Faute d'avoir un emploi du temps chargé, il commença à en faire l'inventaire.

Le gazon brossé par la brise hérissait ses herbes en direction du nord. Les bosquets d'ifs, les érables et les chênes du coin s'agitaient dans la même direction. Toute la nature environnante semblait se tourner vers l'autoroute qui se trouvait en contrebas du cimetière.

Et soudain, alors qu'Andrew, consterné, se demandait combien d'heures encore il allait rester à s'emmerder ainsi, il entendit une voix.

– Tu t'y feras, au début ça paraît un peu long, mais on finit par perdre la notion du temps. Je sais ce que tu es en train de te dire. Si tu avais pensé plus tôt à ta mort, tu te serais offert une concession sur un bout de terrain avec vue sur la mer. Et tu aurais fait une grosse erreur. Les vagues, ça doit finir par être d'un chiant ! Alors que sur l'autoroute, il se passe des trucs de temps à autre. Des embouteillages, des poursuites, des accidents, c'est beaucoup plus varié qu'on ne l'imagine.

Andrew regarda dans la direction où avait surgi la voix. Un homme, assis en tailleur, lévitant comme lui, à quelques centimètres au-dessus de la tombe voisine, lui souriait.

– Arnold Knopf, dit celui-ci sans changer de position. C'était mon nom. J'entame ma cinquantième année ici. Tu verras, tu t'y feras, c'est juste un coup à prendre.

– Alors c'est ça, la mort ? demanda Andrew, on reste là, le cul posé sur sa tombe à regarder l'autoroute ?

– Tu regardes ce que tu veux, tu es libre, mais c'est ce que j'ai trouvé de plus distrayant. Parfois, il y a des visites, les week-ends surtout. Les vivants viennent pleurer sur nos tombes, mais pas sur la mienne. Quant à nos voisins, ils sont là depuis si longtemps que ceux qui venaient les voir sont eux aussi enterrés. La plupart ne prennent même plus la peine de sortir. Nous sommes les jeunes du quartier, si je puis dire. J'espère que tu en auras, des visites, au début il y en a toujours, après le chagrin se tasse, ce n'est plus pareil.

Andrew, au cours de sa longue agonie, avait souvent imaginé ce que pourrait être la mort, espérant même trouver en elle une forme de délivrance des démons qui l'avaient hanté. Mais ce qui lui arrivait était bien pire que tout ce que son esprit retors avait envisagé.

– J'en ai vu des choses, tu sais, reprit l'homme. Deux siècles et trois guerres. Quand je pense que c'est une saleté de bronchite qui a eu raison de moi. Allez me dire que le ridicule ne tue pas ! Et toi ?

Andrew ne répondit pas.

– Remarque, on n'est pas pressé, et puis te fatigue pas, j'ai tout entendu, continua son voisin. Il y avait du beau monde à tes obsèques. Se faire assassiner, ce n'est pas banal tout de même.

– Non, c'est assez original, j'en conviens, répliqua Andrew.

– Et par une femme en plus !

– Homme ou femme, ça ne change pas grand-chose, non ?

– Je suppose que non. Enfin, si tout de même. Monsieur n'avait pas d'enfants ? Je n'ai aperçu ni veuve ni marmots.

– Non, ni enfants ni veuve, soupira Andrew.

– Célibataire, alors ?

– Depuis peu.

– Dommage, mais c'est peut-être mieux pour elle.

– Je suppose.

Au loin, les gyrophares d'une voiture de police se mirent à scintiller, le break qu'elle suivait se rangea sur la bande d'arrêt d'urgence.

– Tu vois, il se passe sans arrêt des trucs sur cette autoroute. C'est la Long Island Expressway qui mène à l'aéroport JFK. Les types sont toujours pressés et ils se font cueillir chaque fois à cet endroit. Les bons jours, il y en a un qui ne s'arrête pas, alors tu peux regarder la poursuite jusqu'au virage là-bas. Après, la rangée de platanes nous cache la vue, dommage.

– Vous voulez dire qu'on ne peut pas bouger de nos tombes ?

– Si, avec le temps on y arrive, peu à peu. J'ai réussi à atteindre le bout de l'allée la semaine dernière, soixante pieds d'un coup ! Cinquante ans d'entraînement tout de même ! Heureusement que ça finit par payer, sinon à quoi bon ?

Andrew céda au désespoir. Son voisin se rapprocha de lui.

– T'inquiète, je te jure qu'on s'y fait. Ça paraît impossible au début, mais tu verras, fais-moi confiance.

– Ça vous ennuierait si on se taisait pendant quelque temps. J'ai vraiment besoin de silence.

– Le temps que tu veux, mon garçon, rétorqua Arnold Knopf, je comprends, je ne suis pas pressé.

Et ils restèrent tous deux, assis en tailleur, côte à côte dans la nuit.

Un peu plus tard, les phares d'une voiture éclairèrent la route qui remontait la colline depuis l'entrée du cimetière. Qu'on lui ait ouvert les grilles d'ordinaire fermées à cette heure était un mystère pour Arnold qui fit part de son étonnement à Andrew.

Le break marron se rangea le long du trottoir, une femme en descendit et marcha dans leur direction.

Andrew reconnut immédiatement son ex, Valérie, l'amour de sa vie qu'il avait perdu en commettant la plus stupide erreur de toute son existence. Et sa situation attestait du prix qu'il avait payé pour un moment d'égarement, une folie passagère.

Avait-elle seulement su combien le remords l'avait rongé ? Qu'il avait renoncé à se battre à compter du moment où elle avait cessé de lui rendre visite à l'hôpital ?

Elle s'approcha de la tombe et se recueillit dans le plus grand silence.

La voir ainsi accroupie devant lui l'apaisa pour la première fois depuis qu'on l'avait poignardé le long de l'Hudson River.

Valérie était là, elle était venue, et cela comptait plus que tout.

Soudain, elle souleva subrepticement sa jupe et se mit à uriner sur la pierre tombale.

Quand elle eut fini, elle rajusta son vêtement et dit à haute voix :

– Va te faire foutre, Andrew Stilman.

Puis, elle remonta dans la voiture et s'en alla comme elle était venue.

– Ça, je dois dire, ce n'est pas banal non plus ! siffla Arnold Knopf.

– Elle a vraiment pissé sur ma tombe ?

– Sans vouloir paraphraser un poète connu, je crois bien que c'est exactement ce qu'elle vient de faire. Je ne voudrais pas être indiscret, mais tu lui as fait quoi pour qu'elle vienne se soulager comme ça au milieu de la nuit ?

Andrew poussa un long soupir.

– Le soir de notre mariage, je lui ai avoué être tombé amoureux d'une autre femme.

– Ce que je suis content de t'avoir pour voisin, Andrew Stilman, tu ne peux pas savoir à quel point ! Je sens que je vais beaucoup moins m'ennuyer, voire plus du tout. Je t'ai un peu menti tout à l'heure, on s'emmerde à mourir. Et comme c'est déjà fait, il n'y a pas vraiment d'alternative, on est dans l'impasse, mon vieux. Ce n'est pas pour dire, mais j'ai bien l'impression que ta petite dame ne t'a pas encore pardonné. En même temps, vider son sac le soir de son mariage, je ne voudrais pas jouer les donneurs de leçon, mais reconnais que le moment était mal choisi.

– Je ne suis pas doué pour les mensonges, soupira Andrew.

– Alors comme ça, monsieur était journaliste ? Tu me raconteras tout ça plus tard, je dois pratiquer mes exercices de concentration, je me suis juré d'atteindre le bosquet que tu vois là-bas avant la fin du siècle. J'en ai marre de ces platanes !

« Être »... à l'imparfait. Cette conjugaison frappa Andrew avec la force d'un boulet de canon qui percute l'enceinte d'une forteresse. Avoir été, et ne plus être qu'un corps en décomposition.

Andrew se sentit aspiré vers sa tombe, il tenta de résister à la force qui l'entraînait sous terre et il hurla.


*

Simon s'approcha du canapé, tira la couette et le secoua.

– Arrête ces gémissements, c'est insupportable. Debout, il est 10 heures, tu devrais être au boulot !

Andrew prit une profonde inspiration, comme un plongeur qui surgit à la surface de l'eau au terme d'une longue apnée.

– Arrête de picoler, tes nuits seront plus sereines, ajouta Simon en ramassant le cadavre d'une bouteille de Jack Daniel's. Lève-toi et va t'habiller ou je te jure que je te fiche dehors, j'en ai assez de te voir dans cet état.

– Ça va, répondit Andrew en s'étirant. Ce sont les ressorts de ton canapé qui me torturent. Tu ne pourrais pas avoir une chambre d'amis ?

– Tu ne pourrais pas rentrer chez toi ? Ça fait trois mois que tu es sorti de l'hôpital.

– Bientôt, je te le promets. Je n'arrive pas à rester seul la nuit. Et puis ici, je ne picole pas.

– Pas avant que je ne m'endorme ! Tu trouveras du café dans la cuisine. Va bosser, Andrew, c'est ce que tu as de mieux à faire et c'est vraiment la seule chose que tu fasses bien.

– « Ce sont toujours les meilleurs qui partent en premier »... sérieusement ? Tu n'as rien trouvé de mieux pour conclure mon oraison funèbre ?

– Je te rappelle que tout ça n'existe que dans ta tête dérangée. C'est toi qui tiens le stylo dans tes cauchemars, et en effet, ta prose est pitoyable.

Simon claqua la porte en sortant.

Andrew entra dans la salle de bains. Il examina son visage et se trouva plutôt bonne figure en repensant à ce qu'il avait descendu la veille. Il changea d'avis en s'approchant du miroir. Ses yeux étaient alourdis, sa barbe noire cachait une grande partie de ses joues. Simon avait raison, le temps était peut-être venu de retourner aux réunions des Alcooliques anonymes sur Perry Street. En attendant, il irait faire acte de présence à la conférence de rédaction et se rendrait ensuite à la bibliothèque municipale. Depuis trois mois, il aimait y passer ses journées.

Installé dans la grande salle de lecture, il s'y trouvait en compagnie bien que le silence règne en maître. Quel autre endroit au monde pouvait lui offrir pareil rempart contre la solitude sans qu'il soit dérangé par le bruit des autres ?

Douché, vêtu de propre, il quitta l'appartement, fit escale au Starbucks où il avala un petit déjeuner et fila au journal. Regardant l'heure à sa montre, il se dirigea directement en salle de réunion où Olivia concluait son briefing.

Les journalistes se levèrent et quittèrent les lieux. Andrew se tenait près de la porte, Olivia lui fit signe de l'attendre. Quand la salle fut vide, elle vint à sa rencontre.

– Personne ne vous a contraint à reprendre le boulot aussi tôt, Andrew. Mais si vous revenez, faites-le vraiment. La conférence de rédaction n'est pas facultative.

– Je suis là, non ?

– Vous êtes présent et absent à la fois. Vous n'avez pas pondu une ligne depuis trois mois.

– Je réfléchis à mon prochain sujet.

– Vous vous la coulez douce et vous vous êtes remis à picoler.

– Qu'est-ce qui vous permet de dire ça ?

– Regardez-vous dans une glace.

– J'ai travaillé tard, je planche sur une nouvelle enquête.

– Heureuse de l'apprendre, je peux en connaître le sujet ?

– Une jeune femme violée et battue à mort dans un township de Johannesburg, il y a dix-huit mois. La police ne fait rien pour arrêter ses assassins.

– Un fait divers en Afrique du Sud, voilà qui va passionner nos lecteurs, prévenez-moi quand vous aurez fini que je vous réserve une place en une.

– C'était ironique ?

– Absolument.

– Elle a été assassinée à cause de son orientation sexuelle. Son seul crime était d'aimer une autre femme. Et pour cette même raison, les flics qui connaissent les coupables ne sont pas plus enclins à les arrêter que si un chien errant s'était fait écraser. Sa famille se bat pour que justice soit faite, mais les pouvoirs publics s'en foutent, pour peu, ils féliciteraient les attardés mentaux qui ont assassiné cette femme. Elle avait vingt-quatre ans.

– C'est tragique, mais l'Afrique du Sud est loin et bien plus loin encore des préoccupations de nos lecteurs.

– La semaine dernière, un de nos brillants députés républicains a déclaré à la télévision au sujet du mariage homosexuel qu'il y voyait une porte ouverte à l'inceste et à la pédophilie. On vit dans un drôle de monde, il y a des limites à tout, notre bon maire veut même limiter la consommation de sodas dans les salles de cinéma, mais pour freiner la connerie de nos élus, rien ! Il devrait y avoir des lois pour les mettre eux aussi à l'amende quand ils dépassent la norme tolérable de l'ignorance.

– Vous voulez vous lancer en politique, Stilman ?

Andrew pria sa rédactrice en chef de ne pas prendre ses propos à la légère. Ceux tenus par le député n'étaient pas qu'insultants, ils relevaient de l'incitation à la haine. Andrew voulait à travers son papier faire état de la violence qu'engendre le discours politique lorsqu'il stigmatise une communauté.

– Vous me suivez maintenant ? Au départ de l'article le massacre de cette innocente, la passivité des autorités sud-africaines qui n'accordent aucune importance à ce meurtre et en fin de course notre abruti de député, le message qu'il véhicule et les dérives prévisibles de ceux qui l'ont pris au mot. Si je me débrouille bien, je pourrai contraindre son parti à le désavouer, et in fine le forcer à prendre position.