– Fumeux et hasardeux projet, mais si ça peut vous occuper le temps que vous retrouviez l'envie de vous attaquer à des choses plus...
– ... plus importantes qu'une jeune femme de vingt-quatre ans violée, rouée de coups et poignardée parce qu'elle était lesbienne ?
– Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit, Stilman.
Andrew posa sa main sur l'épaule de sa rédactrice en chef, exerçant une légère pression comme pour accentuer la gravité de son propos.
– Faites-moi une promesse, Olivia. Le jour où j'y passerai vraiment, jurez-moi que vous vous abstiendrez de tout discours pendant mes obsèques.
Olivia regarda Andrew, intriguée.
– Oui, si vous voulez, mais pourquoi ?
– « Tu es tombé sur ce rempart comme un soldat au champ d'honneur », non, mais vraiment ! J'avais honte pour vous.
– Mais de quoi parlez-vous, Stilman ?
– De rien, laissez tomber. Contentez-vous de me le promettre et on en reste là. Ah si, une dernière chose, la salle des archives B ? Franchement, vous ne pouviez pas trouver un endroit plus glauque ?
– Fichez-moi le camp, Andrew, vous me faites perdre mon temps et je ne comprends rien à vos élucubrations. Allez bosser, je serais prête à vous offrir un billet pour Cape Town pour que vous me débarrassiez le plancher.
– Johannesburg ! Venez me dire ensuite que c'est moi qui ne suis pas concentré en ce moment. Non, mais je rêve.
Andrew prit l'ascenseur et regagna son bureau. Il y régnait un désordre identique à celui qu'il avait laissé le jour où on l'avait agressé. Freddy Olson, une revue de mots croisés en main, mâchouillait un crayon en se balançant sur sa chaise.
– « Revenant » en sept lettres, tu as une idée ? demanda Olson.
– Et ma main dans ta figure en sept phalanges, tu as une idée ?
– Un homme qui circulait à vélo dans le West Village s'est fait renverser par un policier, enchaîna Olson. Non content de lui avoir coupé la route, le flic lui a demandé ses papiers et quand le type s'est rebellé en disant que c'était le monde à l'envers, il lui a passé les menottes et l'a coffré. Tu veux te mettre sur l'affaire ?
– Rebellé comment ?
– D'après la déposition, le vieillard aurait giflé le policier parce qu'il lui parlait sur un ton qui lui a déplu.
– Quel âge, ton cycliste ?
– Quatre-vingt-cinq ans, et le policier, trente.
– Cette ville me surprendra tous les jours, soupira Andrew. Je te laisse à tes faits divers, j'ai un vrai boulot de journaliste qui m'attend.
– Bourbon sec ou daiquiri ?
– Tu veux que l'on parle de tes addictions, Olson ? Tu semblais défoncé comme une huître à mes obsèques.
– Je ne sais pas de quoi tu parles, mais je n'ai rien sniffé depuis belle lurette. J'avais fait le serment sur ton lit d'hôpital que si tu y passais, je ne toucherais plus jamais à la dope.
Andrew se garda de répondre à son collègue, prit son courrier, un exemplaire de l'édition du matin et s'en alla. La journée était belle, il se dirigea vers la New York Public Library qui se situait à quelques blocs du journal.
*
Andrew présenta sa carte à l'entrée de la salle de lecture. Le préposé le salua à voix basse.
– Bonjour, Yacine, répondit Andrew en tendant la main au bibliothécaire.
– Vous avez commandé des ouvrages aujourd'hui ? poursuivit celui-ci en consultant son écran d'ordinateur.
– Je suis venu avec tout ce dont j'avais besoin pour être sûr de ne rien faire d'utile, mon courrier et mon journal.
Yacine se tourna vers la table où Andrew avait pris ses habitudes.
– Vous avez une voisine, dit-il, toujours à voix basse.
– Et notre petit arrangement ?
– Je suis désolé, monsieur Stilman, nous avons beaucoup de demandes en ce moment, la salle est pleine et nous refusons du monde. Je ne pouvais pas garder éternellement cette place inoccupée.
– Elle est là pour longtemps ?
– Je n'en ai aucune idée.
– Jolie ?
– Plutôt.
– Qui est-ce ?
– Vous savez que nous ne sommes pas autorisés à divulguer ce genre d'information.
– Même à moi, Yacine ?
– Monsieur Stilman, il y a du monde derrière vous, si vous voulez bien aller vous installer.
Andrew obéit et traversa la salle de lecture, prenant un malin plaisir à faire résonner ses pas. Il tira bruyamment sa chaise à lui, se laissa tomber dessus et ouvrit son journal.
Chaque fois qu'il en tournait les pages, il s'arrangeait pour exagérer le froissement du papier. Sa voisine ne releva même pas la tête. Las, il finit par abandonner et tenta de se concentrer sur l'article qu'il lisait.
En vain, il reposa son journal pour observer de nouveau la jeune femme studieuse assise en face de lui.
Elle avait une coupe de cheveux et une frimousse à la Jean Seberg. Le regard rivé à sa lecture, elle suivait chaque ligne de l'index. De temps à autre, elle annotait un cahier. Rarement Andrew avait vu quelqu'un d'aussi concentré.
– C'est en plusieurs tomes, j'espère ? demanda-t-il.
La jeune femme leva les yeux.
– Je ne sais pas ce que vous êtes en train de lire, mais ça m'a l'air sacrément passionnant, continua-t-il.
Elle leva un sourcil, afficha une mine consternée et se replongea dans son livre.
Andrew la considéra un instant, mais avant qu'il prononce un autre mot, la jeune femme referma son cahier et s'en alla. Elle restitua l'ouvrage qu'elle avait emprunté auprès du bibliothécaire et quitta la salle.
Andrew se leva à son tour et se précipita vers Yacine.
– Vous avez besoin d'un livre, monsieur Stilman ?
– Celui-ci, répondit-il en lorgnant l'exemplaire que sa voisine avait laissé sur le comptoir.
Yacine posa la main dessus.
– Il faut d'abord que j'enregistre son retour avant d'établir un nouveau bon de prêt. Vous connaissez nos règles, depuis le temps, n'est-ce pas ? Retournez à votre place, nous vous l'apporterons.
Andrew fit comprendre au bibliothécaire que son zèle l'excédait au plus haut point.
Il quitta la bibliothèque et se surprit, une fois dehors, à chercher sa voisine au milieu de la foule qui occupait les grands escaliers du bâtiment. Puis il haussa les épaules et décida d'aller se promener.
*
Le lendemain, fidèle à sa routine, Andrew reparut en salle de lecture vers 10 heures du matin. La chaise en face de lui était vide. Il parcourut plusieurs fois les lieux du regard et se résolut à ouvrir son journal.
À l'heure du déjeuner, il se rendit à la cafétéria. Sa voisine de table approchait de la caisse, poussant un plateau sur la glissière qui longeait les vitrines réfrigérées. Andrew attrapa un sandwich sur une clayette, tout en la surveillant du coin de l'œil, et se glissa dans la file.
Quelques instants plus tard, il alla s'asseoir à trois places d'elle et la regarda déjeuner. Entre deux bouchées de tarte aux pommes, elle griffonnait sur son cahier et rien autour d'elle ne semblait la perturber.
Andrew était fasciné par sa concentration. Son regard naviguait selon un rythme régulier du cahier de notes à la pâtisserie qu'elle mangeait avec gourmandise. Mais il fut frappé par un détail qu'il avait déjà remarqué la veille. Alors que de l'index gauche elle suivait la ligne qu'elle lisait, elle annotait de la même main son cahier, la droite restant en permanence dissimulée sous la table. Andrew en vint à se demander ce qu'elle pouvait bien cacher.
La jeune femme releva la tête, balaya la pièce du regard, lui adressa un sourire furtif et repartit vers la salle de lecture après avoir vidé les restes de son repas dans une poubelle.
Andrew y jeta son sandwich et lui emboîta le pas. Il s'installa à sa place et déplia son journal.
– C'est celui d'aujourd'hui, j'espère, murmura la jeune femme après quelques instants.
– Je vous demande pardon ?
– Vous êtes si peu discret ; je disais juste que j'espérais au moins que c'était l'édition du jour ! Puisque vous faites semblant de lire, autant aller droit au but. Qu'est-ce que vous me voulez ?
– Mais rien du tout, je ne m'intéressais pas particulièrement à vous, je réfléchissais, c'est tout, bafouilla Andrew en contenant assez mal son embarras.
– Je fais des recherches sur l'histoire de l'Inde, ça vous intéresse ?
– Professeur d'histoire ?
– Non. Et vous, flic ?
– Non plus, journaliste.
– Dans la finance ?
– Qu'est-ce qui vous fait penser ça ?
– Votre montre, je ne vois qu'une personne de ce milieu pour s'offrir un bijou pareil.
– Un cadeau de ma femme, enfin, mon ex-femme.
– Elle ne s'est pas moquée de vous.
– Non, c'est moi qui me suis moqué d'elle.
– Je peux reprendre mon travail ? demanda la jeune femme.
– Bien sûr, répliqua Andrew. Je ne voulais pas vous interrompre.
Elle le remercia et retourna à sa lecture.
– Reporter, précisa Andrew.
– Je ne veux pas être désagréable, dit la jeune femme, mais je voudrais me concentrer sur ce que j'étudie.
– Pourquoi l'Inde ?
– J'envisage de m'y rendre un jour.
– Vacances ?
– Vous n'allez pas me laisser tranquille, n'est-ce pas ? soupira-t-elle.
– Si, promis, je ne dis plus rien. À partir de maintenant, plus un mot. Croix de bois, croix de fer.
Et il tint promesse. Andrew resta silencieux l'après-midi entier, à peine salua-t-il sa voisine quand elle s'esquiva une heure avant la fermeture.
En partant, Andrew saisit un livre laissé par un lecteur sur le comptoir, glissa un billet de vingt dollars sous la couverture et le tendit au bibliothécaire.
– Je veux juste connaître son nom.
– Baker, chuchota Yacine en serrant l'ouvrage contre lui.
Andrew plongea la main dans la poche de son jean et en ressortit un autre billet à l'effigie de Jackson.
– Son adresse ?
– 65 Morton Street, chuchota Yacine en s'emparant des vingt dollars.
Andrew quitta la bibliothèque. Le trottoir de la Cinquième Avenue était bondé. À cette heure, impossible de trouver un taxi en maraude. Il repéra la jeune femme qui agitait la main au croisement de la 42e Rue, essayant d'attirer l'attention d'un chauffeur. Une voiture de maître se rangea devant elle et son conducteur se pencha à la vitre pour lui proposer ses services. Andrew s'approcha à distance suffisante pour l'entendre négocier le prix de la course. Elle grimpa à l'arrière de la Crown noire et le véhicule se glissa dans le flot de la circulation.
Andrew courut jusqu'à la Sixième Avenue, s'engouffra dans le métro, prit la ligne D et ressurgit, un quart d'heure plus tard, de la station West 4th Street. De là, il rejoignit le Henrietta Hudson Bar qu'il connaissait bien pour sa carte de cocktails. Il commanda un ginger ale au barman et alla s'installer sur un tabouret derrière la vitre. Observant le carrefour de Morton et d'Hudson, il se demanda ce qui lui laissait imaginer que la jeune femme en quittant la bibliothèque rentrerait directement chez elle et surtout ce qui l'avait incité à venir jusqu'ici, alors que cela n'avait aucun sens. Après avoir assez longuement considéré la question, il en conclut que l'ennui était en train d'avoir raison de lui. Il régla sa boisson et partit retrouver Simon qui devait s'apprêter à quitter son garage.
Quelques minutes après son départ, la voiture de maître déposait Suzie Baker en bas de chez elle.
*
Le rideau de fer était baissé. Andrew poursuivit son chemin et reconnut la silhouette de Simon, penché sous le capot d'une Studebaker garée un peu plus loin dans la rue.
– Tu tombes bien, dit Simon. Je n'arrive pas à la faire démarrer et, seul, impossible de la pousser dans le garage. Je me rongeais les sangs à l'idée de la laisser toute la nuit dehors.
– J'envie tes inquiétudes, mon vieux.
– C'est mon gagne-pain, alors oui, j'y fais attention.
– Tu ne l'as toujours pas vendue, celle-là ?
– Si, et reprise à un collectionneur qui m'a acheté une Oldsmobile 1950. C'est comme ça qu'on fidélise sa clientèle dans mon métier. Tu m'aides ?
Andrew se positionna à l'arrière de la Studebaker pendant que Simon la poussait, la main, par la vitre baissée, posée sur le volant.
– Qu'est-ce qu'elle a ? demanda Andrew.
– Je n'en sais rien, je verrai avec mon mécano demain.
La voiture à l'abri, ils allèrent dîner chez Mary's Fish Camp.
– Je vais me remettre au boulot, annonça Andrew en s'attablant.
– Il était temps.
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