– La femme que je vais rencontrer est ma grand-mère, répliqua Suzie.

La voiture se rangea devant l'entrée du couvent.

Deux religieuses les accueillirent et les guidèrent à travers les galeries d'un cloître qui jouxtait le couvent. Le cortège emprunta un escalier et s'engagea dans un couloir aux murs couverts de boiseries. Les deux sœurs ouvraient la marche, Ashton la fermait. Elles s'arrêtèrent devant la porte d'un salon.

– Elle vous attend ici, dit la plus âgée des deux sœurs dans un anglais empreint d'un léger accent. Ne la fatiguez pas. Les visites ne peuvent pas durer plus d'une heure. Nous viendrons vous rechercher.

Suzie poussa la porte et entra seule.

Liliane Walker était assise dans un fauteuil, si grand que sa silhouette semblait bien frêle. Son regard fixe était tourné vers la fenêtre.

Suzie s'approcha lentement. Elle s'agenouilla aux pieds de sa grand-mère et prit sa main dans la sienne.

Liliane tourna lentement la tête et lui sourit, sans dire un mot.

– J'ai fait un long voyage pour venir jusqu'à vous, si long, murmura Suzie.

Elle posa sa tête sur les genoux de Liliane et huma son parfum. C'était un parfum doux et sucré, un parfum de grand-mère qui apaise tous les maux de l'enfance.

Un rayon de soleil entra par la fenêtre et caressa le sol.

– Il fait beau aujourd'hui, n'est-ce pas ? dit Liliane d'une voix claire.

– Oui, il fait beau, lui répondit Suzie d'une voix étouffée par les larmes. Je m'appelle Suzie Walker, je suis votre petite-fille. Je ne vous ai pas connue mais vous avez habité mon enfance. Vous m'accompagniez sur le chemin de l'école, je faisais mes devoirs sous votre surveillance. Je vous confiais tous mes secrets. J'ai puisé en vous tant de force. Vous m'aidiez à traverser les épreuves de mon adolescence. Vous me guidiez. Quand je réussissais quelque chose, c'était toujours grâce à vous, et lorsque j'échouais, c'était aussi votre faute. Je vous reprochais d'avoir été distraite, d'avoir oublié de veiller sur moi. Le soir, je vous parlais depuis mon lit. Comme certains récitent une prière en s'endormant, je m'adressais à vous.

La main tremblante de Liliane se posa sur la chevelure de sa petite-fille.

Un long silence suivit, que seul le tic-tac d'une horloge venait meubler.

On frappa à la porte. Le visage d'Ashton apparut dans l'entrebâillement. Le moment était venu de repartir.

Suzie caressa la joue de sa grand-mère, l'entoura de ses bras pour la serrer contre elle et l'embrassa.

– Je sais tout, lui chuchota-t-elle à l'oreille. Je vous pardonne le mal que vous avez fait à ma mère. Je vous aime.

Suzie plongea ses yeux dans ceux de sa grand-mère et s'en alla à reculons.

Lorsqu'elle se retourna pour quitter la pièce, elle ne put voir le visage bouleversé de Liliane qui lui souriait.


*

Ashton les raccompagna jusqu'à la voiture.

– Mon chauffeur vous déposera à votre hôtel pour que vous y récupériez vos bagages. Il vous conduira ensuite à l'aéroport. J'ai pris la liberté de vous acheter deux billets pour New York.

– Je voudrais revenir la voir, dit Suzie.

– Une autre fois peut-être, il est temps de rentrer. Vous pourrez toujours me joindre à ce numéro, dit-il en lui tendant un papier. Je vous donnerai de ses nouvelles, chaque fois que vous le voudrez.

– J'aimerais tellement qu'elle m'ait entendue, dit Suzie en s'installant dans la voiture.

– J'en suis certain. Je viens chaque jour lui rendre visite et je lui parle aussi. Parfois, elle me sourit et, dans ces moments-là, je veux croire qu'elle sait que je suis là. Faites bonne route.

Ashton attendit que la voiture ait tourné au bout de l'allée et revint sur ses pas.

Il regagna le petit salon où Liliane Walker l'attendait, assise dans son fauteuil.

– Tu n'as aucun regret ? demanda-t-il en refermant la porte.

– Si, à bien y penser j'aurais aimé visiter l'Inde, je crois.

– Je parlais de...

– Je sais de quoi tu parlais, George, mais c'est mieux comme ça. Je suis une vieille femme maintenant, je préfère qu'elle garde de moi les souvenirs que ses rêves ont forgés. Et puis avec son tempérament, si je lui avais montré mon émotion, elle n'aurait pas résisté à l'envie de révéler la vérité, de s'acharner à prouver que j'étais innocente. Tu verras, si tu me survis, je suis certaine qu'elle le fera dès que je serai morte. Elle est aussi têtue que moi.

– Quand je suis entré dans cette base, j'ai bien cru que mon cœur allait s'arrêter tant elle te ressemble.

– Ton cœur est bien solide, mon cher George, avec tout ce que je lui ai fait endurer depuis que je te connais. Allez, ramène-nous à la maison, veux-tu bien, cette journée était merveilleuse, mais elle m'a épuisée.

George Ashton posa un baiser sur le front de Liliane Walker et l'aida à se lever.

Main dans la main, ils traversèrent le long couloir du monastère.

– Il faudra penser à remercier les bonnes sœurs pour leur complicité aujourd'hui.

– C'est déjà fait, répondit Ashton.

– Alors il ne nous reste plus qu'à rentrer, souffla Liliane en s'appuyant sur sa canne. Quand je serai morte, tu lui rendras cette clé, c'est promis ?

– Tu la lui rendras toi-même, c'est toi qui me survivras, répondit George Ashton à sa femme.







17.

L'avion se posa à New York aux premières heures du matin. Suzie rentra chez elle, Andrew chez lui. Ils se retrouvèrent chez Frankie's à l'heure du déjeuner. Suzie attendait Andrew à sa table, un sac de voyage à ses pieds.

– Je repars à Boston, dit-elle.

– Déjà ?

– C'est mieux comme ça.

– Peut-être, répondit Andrew.

– Je voulais vous remercier, c'était un beau voyage.

– C'est moi qui dois vous remercier.

– De quoi ?

– J'ai pris la décision de ne plus toucher à une goutte d'alcool.

– Je ne vous crois pas une seconde.

– Vous avez bien raison ! On trinque ? Vous me devez bien ça.

– D'accord, je ne sais pas à quoi, mais trinquons, Stilman.

Andrew pria la serveuse de leur apporter la meilleure bouteille de vin que l'établissement servait.

Peu de mots, mais beaucoup de regards furent échangés au cours de ce repas. Puis Suzie se leva, passa son sac à l'épaule et demanda à Andrew de rester assis.

– Je ne suis pas très douée pour les adieux.

– Alors dites-moi plutôt au revoir.

– Au revoir, Andrew.

Suzie posa un baiser sur ses lèvres et s'en alla.

Andrew la suivit du regard. Quand la porte du restaurant se referma sur elle, il ouvrit le New York Times et s'efforça de renouer avec les nouvelles du jour.


*

En fin de journée, Andrew se rendit au journal, résolu à affronter sa rédactrice en chef et à accepter le premier travail qu'elle voudrait bien lui confier. Et pour se préparer au pire, il décida de faire un détour par la cafétéria.

Une main posée sans ménagement sur son épaule le fit renverser son café.

– Dites-moi, Stilman, j'ai consacré toute une semaine à travailler comme une chienne pour des prunes, ou ce que j'ai pu trouver vous intéresse ?

– Et qu'avez-vous trouvé, Dolorès ?

– Pas mal de choses en fait, je suis assez fière de moi. Essuyez-vous et suivez-moi.

Dolorès Salazar accompagna Andrew à son bureau. Elle lui ordonna de s'asseoir sur son fauteuil, se pencha par-dessus son épaule et tapa son mot de passe sur le clavier d'ordinateur. Elle imprima le résultat de ses recherches et lui en fit la lecture à voix haute.

– En 1945, les États-Unis ont entrepris des exercices militaires d'envergure au pôle. Une opération baptisée Musk Ox ouvrit à grand renfort de brise-glaces une route de cinq mille kilomètres. Le but était d'évaluer les risques d'une invasion soviétique par la voie du nord. En 1950, les forces conjointes américano-canadiennes survolèrent près d'un million de kilomètres carrés au-dessus du pôle. En 1954, le sous-marin USS Nautilus rejoignit le pôle en passant sous la banquise. Cette expédition prouva la capacité de la force nucléaire américaine à frapper depuis l'Arctique. Deux décennies plus tard, les Soviétiques procédèrent à des essais nucléaires dans le cercle polaire, faisant disparaître près de quatre-vingts millions de mètres cubes de glace dans la région de Novaya Zemlya. Les États-Unis comme l'URSS envisagèrent la possibilité d'utiliser des charges nucléaires de faible puissance à des fins commerciales et civiles. Les Soviétiques en firent exploser à plusieurs occasions, dont une fois au prétexte de colmater une importante fuite de gaz dans la région arctique de Pechora. Les inquiétudes d'une pollution radioactive ne les ont pas empêchés de poursuivre leurs investigations sur la façon dont la force nucléaire pourrait faciliter l'accès aux ressources géologiques de l'Arctique. Lors de la conférence d'Anchorage, le chef de l'institut Kurchatov expliqua à l'assemblée présente comment les sous-marins nucléaires pouvaient assurer le transport du gaz liquide. En 1969, le tanker américain, USS Manhattan, emprunta la voie du nord pour naviguer de Prudhoe Bay jusqu'à la côte Est des États-Unis, et quand le gouvernement canadien étendit ses droits territoriaux en mer de douze miles, mettant les États-Unis devant le fait accompli, la réponse ne se fit pas attendre. Le gouvernement américain invoqua une question de sécurité nationale pour s'y opposer. Le gouvernement d'Ottawa a alloué cent millions de dollars pour établir la carte des ressources minérales de l'Arctique canadien dans l'idée d'en accélérer l'extraction. Le Kremlin de son côté a annoncé récemment que l'extraction du pétrole et du gaz en Arctique était un facteur clé pour que la Russie demeure une superpuissance énergétique. Même les autorités du Groenland prônent l'extraction des ressources minérales comme condition à leur indépendance vis-à-vis du Danemark. Pétrole, gaz, nickel et zinc, les États riches veulent tous mettre la main sur ces gisements, y compris ceux qui ne peuvent revendiquer des droits territoriaux et qui invoquent que le continent arctique est la propriété de toutes les nations. Depuis que l'ouverture de la route du nord est considérée comme imminente en raison de la fonte des glaces, de nombreux pays, dont la France, la Chine et l'Inde, veillent désormais sur la banquise comme ils le font depuis des années sur le canal de Panamá. Les Canadiens ont annoncé en 2008 avoir lancé la construction d'une base sous-marine à Nanisvik qui ouvrira en 2015, ainsi que la mise en chantier de six navires offshore pour un coût de trois milliards de dollars. Et en 2001, alors que l'administration Bush réfutait la thèse du réchauffement climatique, l'US Navy tint son premier symposium sur les conséquences militaires d'un océan Arctique devenu navigable tout au long de l'année. Le ministère norvégien de la Défense a présenté un scénario dans lequel les compagnies pétrolières russes commenceraient à forer pour le pétrole au-delà de leurs eaux territoriales dans la décennie à venir et, sans mauvais jeu de mots, a assuré que le partage de l'Arctique annoncerait le début d'une nouvelle guerre froide entre Ouest et Est.

Andrew se dirigea vers le planisphère punaisé à la porte du bureau.

– C'est tout l'effet que ça vous fait ? râla Dolorès

– Si je vous disais que cette folie était préméditée depuis près de cinquante ans, vous me croiriez ?

– Si vous le dites. Vous allez publier ?

– Hélas, je n'ai plus les preuves pour écrire un papier sur ce qui fut l'une des plus belles saloperies imaginées par l'homme, de quoi pourtant décrocher le Pulitzer.

– Où sont ces preuves ?

– Là-bas, dit Andrew en pointant son index sur le nord de la carte du monde. Quelque part dans les poches de son beau manteau blanc.

– De qui parlez-vous ?

– De Snegourotchka, la Demoiselle des neiges.

– Et ces preuves sont définitivement perdues ?

– Qui sait ? Après tout, le Pulitzer peut bien attendre quelques années, ajouta-t-il en repartant vers son bureau.

Et une fois seul dans l'ascenseur, Andrew alluma son portable, regarda les photos qu'il contenait et sourit. Peut-être à l'idée d'aller prendre un peu plus tard un Fernet-Coca au bar du Marriott, peut-être pas.


*

Valérie avait quitté son bureau comme chaque soir aux environs de 18 heures. Elle se dirigea vers la station de métro. Une femme se tenait adossée à un réverbère, un grand sac à ses pieds. Valérie reconnut aussitôt celle qui la fixait du regard.