– Un énorme scandale diplomatique.

– Tu parles ! Quand des sous-marins nucléaires russes se font piquer à croiser au large de l'Alaska ou à naviguer dans les eaux territoriales norvégiennes, ça ne donne pas trois lignes dans un canard. Et si c'est ça le scoop que j'ai promis à ma rédactrice en chef, ma prochaine enquête sera d'aller les compter, les canards, sur le réservoir de Central Park. Allez, ça suffit, il faut que je vous parle, mais pas ici.

Andrew régla l'addition, sans oublier de rappeler au barman que le bloody mary était pour lui. Il prit Suzie par le bras et l'entraîna vers la rue. Il lui fit remonter deux blocs sans dire un mot, jusqu'à ce qu'ils s'engouffrent dans la bouche de métro sur la 49e.

– Je peux savoir où on va ?

– Vous préférez le quai nord ou le sud ?

– Ça m'est totalement égal.

– Alors le sud, répondit Andrew en bousculant Suzie vers l'escalier.

Il repéra un banc au bout du quai et s'y assit. Une rame de métro passa dans un grondement assourdissant.

– Les notes de Colman ne racontent pas du tout la même histoire que celle de votre cher ami Knopf.

– Vous avez lu sa retranscription ?

– Colman n'a pas eu le temps d'achever son travail. Difficile d'en tirer des conclusions définitives, dit Andrew en haussant la voix pour couvrir le bruit du métro qui filait dans le tunnel, mais je m'explique mieux pourquoi il voulait une augmentation ; ça fait froid dans le dos.

Andrew remit à Suzie le feuillet qu'ils avaient imprimé dans la chambre de Jack Colman.

Ils veulent assassiner la Demoiselle des neiges.

Si rien n'est fait pour la protéger, elle disparaîtra à jamais.

L'or coule en abondance sous son manteau de glace et nos gens de haut rang veulent s'en emparer.

Le seul moyen de s'approprier ses richesses était de précipiter sa fin.

Mais le tombeau de Snegourotchka sera aussi celui de l'hiver, annonçant un bouleversement destructeur.

Ils en connaissent les conséquences et les méprisent, j'en ai maintenant la preuve.

La voie du nord libérée assurera leur domination et leur prospérité.

Est ou Ouest, alliés ou ennemis n'a plus d'importance. Les prévenir est le seul moyen de mettre un terme aux assauts qui ont déjà commencé.

Nos gens de haut rang recourent aux pires moyens pour arriver à leurs fins.

Les fractures sont volontaires et la nature accomplira le reste.

Sauver Snegourotchka est un devoir qui ne connaît ni obéissance ni patrie, celui d'assurer la survie de millions d'êtres humains.

– Vous y comprenez quelque chose ? s'enquit Suzie.

– Le style est un peu lyrique, j'en conviens, mais votre grand-mère a composé ce texte à partir d'un livret d'opéra. À la première lecture, je me suis interrogé, comme vous. Et puis je me suis souvenu de l'excitation de Colman au téléphone, au point de me demander ce qu'il avait bien pu y voir qui m'échappait. Je n'avais pas regardé mon portable quand je l'ai rallumé pour appeler les flics. Mais tout à l'heure en vous attendant au bar, j'ai vu que Colman m'avait envoyé un texto. Peut-être en comprenant que ce n'était pas nous qui frappions à sa porte. C'est ce dernier message qui a éclairé ma lanterne.

Andrew tira son téléphone de sa poche et le montra à Suzie.

« La Demoiselle de neiges est la banquise arctique. »

– Relisez ce texte maintenant, reprit Andrew, et vous comprendrez tout, sauf la folie qui a pu animer des hommes à vouloir précipiter sa fonte.

– Ils ont voulu détruire la banquise ? demanda Suzie.

– Et ouvrir enfin la voie du nord. Une aubaine pour nos gouvernants qui ont toujours redouté le blocage ou l'asphyxie du canal de Panamá qui reste aujourd'hui encore le seul passage pour le transport maritime entre l'Atlantique et le Pacifique en évitant les « quarantièmes rugissants ». Un corridor unique qu'empruntent trois cents millions de tonnes de marchandises chaque année. Et ce canal est la propriété d'une toute petite république d'Amérique centrale. Ouvrir une nouvelle voie au nord est d'une importance stratégique considérable. Mais cette route demeure impraticable à cause des glaces. Ce serait aussi une aubaine pour nos compagnies pétrolières. Souvenez-vous du CV de l'amant de votre grand-mère. Politiciens, argentiers, magnats, lobbys et multinationales, tout ce beau monde se côtoie, se mélange, partage les mêmes intérêts. Quarante pour cent des réserves mondiales d'or noir se trouvent sous la banquise et elles aussi restent inaccessibles tant que la calotte glaciaire n'aura pas fondu. Je me souviens avoir lu quelque part que cela représentait une manne estimée à plus de sept mille milliards de dollars. De quoi en motiver plus d'un. Voilà pourquoi nos gouvernements successifs s'acharnent à s'opposer à toute mesure freinant le réchauffement climatique. Ouragans, raz-de-marée, sécheresses, famines, élévation du niveau des mers, déplacements des populations côtières, tout ça ne pèse rien contre sept mille milliards de dollars et deux siècles de domination énergétique assurés. Voilà quarante ans que les États-Unis, le Canada et la Russie se disputent les droits territoriaux de l'Arctique. Les Russes ont même envoyé un sous-marin nucléaire pour aller planter leur drapeau au fond de l'océan.

– Nous sommes bien allés planter le nôtre sur la Lune sans en être devenus propriétaires, rétorqua Suzie.

– Elle est un peu loin, et on n'y a pas encore trouvé de pétrole. Combien de guerres avons-nous entreprises pour contrôler les vannes de l'or noir, combien d'hommes y ont perdu la vie... Mais ce qui m'effraie le plus dans ce message que votre grand-mère s'était donné tant de mal à crypter, c'est qu'elle y laisse entendre que ces hommes avaient mis leur projet à exécution.

– Mais quel projet ?

– « Les fractures sont volontaires et la nature accomplira le reste. » Attaquer la banquise en profondeur pour accélérer sa fonte.

– Comment ?

– Je n'en sais rien, mais quand on voit à quelle vitesse elle se réduit d'année en année, je crains que ce scénario ne soit pas qu'une simple fiction. Quoi qu'ils aient fait, j'ai la triste impression que ça a fonctionné.

– Notre gouvernement aurait sciemment provoqué la disparition de la banquise pour aller faire des forages pétroliers en Arctique ?

– Quelque chose dans ce genre, oui. Vous devinez ce qu'il arriverait si nous trouvions les preuves formelles de ce que nous révèle ce bout de papier ? Je doute que les conséquences se limitent à un simple incident diplomatique. C'est toute la crédibilité des États-Unis qui serait remise en cause sur la scène mondiale. Imaginez la réaction des mouvements écologiques, des altermondialistes, des pays qui pâtissent du réchauffement climatique. Sans parler de nos alliés européens qui ont tous des revendications sur les réserves de l'Arctique. Snegourotchka est une véritable poudrière, et on est assis dessus.

– Mais c'est aussi le plus beau sujet de votre carrière.

– Si nous restons en vie pour que je puisse le publier.

Et tandis qu'Andrew et Suzie relisaient encore le texte que leur avait indirectement légué Liliane Walker, les caméras de surveillance fixées au-dessus du quai relayaient leur présence sur les écrans du poste de sécurité. Le logiciel de reconnaissance faciale, mis en place depuis les attentats du 11 Septembre, transmettait déjà leur signalement.


*

L'homme en costume sombre se tenait en appui contre la fenêtre, regardant la ville qui s'étendait jusqu'à la pointe de l'île où l'océan reprenait ses droits. Un paquebot descendait l'Hudson, et Elias Littlefield se fit la remarque que, s'il avait eu une famille, il ne l'aurait jamais emmenée en vacances à bord de l'un de ces HLM flottants. Voyager en troupeau était pour lui aussi vulgaire qu'insupportable.

Il rangea ses lunettes dans la poche haute de son veston et fit claquer sa langue sur son palais. Puis il se retourna et observa l'assemblée autour de la table de réunion, l'air grave et exaspéré.

– Je croyais que la particularité de cette unité était d'anticiper et non de subir. L'un d'entre vous aurait-il un peu de temps libre pour nous rapporter ce document maintenant ? !

– Vous commettriez une erreur en les interpellant « maintenant », répondit Knopf en insistant volontairement sur ce dernier mot.

Littlefield s'approcha de la table de réunion et se servit un grand verre d'eau. Il le porta à ses lèvres en faisant un bruit de succion qui révulsa Knopf.

– Vos oiseaux ont réussi à disparaître pendant quarante-huit heures, enchaîna-t-il, je n'autoriserai pas que cela se reproduise.

– C'est vous qui avez commandité cette brillante intervention sur l'île de Clarks ?

Littlefield regarda ses collaborateurs d'un œil complice et bienveillant. Pour que chacun d'eux sache qu'il appartenait à une équipe soudée dont il était le chef.

– Non, nous n'y sommes pour rien.

Littlefield retourna à la fenêtre contempler la vue.

Les projecteurs éclairaient d'une lumière vert et rouge la structure de l'Empire State Building, signe de l'approche des fêtes de fin d'année. Elias Littlefield pensa que lorsque ce dossier ne serait plus qu'une affaire de plus réglée par ses soins il irait bien skier dans le Colorado.

– Vous en êtes encore réduit à faire la course avec d'autres agences ? reprit Knopf. Je me demande si c'est vraiment votre pays que vous voulez protéger, ou votre carrière ?

– Pourquoi ce ne serait pas les Russes, les Canadiens ou même les Norvégiens qui chercheraient à nous prendre de vitesse ?

– Parce qu'ils sont intelligents. Ils attendraient de mettre la main sur les preuves avant d'agir.

– Épargnez-moi ce ton condescendant, Knopf. Vous nous avez assuré pendant des années que de telles preuves n'existaient plus. La seule raison qui justifie que nous vous ayons sorti de votre retraite est la connaissance que vous aviez de cette affaire. Mais plus les jours passent et plus je doute de votre utilité. Je vous rappelle que votre rôle ici se limite à celui d'observateur, alors gardez vos remarques pour vous.

Knopf repoussa sa chaise. Il attrapa sa gabardine au portemanteau et s'en alla.


*

Le métro s'arrêta dans un grincement mécanique, les portières de la rame s'ouvrirent. Andrew et Suzie s'engouffrèrent dans le wagon de tête et allèrent s'asseoir sur la première banquette libre.

– Une heure après notre départ, les policiers qui se trouvaient chez Colman ont été priés de quitter les lieux.

– Par qui ?

– Par des agents de la NSA qui, paraît-il, prenaient leur relève.

– Comment l'avez-vous appris ?

– J'avais demandé un petit service à un ami. Il m'a rappelé peu de temps après pour me donner cette information.

– Je croyais que nous ne devions pas rallumer nos portables ?

– C'est pour ça que nous sommes ici, pour disparaître de leurs écrans. Nous sortirons au terminus de Brooklyn.

– Non, nous descendons à Christopher Street, moi aussi j'ai du nouveau.


*

Les lumières du chantier de la Freedom Tower ne formaient plus qu'un halo dans la nuit grise. Une de ces nuits où le crachin d'hiver vous glace jusqu'aux os. Les voitures filaient sur la Septième Avenue dans un tohu-bohu de klaxons et de crissements de pneus sur l'asphalte humide.

Suzie repoussa la porte du 178 et descendit les marches abruptes de l'escalier qui menait au sous-sol. Ils entrèrent dans la salle du Village Vanguard. Il était encore tôt et le Steve Wilson trio s'époumonait pour deux clients au bar, un homme esseulé dans un box et un autre qui lisait ses e-mails sur son portable, relevant la tête de temps à autre. Lorraine Gordon, depuis son tabouret, scrutait la salle avec son air installé de patronne. Quarante-deux ans, qu'elle était là, fidèle au poste, six soirs par semaine.

Thelonious Monk, Miles Davis, Hank Mobley, Bill Evans, elle les avait tous accueillis dans son club. Et pour ces musiciens venus des quatre coins de l'Amérique, elle était simplement « Lorraine », la muse de la Mecque du jazz, sauf Shirley Horn, qui l'avait baptisée le « sergent », mais peu de gens s'autorisaient à l'appeler ainsi.

Suzie et Andrew s'installèrent au plus loin de la scène. Lorraine Gordon s'approcha et n'attendit pas leur permission pour s'asseoir avec eux.

– Un revenant ! Où étais-tu passé ?

– Ici aussi vous êtes un habitué ? demanda Suzie.

– Monsieur a sa bouteille chez moi, ma petite, rétorqua la patronne, sans lui adresser un regard.