*

Il régnait une ambiance monacale dans la salle à manger. La femme qui leur servit le petit déjeuner n'avait plus d'âge, elle se retira sans prononcer un mot. Andrew et Suzie restèrent en compagnie d'un couple de voyageurs, assis près d'un buffet. L'homme lisait son journal, son épouse étalait avec grande précaution une confiture rouge sur des biscottes. Ils se saluèrent du regard et chacun replongea le nez dans son assiette.

Andrew remonta chercher leurs sacs. Il s'acquitta de la note et prit un dépliant où sur une face était imprimé un plan de la ville et sur l'autre celui du réseau ferré.

Suzie, qui se plaignait souvent de la dureté du froid bostonien, reconsidéra la question en se faisant cueillir par la brise glaciale qui parcourait les rues de cette banlieue de Norvège.

Ils marchèrent jusqu'à la gare d'Asker, Andrew demanda à un guichetier depuis quel quai partaient les trains de la ligne Drammen en direction d'Oslo. L'homme leur indiqua leur chemin dans un anglais très correct.

La motrice rouge entra en gare quinze minutes plus tard. C'était un train régional comme il en passe dans toutes les banlieues des grandes villes du monde, mais pour seuls graffitis sur ses wagons, il arborait les traînées de neige grise que le vent avait brossée sur les flancs.

À la gare centrale d'Oslo, Suzie se rendit devant un kiosque à journaux. Elle acheta deux exemplaires du Herald Tribune et conduisit Andrew à la table d'un café où ils s'assirent côte à côte.

– Vous me beurrez une biscotte ? dit-elle en ouvrant l'exemplaire du quotidien.

Andrew se pencha par-dessus son épaule.

– Qu'est-ce qu'on cherche ? demanda-t-il.

– Un message anodin.

– Où avez-vous appris tout ça ?

– J'ai eu Knopf pour parrain, j'étais à bonne école, répondit Suzie. Il me racontait que pendant la guerre froide les annonces du Herald servaient de courrier à tous les services d'espionnage qui communiquaient ainsi en toute impunité. Des informations ultraconfidentielles traversaient les frontières sans que personne puisse les intercepter. Et de ce fait, chaque matin, des services de contre-espionnage scrutaient la moindre ligne de ces mêmes annonces, à l'affût d'un message à décoder. Voilà, j'ai trouvé le nôtre, ajouta-t-elle en parcourant du doigt les lignes suivantes :

Cher Clark,

Tout va bien.

Je t'attends à Bryggen pour manger des harengs.

Téléphone à Bergenhus,

pense acheter du mimosa, c'est le début de la saison.

Amitiés.

– Et cette annonce vous est destinée ?

– Le mimosa était la fleur préférée de ma grand-mère, il n'y a que lui et moi pour savoir ça.

– Et que veut dire le reste ?

– Qu'il y a un problème, répondit Suzie. Je crois que Knopf est en Norvège.

– Vous lui faites toujours confiance ?

– Plus que jamais.

Andrew ouvrit le guide touristique.

– Nous allons le visiter, ce musée d'Histoire naturelle, oui ou non ?

Suzie replia le Herald Tribune et le rangea dans son sac.

– Je ne le sens pas du tout. Si Knopf nous écrit que tout va bien, c'est qu'il pense le contraire. S'il fait référence à l'île de Clarks, c'est pour nous prévenir d'un danger.

Andrew tournait les pages, il s'arrêta sur la carte de la Norvège et l'étudia.

– Si manger des harengs vous tente plus, Bryggen se trouve ici, sur la côte ouest. Nous pouvons nous y rendre en train ou en voiture. Dans les deux cas, cela nous prendra sept heures. J'opterais pour le train, je ne vois pas comment louer un véhicule sans présenter nos papiers, ce que je préférerais éviter, dit-il en refermant le guide.

– Ou en hydravion, suggéra Suzie en montrant à Andrew la vignette colorée d'une annonce publicitaire imprimée au dos du guide.

Ils quittèrent la gare et sautèrent dans un taxi qui les mena au port.


*

L'hydravion, arrimé au quai, ballottait sur ses flotteurs. Au bout du ponton, une baraque en bois servait de locaux à la compagnie Nordairway Tour. Andrew poussa la porte. Un homme à la bedaine généreuse, avachi dans un fauteuil, pieds en éventail sur une table basse, ronflait paisiblement, comme un vieux poêle chargé de bois. Suzie toussota. L'homme ouvrit les yeux, bâilla et lui sourit de toutes ses dents. Derrière sa barbe blanche, on aurait dit un père Noël surgi d'un conte nordique.

Suzie lui demanda s'il pouvait les emmener à Bryggen. En s'étirant, l'homme lui répondit que pour dix mille couronnes ils y seraient en deux heures. Mais il devait d'abord livrer une cargaison d'outillages, ajouta-t-il en regardant sa montre. Il serait de retour en début d'après-midi. Suzie lui offrit deux mille couronnes de plus, et l'homme fut convaincu que la quincaillerie pouvait attendre.

Le Beaver De Havilland affichait le même air affable que son pilote, avec son gros nez rond, et sa carlingue épaisse. Perché sur ses flotteurs, il avait l'allure pataude. Andrew prit la place du copilote et Suzie s'assit à l'arrière, non qu'Andrew eût la moindre connaissance en navigation aérienne, mais le capitaine en avait décidé ainsi. Le moteur toussota, crachant de grosses fumerolles noires, et trouva son régime. Le capitaine largua l'amarre qui les retenait au quai et referma le hublot.

L'avion glissait vers l'estuaire, tanguant chaque fois qu'il coupait les sillages des chalands traversant le port.

Le phare dépassé, le commandant poussa sur la manette des gaz, le moteur vrombit, la cabine vibrait.

– Ôtez-moi vos pieds du palonnier si vous ne voulez pas qu'on finisse à la baille, grommela-t-il, les pédales, bon sang, soulevez vos jambes !

Andrew s'exécuta et l'avion s'éleva.

– La météo est bonne, reprit le capitaine, nous ne devrions pas être trop secoués.

Il vira et Suzie vit le port d'Oslo s'éloigner sous l'aile.


*

Une lumière terne entrait par les meurtrières de la forteresse de Bergenhus. La salle des gardes avait retrouvé depuis peu le mobilier qui l'occupait jadis. Une table en bois et quelques bancs, copies de bonne facture réalisées par les menuisiers et ébénistes de la région. La restauration n'était pas achevée et cette partie du musée restait fermée au public.

Knopf imprimait de ses pas la terre sèche qui recouvrait le sol. S'il n'avait entendu au loin les ronronnements des chalutiers qui revenaient au port, il se serait imaginé transporté des siècles en arrière. Une rêverie qu'il crut presque réelle en découvrant le visage de l'homme qui venait d'entrer dans la pièce.

– Je vous croyais à la retraite, dit Ashton en s'approchant de lui.

– Certains hommes n'y ont pas droit, rétorqua Knopf.

– Ce rendez-vous était-il nécessaire ?

– Elle est ici, répondit Knopf, je la précède de quelques heures.

– Mathilde ?

– Mathilde est morte, je vous parle de sa fille.

– Elle sait ?

– Bien sûr que non, nous sommes les deux seuls à savoir.

– Alors, que vient-elle faire en Norvège ?

– Sauver sa peau.

– Et vous êtes là pour lui porter secours, je suppose.

– Je l'espère, cela dépend beaucoup de vous.

– De moi ?

– Il me faut le dossier, Ashton, c'est la seule monnaie d'échange possible pour arrêter la meute qui est à ses trousses.

– Mon Dieu, Knopf, en vous écoutant parler, j'ai l'impression d'être reparti quarante ans en arrière.

– C'est exactement la sensation que j'ai eue en vous voyant, quoique les choses fussent plus simples à cette époque. On ne tuait pas ceux de son propre camp.

– Ce sont vos hommes qui en ont après elle ? Ils savent que le dossier existe ?

– Ils s'en doutent.

– Et vous voudriez le leur remettre pour sauver la petite-fille de Liliane ?

– Elle est la dernière des Walker. J'ai juré à son grand-père de la protéger jusqu'à la fin de mes jours.

– Vous auriez dû mourir plus tôt. Je ne peux rien faire, Knopf, ni pour vous ni pour elle. Et croyez bien que j'en suis désolé. Je n'ai pas ce dossier, même si je savais où il est, je ne possède plus le passe pour y accéder.

– Quel passe ?

– La clé d'un coffre que personne ne réussirait à forcer sans en détruire le contenu.

– Alors, vous savez où il se trouve.

– Rentrez chez vous, Knopf, vous n'auriez pas dû faire ce voyage et nos chemins n'auraient pas dû se recroiser.

– Je ne repartirai pas les mains vides, Ashton. Dussé-je...

– Me tuer ? À coups de canne ? Un combat de vieux coqs... Allons Knopf, ce serait pathétique.

Knopf empoigna Ashton à la gorge et le repoussa contre le mur.

– J'ai encore beaucoup de ressources pour mon âge, et je vois dans vos yeux que vous avez envie de vivre quelques années de plus. Où est ce dossier ?

Le visage d'Ashton s'empourprait au fur et à mesure que l'oxygène se raréfiait dans ses poumons. Il essaya de se débattre, mais Knopf était plus fort que lui. Ses jambes se dérobèrent, Ashton glissa le long du mur, entraînant son assaillant dans sa chute.

– Je vous donne une dernière chance, dit Knopf penché sur lui en desserrant son emprise.

Ashton toussa en recouvrant sa respiration.

– Deux vieillards qui luttent à mort, souffla-t-il. Quand je pense aux carrières que nous avons menées, si ceux que nous avons formés nous voyaient, quel spectacle désolant nous leur offririons !

– J'ai tenu secret votre mensonge, Ashton. Je savais que vous n'aviez pas mené votre mission jusqu'à son terme. Si j'avais parlé, votre carrière vous aurait mené au fond d'un trou.

– Vous l'avez su parce qu'Edward vous en avait informé, une confidence sur l'oreiller, peut-être ?

Knopf gifla Ashton. Le vieil officier des renseignements roula à terre. Il se releva en se frottant la joue.

– Je n'ignore rien de ce qui s'est passé entre le sénateur et vous.

– C'est elle qui vous l'a dit ?

– Bien sûr que c'est elle. Pendant que je l'entraînais vers la mort dans cette forêt à cent kilomètres d'ici, elle m'a raconté toute sa vie, y compris ce jour où elle est entrée dans sa chambre et vous a surpris dans son lit en compagnie de son mari. Vous voyez, moi aussi j'ai tu vos petits secrets. C'est touchant que vos sentiments à l'égard du sénateur n'aient pas faibli avec le temps, mais vous pouvez m'étrangler si cela vous chante, ça ne changera rien. Je ne peux rien faire pour sauver la petite Walker. C'était votre travail de la protéger, pas le mien.

Knopf se dirigea vers l'une des meurtrières. Il arracha la toile en plastique qui la recouvrait et contempla la vue. Depuis sa position, il pouvait voir l'embouchure du port et les modestes reliefs des fjords qui émergeaient de la mer du Nord. Il se demanda combien d'années s'écouleraient avant qu'ils disparaissent sous les flots. Vingt, trente, quarante, peut-être un peu plus ? Verrait-on alors, depuis les remparts du fort de la cité antique, s'élever dans la nuit polaire les immenses flammes des stations de forage, quand elles pousseraient sur l'océan Arctique telles des escadres de brûlots allumés par la folie des hommes ?

– Il est là-bas, n'est-ce pas ? dit Knopf, songeur. Vous l'avez caché dans sa robe. Snegourotchka détient le secret qui la condamne. C'était malin, qui aurait pensé à cela ?

– Moi, dit Ashton, en s'approchant de Knopf.

Le couteau pénétra dans son dos à la hauteur des reins. Ashton enfonça la lame jusqu'à la garde.

Knopf fut foudroyé par la douleur et grimaça en s'affaissant.

– Et elle le gardera jusqu'à sa mort, lui souffla Ashton au creux de l'oreille. Le dossier disparaîtra avec elle.

– Pourquoi ? gémit Knopf en se laissant glisser sur le sol.

Avec des gestes presque tendres, Ashton l'aida à s'adosser au mur. Il s'agenouilla près de lui et soupira.

– Je n'ai jamais pris de plaisir à tuer. Chaque fois que j'ai dû le faire, ce fut pour moi une terrible épreuve. Il n'y a rien de réjouissant à voir mourir un vieil allié. Votre mission était de protéger la fille du sénateur Walker et sa petite-fille, la mienne de protéger sa femme. Votre entêtement nous opposait, je n'avais pas d'autre choix.

Knopf sourit, son visage se crispa. Ashton lui prit la main.

– Vous souffrez beaucoup ?

– Moins que vous ne le supposez.

– Je vais rester avec vous jusqu'à la fin, je vous dois au moins ça.

– Non, murmura Knopf, je préfère être seul.

Ashton lui tapota la main. Il se leva, se dirigea chancelant vers la porte de la salle des gardes et se retourna avant de sortir pour regarder Knopf. La tristesse dans ses yeux n'était pas feinte.