– J'étais en vadrouille, dit Andrew.

– Je t'ai connu plus mauvaise mine, quoique l'éclairage chez moi soit toujours flatteur. Qu'est-ce que tu as fait de ta femme ?

Et comme Andrew ne répondait pas, elle s'enquit de ce qu'il voulait boire.

– Rien, déclara Suzie à sa place. Il n'a pas soif.

Lorraine apprécia son culot, mais se garda bien de le lui dire. Elle n'aimait pas les filles un peu trop jolies à son goût, les soupçonnant de se servir de leur cul pour arriver à leurs fins. Chaque fois qu'un musicien lui avait fait défaut, où s'était pris de jouer saoul comme une barrique, c'était à cause d'une jolie fille qui lui avait brisé le cœur.

– Sa grand-mère aurait joué dans ton club, il y a longtemps, dit Andrew en désignant Suzie d'un coup d'œil. Liliane Walker, ce nom te dit quelque chose ?

– Rien du tout, affirma Lorraine en considérant Suzie. Des musiciens, ma chérie, j'en ai vu défiler quelques-uns.

– Et si elle s'était appelée Liliane Mc Carthy ? interrogea Suzie en résistant à l'envie de remettre Lorraine à sa place.

– En quelle année elle est venue jouer, ta mamy ?

– La dernière fois, ce devait être en 1966.

– Tu te rends compte, j'avais vingt-six ans, ma chérie. Max et moi n'étions même pas encore mariés.

Lorraine Gordon fit un tour d'horizon et arrêta son regard sur le mur tapissé de portraits en noir et blanc.

– Non, je ne me souviens pas d'elle.

Suzie tira la photo de Liliane de sa poche et la posa sur la table. Lorraine la regarda et se dirigea vers le mur qu'elle parcourut des yeux. Elle décrocha un cadre et revint s'asseoir.

– Tiens, la voilà, ta grand-mère. Tous ceux qui ont joué ici ont droit à leur photo au mur. Tu n'as qu'à retourner le cadre, chacun la dédicaçait.

Suzie, mains tremblantes, observa attentivement le visage souriant de Liliane. Elle avait l'air d'une autre femme, incomparablement plus rayonnante que celle qui figurait sur les photos que Suzie avait vues d'elle. Elle retourna le cadre et, sans montrer son étonnement, le repoussa vers Andrew.

Au lieu d'une dédicace, était écrit : « Oslo, Kulturhistorisk, Frederiks Gate 3. »

Andrew s'approcha de Lorraine et se pencha à son oreille.

– Tu me rendrais un service ? Si quelqu'un vient te poser des questions, tu ne nous as pas vus ce soir.

– Ce n'est pas mon genre, de couvrir les adultères.

Andrew la fixa dans le blanc des yeux et Lorraine Gordon sut qu'il s'agissait d'autre chose.

– Tu as des ennuis avec les flics ?

– C'est plus compliqué que ça, et j'ai besoin de gagner du temps.

– Alors filez tous les deux. Passez par les coulisses. Au bout du couloir, il y a une porte qui donne sur Waverly Place. Si on ne vous a pas vus entrer, on ne vous verra pas plus sortir.

Andrew emmena Suzie chez Taim, une gargote qui ne payait pas de mine, mais où l'on venait depuis Uptown pour ses falafels. Ils décidèrent ensuite de faire quelques pas dans les rues du West Village.

– On ne retourne pas au Marriott, l'adresse est grillée, dit Andrew.

– Il y a d'autres hôtels à New York, suggéra Suzie, choisissez celui qui vous plaira, je suis frigorifiée.

– Si c'est à la NSA que nous avons affaire, tous les hôtels de la ville ont dû recevoir notre signalement et même les plus miteux ne rigolent pas avec ça.

– On ne va pas passer la nuit à errer dehors ?

– Je connais deux trois bars où nous serions tranquilles.

– J'ai besoin de dormir.

Andrew repéra une cabine téléphonique à l'angle de Perry et de Bleecker Street.

– Un nouveau meurtre ? s'inquiéta l'inspecteur Pilguez.

– Pas encore, j'ai juste besoin d'un endroit sûr où passer la nuit.

– Allez dans le Bronx, ordonna Pilguez après un temps de réflexion, le café Colonial sur White Plains Road, tâchez de parler à Oscar, et dites-lui que vous venez de ma part, il vous logera sans vous poser de questions. Qui veut en découdre avec vous, Stilman ? L'inspecteur Morrelli à qui j'avais demandé la faveur de vous laisser tranquille m'a rappelé tout à l'heure. Tous les flics de la ville vous recherchent.

– La NSA, répondit Andrew.

– Alors oubliez l'adresse que je viens de vous donner. Raccrochez et déguerpissez de l'endroit où vous êtes, et vite.

Andrew prit Suzie par la main et l'entraîna en courant vers l'Hudson River. Il se rua au milieu du premier carrefour pour arrêter un taxi et l'y fit grimper sans ménagement.

– Je sais où ils n'iront jamais nous chercher, grommela Andrew.


*

Dolorès venait d'éteindre son ordinateur. Elle s'apprêtait à quitter son bureau quand elle vit Andrew s'y faufiler en compagnie d'une jeune femme. Elle releva la tête et contempla ses deux visiteurs.

– Suzie Baker, je présume ?

Suzie tendit la main à la recherchiste qui la lui serra sans enthousiasme.

– J'ai besoin de vous, Dolorès, dit Andrew en ôtant son imperméable.

– Je pensais que vous veniez m'emmener dîner ! Vous avez de la chance, enchaîna-t-elle, Olivia Stern sortait d'ici il y a moins de dix minutes. Je ne sais pas ce que vous lui avez encore fait, mais elle est remontée contre vous et elle vous cherche partout. Elle voulait savoir si je vous avais vu ou eu au téléphone récemment. Je n'ai pas eu besoin de lui mentir.

Dolorès ralluma son écran et posa ses doigts sur son clavier.

– Ce sera quoi cette fois ?

– Rien, aucune recherche, nous allons juste dormir ici.

– Dans mon bureau ?

– Le mien se trouve dans l'axe de celui d'Olivia, et j'ai Olson pour voisin.

– Vous trouvez toujours les arguments qui font mouche, Stilman. Dites-moi que toutes les polices du monde la recherchent et que ce n'est pas pour assouvir un ignoble fantasme que vous voulez passer la nuit avec elle dans mon bureau !

– Il n'est pas du tout mon genre d'homme, s'exclama Suzie. Et vous avez vu juste, j'ai besoin de me cacher.

Dolorès haussa les épaules et repoussa sa chaise.

– Alors, faites comme chez vous. Les gars du ménage passent à 6 heures, vous souhaitez que je vous réveille avant ? Il arrive qu'on me tire du lit vers 5 h 30 ! ajouta Dolorès d'un ton pince-sans-rire.

Elle se dirigea vers la porte.

– Dolorès ? appela Andrew.

– Quoi encore ?

– J'aurai aussi quelques recherches à vous demander.

– Ah, tout de même ! J'ai cru que vous m'aviez prise pour une tenancière de bordel. Je vous écoute, de quoi s'agit-il ?

– De documents officiels, d'articles, de la moindre déclaration que vous pourriez me trouver sur les réserves pétrolières en Arctique, les comptes-rendus d'expéditions géologiques et météorologiques entreprises autour du cercle polaire, et aussi du rapport le plus récent sur la fonte des glaces, de préférence rédigé par des scientifiques étrangers.

– Et tout ça pour demain ?

– En fin de semaine, ce serait parfait.

– Vous repasserez me voir ?

– Non, pas avant quelque temps.

– Alors, je vous l'envoie où, ce dossier ?

– Vous allez créer une boîte mail à votre nom et vous n'aurez qu'à prendre celui de votre chat comme mot de passe, je m'y connecterai.

– Vous êtes sur un gros coup, Stilman ? demanda Dolorès sur le pas de la porte

– Plus gros que tout ce que vous pourriez imaginer.

– Avec vous, je n'imagine rien, comme ça, je ne suis jamais déçue, dit-elle en lançant un dernier regard à Suzie.

Et Dolorès s'esquiva.







13.

Elias Littlefield siégeait à l'extrémité d'une longue table, distribuant la parole à tour de rôle à ses collaborateurs. Il les écouta avec la plus grande attention. Les dossiers étaient nombreux et la réunion durait déjà depuis deux heures. Son portable vibra, il y jeta un regard discret, le saisit et s'excusa en se levant.

Il emprunta la porte qui se trouvait au bout de la salle de réunion et alla s'installer à son bureau. Il fit pivoter son fauteuil pour contempler la vue avant d'engager son interlocutrice à lui parler.

– Knopf vient de s'en aller, dit-elle.

– Qu'est-ce qu'il voulait ?

– Savoir si ses deux protégés étaient venus me voir. J'ai suivi vos consignes, je lui ai dit la vérité.

– Vous leur avez montré la photo ?

– La copie, avec l'adresse que vous m'aviez demandé de remplacer au dos.

– Personne ne s'est douté de rien ?

– Après leur départ, j'ai remis en place celle que Knopf m'avait confiée, au cas où il viendrait la récupérer, mais pour l'instant il ne l'a pas fait. Je n'aurais jamais soupçonné qu'il fasse cavalier seul, lorsqu'il est venu me voir hier.

– Nous en portons une part de responsabilité. Knopf est de l'ancienne école, il n'a jamais accepté d'avoir été tenu à l'écart après son transfert chez nous.

– Qu'est-ce qu'il va devenir ?

– Ne vous inquiétez pas pour lui, nous le renverrons à sa retraite, il est inoffensif désormais. Merci pour ce soir.

Lorraine Gordon raccrocha et retourna s'occuper de ses clients. Elias rejoignit la salle de réunion.

– Knopf va débarquer ici dans peu de temps, je veux que chacun soit à son poste avant qu'il n'arrive. Où en sommes-nous de la pose des écoutes ?

– Impossible de planquer en bas de chez lui, il est trop aguerri pour ne pas s'en rendre compte, impossible aussi de rentrer dans son appartement. Son compagnon travaille à domicile, et quand il s'absente, leur majordome veille au grain.

– Débrouillez-vous pour les faire sortir tous les deux, foutez le feu s'il le faut. Je veux que l'on enregistre la moindre de ses conversations, même ce qu'il chante sous la douche. Où sont Baker et le journaliste ?

– Nous les avons pris en filature à la sortie du club. Ils se sont réfugiés dans les locaux du New York Times, nous surveillons toutes les issues.

– Vous quatre, dit Elias en se tournant vers les deux femmes et les deux hommes assis à sa gauche, vous partez en Norvège dès demain. Vous formerez deux équipes. Quand vos cibles se présenteront au musée, vous interviendrez. Knopf se rendra à sa planque, là où il espérait les retrouver, vous l'intercepterez aussi, mais en douceur. Avec un peu de chance, il se fera prendre avec le dossier.

– Vous pensez qu'il sait vraiment où il se trouve ? demanda l'homme qui se tenait à la droite d'Elias. Pourquoi ne serait-il pas allé le chercher avant pour le leur remettre ?

– Parce qu'il n'en a jamais eu l'intention. Knopf n'est pas un traître. Il ne nous aurait jamais tourné le dos si cette Suzie Baker ne s'était pas compromise. Mais nous avons chacun notre talon d'Achille, le sien, c'était le sénateur Walker. Il l'aimait et s'est toujours comporté en chien de garde à son égard. Je le soupçonne d'ailleurs de l'aimer encore. Je préférerais qu'il en soit autrement, les choses sont ce qu'elles sont et nous n'avons plus d'autre choix que de réduire tout ce petit monde au silence. Une fois pris la main dans le sac, Knopf rentrera dans le rang, c'est un homme doué de bon sens.

– Et son compagnon ? questionna l'homme à la droite de Littlefield.

– Quand vous aurez enfin réussi à placer les écoutes, nous saurons ce qu'il sait ou ne sait pas, nous aviserons.

– Vous ne croyez pas que nous devrions leur lâcher la bride ? intervint un autre participant. S'ils ne réussissent pas à sortir du pays, comment voulez-vous qu'ils arrivent jusqu'à Oslo ?

– Croyez-moi, Knopf leur en donnera les moyens. Si leur départ était trop facile, il s'en inquiéterait.


*

Dormir par terre n'avait pas dérangé Suzie, mais Andrew, lui, avait les reins endoloris. Il se frotta le bas du dos en grimaçant.

– Nous pourrions essayer par le Canada, dit-il en se penchant sur l'écran de Dolorès.

– Essayer quoi ?

– Le Mexique serait plus sûr. De là, nous pourrions rouler jusqu'au Guatemala et embarquer à Guatemala City vers l'Europe. La NSA n'est pas très populaire en Amérique du Sud.

– Six jours, sept pour arriver à destination ? C'est dément.

– JFK me tenterait bien, nous serions à Oslo demain, ou morts, ce qui est plus probable d'ailleurs.

– Je peux utiliser ce téléphone sans risque ? interrogea Suzie.

– Depuis le Watergate, les lignes des journalistes sont sûres, je ne pense pas que le gouvernement s'amuserait à mettre le New York Times sous écoute, ce serait trop risqué pour eux. Qui voulez-vous appeler ?

– Mon agence de voyages, répondit Suzie en défiant Andrew du regard.