– Nous avons deux lampes torches, deux réchauds, double ration de nourriture et deux cordes de quarante-cinq mètres. Regarde cette paroi où la lumière entre, dit-il. Le soleil fait fondre la glace, il faut aller recueillir de l'eau. Nous allons très vite nous déshydrater.
Suzie se rendit compte qu'elle crevait de soif. Elle récupéra sa gamelle et essaya de la faire tenir en équilibre, là où la glace s'égouttait.
Shamir ne s'était pas trompé, la lumière pâlissait et disparut bientôt, comme si une présence maléfique venait de refermer la trouée de ciel au-dessus de leurs têtes.
Suzie alluma sa lampe frontale. Elle regroupa ses affaires, ouvrit le sac de couchage et se glissa à l'intérieur.
Shamir avait perdu la sienne. Il prit la lampe torche et continua de creuser la neige, sans succès. À bout de forces, le souffle court et les poumons en feu, il se résolut à prendre un peu de repos. Lorsqu'il rejoignit Suzie, elle brisa sa barre de céréales et lui tendit une moitié.
Shamir ne pouvait rien avaler, déglutir lui soulevait le cœur.
– Combien de temps ? demanda Suzie.
– Si nous nous rationnons, si nous récupérons assez d'eau, si une avalanche ne vient pas recouvrir l'aven, six jours peut-être.
– Je te demandais au bout de combien de temps nous allions mourir, mais je suppose que tu m'as répondu.
– Les secours ne mettront pas si longtemps à partir à notre recherche.
– Ils ne nous trouveront pas, tu l'as dit toi-même. Pas au fond de ce trou. Je n'arriverai jamais à atteindre la vire que tu m'as montrée tout à l'heure, et même si j'y arrivais, escalader le puits en cheminée sur soixante mètres est au-dessus de mes forces.
Shamir soupira.
– Mon père me disait, quand tu ne peux pas envisager une situation dans sa globalité, aborde-la étape par étape. Chacune te paraîtra envisageable et l'addition de petits succès te conduira jusqu'au but que tu t'es fixé. Demain matin, dès que le jour éclairera suffisamment la crevasse, nous étudierons la façon d'atteindre la corniche. Pour le puits, s'il faut attendre le jour suivant, nous attendrons. Maintenant, économise tes piles et éteins cette lampe.
Dans cette noirceur qui les enveloppait, Shamir et Suzie entendaient au-dessus d'eux le souffle du vent balayer la montagne. Elle posa sa tête sur l'épaule de Shamir et lui demanda pardon. Mais Shamir, épuisé par la douleur, s'était endormi.
*
Suzie fut réveillée au milieu de la nuit par un grondement de tonnerre et, pour la première fois, elle pensa qu'elle allait crever là, au fond de cette crevasse. Ce qui la terrifiait, plus encore que l'idée de mourir, était le temps que cela prendrait. Une crevasse n'est pas un endroit pour les vivants, avait-elle lu un jour dans un récit d'alpinisme.
– Ce n'est pas l'orage, chuchota Shamir, c'est une avalanche. Rendors-toi et cesse de penser à la mort, il ne faut jamais y penser.
– Je n'y pensais pas.
– Tu t'es serrée si fort contre moi que tu m'as réveillé. Nous avons encore du temps devant nous.
– J'en ai marre d'attendre, dit Suzie.
Elle quitta le sac de couchage, et alluma sa frontale.
– Qu'est-ce que tu fais ? demanda Shamir.
– Je vais me dégourdir les jambes. Reste là et repose-toi, je ne m'éloignerai pas.
Shamir n'avait pas la force de la suivre. À chaque inspiration, le volume d'air entrant dans ses poumons diminuait et il redouta le moment où il viendrait à en manquer si son état continuait de se dégrader. Il pria Suzie d'être prudente et se rendormit.
Suzie avança dans la grotte, prenant garde à la consistance du sol. On ne sait jamais où se situe le véritable plancher d'une crevasse, la croûte pouvait encore se dérober. Elle passa sous la voûte et pénétra dans la vaste galerie qu'elle avait aperçue lorsque Shamir lui avait ordonné de rebrousser chemin. Son visage changea d'expression, et elle s'y engagea, d'un pas résolu.
– Je sais que tu es par là, tout près. Cela fait des années que je te cherche, chuchota-t-elle.
Elle poursuivit son chemin, scrutant le moindre recoin, la plus petite anfractuosité sur les parois qui l'entouraient. Alors qu'elle progressait, le faisceau de sa frontale renvoya soudain un reflet argenté. Suzie attrapa sa lampe torche et l'alluma aussi. Dépenser autant d'énergie en si peu de temps était déraisonnable, mais l'excitation était trop forte pour qu'elle y songe. Elle serra le manche de la torche et tendit le bras.
– Montre-toi. Je veux juste récupérer ce qui m'appartient, ce que tu n'aurais jamais dû nous prendre.
Suzie s'approcha du reflet. La glace en cet endroit prenait une forme étrange. Elle épousseta la fine pellicule de givre qui la recouvrait et, sous la transparence presque cristalline, elle fut certaine de voir un morceau de métal.
Cela faisait des années que Suzie était persuadée de l'existence de cette grotte. Il lui aurait été impossible de compter le nombre d'heures passées à lire les récits d'alpinistes s'étant aventurés au pied des rochers de la Tournette, à décortiquer les comptes-rendus d'accident, à analyser la moindre photo, à étudier les rapports sur les mouvements des glaciers depuis un demi-siècle, pour s'assurer qu'aucun indice ne lui échappe. Et au cours de toutes ces journées où elle apprenait l'escalade, combien de souffrances avait-elle tues en pensant à son but.
Elle jeta un bref coup d'œil dans la direction où Shamir dormait, il était trop loin pour qu'elle puisse le voir. Elle progressa pas à pas, retenant son souffle.
La galerie s'élargissait. Les parois sculptées par la nature dans le ventre de la montagne ressemblaient aux murailles d'un village troglodyte.
Soudain, le cœur de Suzie accéléra.
La cellule du cockpit d'un Boeing 707 surplombée d'un amas de ferrailles tordues apparut couchée sur son flanc, semblant regarder cette étrange visiteuse dans une détresse que le temps n'avait pas effacée.
À une dizaine de pas de là reposait un tronçon de la carlingue, au milieu de câblages et de carcasses de fauteuils pétrifiés dans la neige.
Le sol était jonché de débris, pour la plupart des fragments de métal arrachés et remodelés dans la violence de l'impact. Le train d'atterrissage avant surgissait verticalement au sommet d'un petit monticule. Un morceau de portière où l'on apercevait encore des inscriptions était emprisonné dans la voûte de glace à quelques mètres du sol.
La partie avant du Kanchenjunga se trouvait là, figée dans ce tombeau que la montagne avait refermé sur lui.
Suzie s'approcha lentement, galvanisée et terrifiée par sa découverte.
– Te voilà enfin, murmura-t-elle. J'ai tellement espéré ce moment.
Suzie se recueillit en silence devant la carcasse de l'avion.
*
Elle entendit des pas, se retourna et vit le faisceau de la lampe de Shamir balayer l'entrée de la caverne. Elle réfléchit un instant et hésita.
– Je suis là, dit-elle en se relevant.
Elle se précipita vers lui. Shamir avait les traits tirés.
– Tu devrais rester allongé.
– Je sais, mais j'avais l'impression de m'engourdir et je m'inquiétais pour toi ; tu as trouvé une issue par là ?
– Non, pas encore.
– Quelque chose d'autre qui vaille la peine de gaspiller tes piles ?
Suzie ne dit rien, et regarda Shamir. Ce n'était pas sa souffrance, mais la conscience du danger qui lui donnait cet air sombre. Et cette vision la rappela à la gravité de leur situation qu'elle avait presque oubliée pendant quelques instants.
– Va te reposer, j'explore encore un peu les lieux et je te rejoins.
Shamir la repoussa et entra dans la caverne. En découvrant la carcasse de l'avion, il écarquilla les yeux.
– C'est impressionnant, n'est-ce pas ? dit Suzie.
Il regarda les inscriptions en hindi qu'elle éclairait de sa lampe et hésita à avancer.
– Ce sont probablement les restes du Malabar Princess, supposa Shamir.
– Non, le Malabar était un quadrimoteur à hélices, celui-ci, c'est le Kanchenjunga.
– Et comment tu sais ça ?
– C'est une longue histoire, répondit Suzie.
– Tu savais qu'il était là ?
– Je l'espérais.
– Ton obstination à vouloir gravir le mont Blanc, c'était pour trouver cette épave ?
– Oui, mais pas comme ça, je voulais que nous descendions en rappel.
– Parce que tu connaissais l'existence de cette grotte ?
– Un alpiniste avait découvert l'entrée de ton aven au flanc des rochers de la Tournette, il y a trois ans. C'était en été, il avait entendu l'écoulement des eaux d'une rivière souterraine derrière un mur de glace. Après s'être ouvert un passage, il s'était aventuré jusqu'au sommet du puits, mais il avait renoncé à y descendre.
– Et tout ce temps-là, tu m'as menti ? Quand tu es venue me chercher chez moi, tu avais déjà cette idée en tête ?
– Je te raconterai tout, Shamir, quand tu sauras, tu comprendras, dit Suzie en marchant vers l'épave.
Shamir la retint par le bras.
– Ce lieu est une sépulture, il est sacré, on ne doit pas déranger les morts. Viens, allons-nous-en, ordonna-t-il.
– Je ne te demande qu'une heure pour inspecter la carlingue. Et puis rien ne nous dit que cette galerie au fond ne débouche pas sur une issue plus praticable que ton puits.
Suzie se dirigea vers l'épave et Shamir s'aventura dans les entrailles de la grotte. Le spectacle la fascinait. À l'intérieur du cockpit, le tableau de bord calciné était recouvert d'une langue glaciaire qui semblait avoir digéré la tôle. Elle devina une masse sombre sur le fauteuil du pilote et chassa cette image en tournant le dos à cette vision terrifiante. Elle fit demi-tour et s'approcha du tronçon de fuselage qui reposait sur le flanc et dont les sièges avaient été soulevés par l'onde de choc.
Les secours arrivés sur place au lendemain du crash avaient identifié des débris d'ailes, de l'empennage ainsi que des milliers d'autres provenant de la carlingue qui avait fini sa course contre les rochers. Au fil des décennies, le glacier des Bossons avait recraché les moteurs du Kanchenjunga, ses trains d'atterrissage arrière et des effets personnels ayant appartenu aux passagers. Selon le rapport d'accident que Suzie connaissait par cœur, son cockpit, comme le compartiment des premières classes, était resté introuvable. Certains enquêteurs avaient conclu qu'il avait été pulvérisé au moment de l'impact, d'autres, qu'il avait pu sombrer dans une crevasse comme un navire disparaît dans l'abîme. La découverte de Suzie venait de donner raison à ces derniers.
Autour d'elle, six squelettes pétrifiés par la glace semblaient pareils à des momies dans leurs vêtements troués. Elle s'agenouilla au milieu de ce tableau sinistre, contemplant ces vies volées pour quelques mètres, quelques secondes de trop. Selon le rapport d'expertise, si le pilote avait compris que sa position était erronée une minute plus tôt, il aurait pu redresser l'appareil et passer au-dessus de la cime. Mais au matin du 24 janvier 1966, cent onze personnes avaient péri et les dépouilles de six d'entre elles reposaient devant Suzie.
Elle avançait dans la carlingue quand Shamir surgit dans son dos.
– Tu ne devrais pas faire cela, lui dit-il posément. Qu'est-ce que tu cherches ?
– Ce qui m'appartient. Si l'un de tes proches gisait ici, tu ne serais pas heureux que l'on te rende quelque chose lui ayant appartenu ?
– L'un de ces passagers était de ta famille ?
– C'est une longue histoire. Je te promets de tout te raconter quand nous serons sortis d'ici.
– Pourquoi tu ne l'as pas fait avant ?
– Parce que tu aurais refusé de m'accompagner, dit Suzie en s'approchant d'un squelette.
Ce devait être celui d'une femme. Elle avait les bras tendus vers l'avant, comme dans un acte de résistance ultime avant d'accueillir la mort en pleine face. À l'annulaire de la main droite, elle portait une alliance calcinée et à ses pieds se trouvait, coincé entre deux barres de fer tordues, un vanity-case entièrement fondu.
– Qui étiez-vous ? chuchota Suzie en s'agenouillant. Aviez-vous un mari et des enfants qui vous attendaient ?
Shamir s'approcha à contrecœur et s'agenouilla à son tour.
– Ne touche à rien, lui dit-il. Ces objets ne nous appartiennent pas.
Suzie se tourna vers la dépouille d'un autre passager. Une mallette en métal était reliée à son poignet par une chaîne et une menotte. Elle braqua le faisceau de sa lampe. Une inscription en hindi gravée sur le couvercle était encore visible.
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