrer de l'impatience qui le gagnait.

– D'accord tu toucheras ton argent. Quand auras-tu fini ?

– Avec mon ordinateur, rapprocher phrases et mesures est un jeu d'enfant, je devrais avoir complété le texte dans une heure tout au plus.

– Nous serons chez toi dans vingt minutes, envoie-moi par e-mail ce que tu as déjà fait, je le lirai en chemin.

– Vous me promettez que vous me paierez ?

– Je n'ai qu'une parole.

Jack Colman raccrocha.







12.

Andrew demanda son chemin au gardien du campus.

Suzie le précéda en s'engouffrant dans le bâtiment C de la résidence étudiante.

Andrew frappa à la porte. Colman devait travailler avec un casque sur les oreilles. Suzie frappa à son tour, et comme Colman ne répondait toujours pas, elle entra dans la chambre.

Jack dormait, la tête sur son clavier. Intriguée, Suzie regarda Andrew et s'approcha du bureau. Elle posa la main sur l'épaule de Colman, le bras du jeune homme retomba lourdement le long de son corps, son visage était blême.

Suzie poussa un cri qu'Andrew tenta d'étouffer en lui mettant sa main sur la bouche. Elle le repoussa et secoua Colman par les épaules. La tête de Jack dodelinait sur le clavier, mais ses yeux restaient mi-clos, sans la moindre expression de vie.

– Appelez une ambulance, implora Suzie.

Andrew appuya son index sur la carotide de Colman.

– Je suis désolé, vraiment désolé, dit-il, la gorge serrée.

Suzie s'agenouilla à côté de Jack Colman, et empoigna sa main inerte. Et tandis qu'elle conjurait Colman de se réveiller, Andrew la força à se relever.

– Vous êtes en train de laisser des empreintes partout, murmura-t-il. Allez, venez, fichons le camp.

– Je m'en moque de mes empreintes !

– C'est tragique, mais on ne peut plus rien faire.

Andrew remarqua un bout de carton blanc sous la joue de Colman. Il tira dessus et reconnut sa carte de visite. Une idée lui vint, comme une fulgurance qui pendant un court instant l'arracha à la situation dans laquelle il se trouvait.

– Et merde, tant pis pour les empreintes, bougonna-t-il.

Il déplaça la tête de Colman et s'empara du clavier, devant Suzie qui ne comprenait rien à sa précipitation.

Il ouvrit le navigateur, se connecta à la messagerie du New York Times, tapa son identifiant et son mot de passe et accéda à sa boîte mail.

Il y découvrit les courriels qu'il n'avait pas ouverts depuis plusieurs jours, le plus récent apparaissait en haut de l'écran et émanait de Jack Colman.

Le jeune homme avait dû le rédiger après leur conversation téléphonique. En s'effondrant sur les touches de son clavier, il en avait activé l'envoi.

Et pendant qu'Andrew essayait de lire les premières lignes, il s'aperçut que les autres courriels en attente disparaissaient l'un après l'autre.

– Quelqu'un pirate ma messagerie, cria-t-il.

La liste des e-mails se réduisait de seconde en seconde.

Andrew appuya précipitamment sur deux touches. L'imprimante de Colman se mit à ronronner et un feuillet apparut dans le bac.

Andrew le rangea dans sa poche, ralluma son portable et appela le 911.


*

La chambre d'étudiant grouillait de policiers. Les ambulanciers dépêchés sur place s'en étaient allés après avoir constaté le décès. Il n'y avait aucune blessure apparente, aucune trace de lutte, aucune seringue, rien qui indiquât à première vue une agression ou même une overdose.

Un jeune homme était mort devant son écran d'ordinateur et l'inspecteur qui recueillait le témoignage d'Andrew lui dit que la cause du décès semblait être d'origine naturelle. Ce ne serait pas le premier jeune à mourir d'une malformation cardiaque, d'une rupture d'anévrisme, d'un abus d'amphétamines ou simplement des effets d'une hygiène de vie déplorable. « Les étudiants ne reculaient plus devant rien pour réussir leurs examens », soupira-t-il. Il en avait vu d'autres dans sa carrière. L'autopsie confirmerait tout cela. En attendant, Suzie et Andrew étaient priés de ne pas quitter l'État de New York et de se présenter au commissariat dans les vingt-quatre heures pour y faire chacun leur déposition.

Avant de les autoriser à partir, l'inspecteur appela le New York Times et souhaita s'entretenir avec la rédactrice en chef d'Andrew pour s'assurer que le reporter Stilman travaillait bien à un article sur la Juilliard School et qu'il devait à cet effet rencontrer cet après-midi un certain Jack Colman. Olivia Stern le lui confirma sans la moindre hésitation. Elle demanda à l'inspecteur si elle pouvait dire un mot à son journaliste. L'inspecteur lui tendit le téléphone.

– Il va de soi que je vous attends à mon bureau dans l'heure, dit Olivia.

– C'était une évidence.

Andrew rendit le portable à l'inspecteur.

– Désolé, j'étais obligé de vérifier, c'est la procédure. Mais je n'ai pas dit que vous étiez avec votre petite amie.

– Je vous remercie, répondit Andrew, bien que ce ne soit pas interdit par notre règlement.

L'inspecteur les libéra.


*

– Pourquoi n'avez-vous rien dit ? s'exclama Suzie sur le trottoir.

– Dit quoi ? Qu'en demandant à ce garçon de nous aider à assembler les morceaux manquants d'un opéra, nous l'avions condamné à mort ? Qu'il a probablement été exécuté par un tueur professionnel et que nous avons de bonnes raisons de croire à cette hypothèse parce que vous avez dessoudé un de ses collègues avant-hier soir ? Vous avez besoin que je vous rappelle ce qui s'est passé sur l'île ? Qui de nous deux ne voulait pas qu'on prévienne les flics de peur que son enquête s'arrête ?

– Je dois parler à Knopf, que ça vous plaise ou non.

– Faites comme bon vous semble, moi, je dois aller parler à ma rédactrice en chef et je n'ai pas la moindre idée du bobard que je vais lui servir pour qu'elle me foute la paix. J'emporte le texte, je l'étudierai au journal, on se retrouve en fin de journée à l'hôtel. Je n'aime pas l'idée de vous laisser seule, soyez prudente et ne rallumez pas votre portable.

– Vous l'avez bien fait, vous !

– Je n'avais pas le choix et je le regrette.


*

Andrew avait besoin de se remettre les idées en place. Une vingtaine de blocs le séparaient du journal, il décida de les parcourir à pied. En entrant dans le premier bar venu, il commanda un Fernet-Coca, le barman n'en servait pas et Andrew ressortit furieux.

En chemin, il s'arrêta devant une cabine téléphonique et composa un numéro à San Francisco.

– C'est Andrew Stilman à l'appareil. Je vous dérange ?

– Tout dépend du service que vous allez encore me demander, répliqua l'inspecteur Pilguez.

– Je me suis retrouvé accidentellement sur une scène d'homicide. J'y ai laissé pas mal d'empreintes, j'ai besoin d'une recommandation auprès de vos collègues.

– C'est-à-dire ?

– Que quelqu'un comme vous leur assure que je ne suis pas le genre d'homme à assassiner un gosse. La victime avait vingt ans au plus. J'ai besoin qu'on me laisse tranquille, le temps de boucler une enquête.

Pilguez ne répondait pas, Andrew entendait le souffle de sa respiration.

– Et bien sûr, vous vous trouviez sur les lieux du crime par hasard ? finit-il par lâcher d'un ton flegmatique.

– Plus ou moins.

– Ça s'est passé où ?

– À la résidence étudiante de la Juilliard Academy, sur la 65e.