– Qui était cet homme qui a assassiné ma grand-mère ?
– Le même qui m'a poignardé ce soir, ma chère.
Knopf toussa, crachant un sang épais. Il peinait à respirer, son souffle devenait haletant.
– Où se trouve ce dossier ? demanda Suzie.
Les yeux de Knopf erraient, il avait le regard d'un homme dont la raison n'est plus.
– Dans les poches de son beau manteau blanc, dit-il en ricanant.
– Quel manteau ?
– Celui de la Demoiselle des neiges, il voulait qu'il se noie avec elle. C'était la seule façon qu'il avait de préserver son secret.
– De quoi parlez-vous, Knopf ?
– Là-bas, bon sang, dit-il en levant péniblement le bras pointé vers la meurtrière. Le cercle polaire. Ashton connaît l'endroit exact.
– Qui est cet Ashton ?
– J'ai une dernière chose à vous demander. Ne dites rien à Stanley, il faut le préserver. Racontez-lui que j'ai succombé à un infarctus, que je n'ai pas souffert et dites-lui combien je l'aime. Maintenant laissez-moi, il n'y a rien de réjouissant à voir mourir un homme.
Knopf ferma les yeux. Suzie prit sa main et resta près de lui, jusqu'à son dernier souffle, Andrew assis à ses côtés.
Knopf s'éteignit quinze minutes plus tard. Suzie se leva, caressa sa chevelure et ils s'en allèrent.
*
Ils trouvèrent refuge dans un café de Bryggen. Les touristes y étaient nombreux. Le regard de Suzie exprimait sa colère, elle n'avait toujours pas dit un mot. La mort de Knopf venait d'effacer sa décision de renoncer, dont elle lui avait parlé avant de faire ce voyage en Norvège.
Elle ouvrit son sac, fouilla dans ses affaires et sortit la pochette où elle avait regroupé ses recherches. Elle en sortit une enveloppe en assez mauvais état qu'Andrew reconnut immédiatement.
– C'est la lettre que vous avez trouvée sur le cadavre du diplomate dans la montagne ?
– Regardez qui en était le signataire.
Andrew déplia la lettre et la relut.
Cher Edward,
Ce qui devait être fait fut accompli et j'en ressens un profond chagrin pour vous. Tout danger est désormais écarté. La cause se trouve dans un lieu où personne ne pourra y accéder. Sauf si parole n'était pas tenue. Je vous en adresserai les coordonnées précises par deux autres courriers séparés qui prendront le même transport.
J'imagine le profond désarroi dans lequel cette issue dramatique vous a plongé, mais si cela peut apaiser votre conscience, sachez qu'en pareilles circonstances je n'aurais pas agi différemment. La raison d'État prévaut et les hommes tels que nous n'ont d'autre choix que de servir leur patrie, dussent-ils lui sacrifier ce qu'ils ont de plus cher.
Nous ne nous reverrons pas et je le regrette. Jamais je n'oublierai nos escapades de 1956 à 1959 à Berlin et particulièrement ce 29 juillet où vous m'avez sauvé la vie. Nous sommes quittes.
Vous pourrez, en cas d'extrême urgence, m'écrire au 79, Juli 37 Gate, appartement 71, à Oslo. J'y resterai quelque temps.
Détruisez ce courrier après en avoir pris connaissance, je compte sur votre discrétion afin que rien ne subsiste de ce dernier échange.
Votre dévoué
Ashton
– Mon grand-père n'a jamais mis les pieds à Berlin de toute sa vie. Cette lettre est codée.
– Et vous sauriez la déchiffrer ?
– 1956, 1959, 29, juillet est le septième mois de l'année, puis 79, juillet encore, 37 et 71, ces chiffres doivent forcement signifier quelque chose.
– Admettons, mais dans quel ordre et où ? Enfin, je veux dire, quoi ? Je ne cesse de repenser aux dernières paroles de Knopf et à l'endroit où pourrait se trouver ce fichu dossier.
Suzie se leva d'un bond, elle posa ses mains sur les joues d'Andrew et l'embrassa fougueusement.
– Vous êtes mon génie ! dit-elle extatique.
– Épatant ! Je n'ai pas la moindre idée de ce que j'ai fait de génial, mais ça a l'air de vous rendre très heureuse, alors tant mieux.
– L'ordre des chiffres, je les ai retournés en tous sens, pendant des jours et des jours, sans savoir ce que je cherchais. Vous venez de me le dire !
– Qu'est-ce que j'ai dit ?
– Où !
– J'ai dit « Où » ?
– C'était une position qu'indiquaient ces chiffres. Ashton communiquait à mon grand-père les coordonnées de l'endroit où il avait caché le dossier !
– Pourquoi aurait-il révélé ça au sénateur ?
– Parce que cette ordure travaillait pour lui, et ses intentions sont la seule chose qui ne soit pas codée dans cette lettre. Mon grand-père s'était offert une assurance-vie sur le dos de sa femme. Ashton, après l'avoir assassinée, cacha le dossier au lieu de le détruire et mon grand-père détenait de quoi monnayer sa tranquillité. À ceci près que la lettre ne lui est jamais parvenue.
Suzie recopia sur son bloc-notes les chiffres et nombres que contenait le message d'Ashton.
– 59 degrés, 56 minutes, 29 secondes, 7 centièmes de longitude ouest, et 79 degrés, 7 minutes, 37 secondes, 71 centièmes de latitude nord, ce sont les coordonnées on ne peut plus précises du lieu où repose le dossier Snegourotchka. Combien vous reste-t-il de liquide, demanda-t-elle à Andrew.
– À peu près la moitié de ce que j'ai emprunté à Simon.
– Vous avez emprunté cet argent ?
– J'ai fait comme j'ai pu, j'aurais eu beaucoup de mal à négocier une avance sur frais auprès de ma rédactrice en chef. Qu'est-ce que vous voulez faire avec cinq mille dollars ?
– Convaincre notre pilote de nous emmener sur la banquise.
Suzie s'entretint avec lui par téléphone, et la promesse de toucher quatre mille dollars en espèces suffit pour qu'il redécolle et vienne les chercher à Bryggen.
15.
59° 56’ 29” 7’” O. – 79° 7’ 37” 71’” N.
Le GPS de bord venait d'afficher cette position. L'avion fit une rotation sur l'aile et amorça sa descente vers la banquise, perçant la couche de nuages qui occultait le sol. Au loin, on pouvait voir les eaux charrier des blocs de glace. Le phare du Beaver éclaira la terre laiteuse tandis que se soulevait une fine pellicule de neige. Les roues situées sous les flotteurs amortirent le choc, l'avion rebondit et lutta contre les vents de travers qui le bousculaient. Le pilote maintint le cap, le moteur ralentit et l'appareil s'immobilisa.
Autour d'eux, le paysage n'était que blancheur immaculée. Lorsqu'ils ouvrirent la portière, un air, d'une pureté qu'Andrew et Suzie n'avaient encore jamais connue, les saisit. Il n'y avait que le vent pour rompre le silence et un grincement lointain, étrange, comme un ricanement. Leurs regards convergèrent vers cette anomalie.
– L'endroit que vous cherchez doit se situer à un ou deux kilomètres, dans cette direction, dit le pilote. Faites attention, la lumière est trompeuse sur la calotte glaciaire, elle fausse les distances et les reliefs. Vous pourriez facilement passer derrière le versant d'une colline sans vous en apercevoir. Si vous perdez l'avion de vue, vous risquez de tourner en rond sans jamais le retrouver. Dans une heure, j'allumerai mon phare et mettrai mon moteur en route, ne dépassez pas cet horaire. Je sens que le temps se lève et je ne veux pas finir mes jours ici. Si vous n'êtes pas revenus, je serai obligé de décoller. Je préviendrais les secours, mais en attendant leur arrivée, vous devriez vous débrouiller par vos propres moyens, et par ces températures je vous souhaite bonne chance.
Suzie regarda sa montre. Elle fit signe à Andrew et ils se mirent en marche.
Le pilote avait raison. Le vent se levait, dressant à chaque rafale des embruns neigeux qui venaient les gifler. Le grincement s'intensifia, on aurait cru entendre l'une de ces vieilles éoliennes, grêlées de rouille, que l'on voit parfois dans les campagnes près des corps de ferme.
Leur équipement était insuffisant, Andrew avait froid, si le temps devait s'aggraver, poursuivre serait une folie.
Il songea à rebrousser chemin. Suzie le dépassa sans s'arrêter et, croisant son regard, le força à continuer.
Soudain, les baraquements d'une ancienne station météorologique apparurent au milieu d'une étendue glacée, trois bâtiments en tôle se découpant dans une brume fantomatique, telles des coques de navires chavirés sur un océan de glace. En leur centre se dressait un mât où ne flottait aucun drapeau. Un peu plus loin, une remise dont le toit s'était effondré. Le plus imposant des édifices avait la forme d'un grand igloo en métal, son diamètre avoisinait les trente mètres, son dôme percé de deux petites cheminées coiffées d'un tourne-vent et d'une mitre faisait le tiers de sa taille.
La porte en fer n'avait pas de serrure. À quoi aurait servi de fermer une porte à clé, au milieu de nulle part. La poignée était emprisonnée sous la glace. Suzie essaya en vain de la faire tourner. Andrew cogna dessus à coups de pied jusqu'à ce qu'elle cède.
L'intérieur était meublé de façon spartiate. Des tables et des bancs en bois, une dizaine de casiers métalliques à double porte, des caisses vides. Le bâtiment principal où ils se trouvaient avait dû abriter les installations scientifiques tandis que les deux autres baraquements servaient de dortoirs et de cantine. Sur des établis recouverts de poussière, Andrew aperçut divers équipements pour mesurer tout ce qui pouvait être mesurable. Des balances, et aussi des éprouvettes, un anémomètre, plusieurs étuves, deux appareils de filtration, quelques vieilles pompes corrodées et des tubes de carottage. Un matériel qui témoignait que l'activité sur cette base ne s'était pas limitée à l'étude de phénomènes météorologiques. Contre un mur, un rack à fusils avait dû accueillir une bonne vingtaine d'armes, et l'armoire grillagée, où pendait un cadenas, probablement leurs munitions. Il était impossible d'envisager le temps qui s'était écoulé depuis que ces lieux avaient été abandonnés. Suzie et Andrew ouvrirent les armoires une à une, les tiroirs de chaque bureau, soulevèrent les couvercles des caisses, tout était vide.
– C'est forcément quelque part ici, dit-elle d'une voix rageuse.
– Je ne veux pas être pessimiste, mais l'heure tourne. Vous entendez le vent ? Il faudrait peut-être songer à retourner à l'avion.
– Alors ne le soyez pas et aidez-moi à chercher.
– Mais chercher où, bon sang ? Regardez autour de vous, il n'y a que de vieux trucs qui ne servent à rien.
Ils visitèrent les deux autres baraquements.
Quelques minutes leur suffirent pour inspecter le dortoir. Hormis une vingtaine de lits de camp couverts de givre et autant de casiers vides, il n'y avait rien à voir. La cantine était sinistre. On avait l'impression que ceux qui avaient vécu là étaient partis en sachant qu'ils ne reviendraient pas, laissant à la nature le soin de faire le ménage. Sur les tables, on pouvait compter les gamelles et les couverts sales. Sur un ancien réchaud était posée une vieille bouilloire. Le matériel de cuisine était peu alléchant, on ne devait pas se régaler tous les soirs.
Andrew et Suzie affrontèrent la tempête qui se levait pour rejoindre le laboratoire.
– Il faut qu'on parte, répéta Andrew. Je ne sais même pas comment nous pourrons rejoindre l'avion.
– Allez-y si vous voulez.
Suzie avança vers la rangée d'armoires métalliques et poussa de toutes ses forces sur la première qui vacilla et finit par basculer au sol. Vint le tour de la deuxième, puis la troisième s'effondra. Andrew ne pensait qu'à retourner à l'avion. Sachant que Suzie ne s'en irait pas sans aller jusqu'au bout, il décida de l'aider à renverser les autres casiers. Lorsque le dernier s'écroula, ils découvrirent la façade d'un petit coffre, encastré dans le mur. La porte était fermée par une serrure.
Suzie s'en approcha pour l'étudier et se retourna, faisant face à Andrew avec un sourire qui lui donnait un charme presque démoniaque.
Elle ouvrit la fermeture éclair de son blouson, passa sa main sous le col de son pull, la plongea entre ses seins et sortit une petite chaîne où pendait une clé. Une clé rouge que la montagne lui avait rendue, quelques mois plus tôt.
Elle attrapa un petit réchaud à alcool près des éprouvettes et alluma la mèche. Une fois la serrure dégelée, la clé y pénétra, comme si celle-ci l'attendait depuis longtemps.
Le coffre contenait un grand cahier emballé dans un sac plastique. Suzie s'en saisit avec la ferveur d'un croyant qui tiendrait entre ses mains une relique sacrée. Elle le posa sur la table, s'assit sur un banc et commença à en tourner les pages.
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