– Oui.

– Dans quel coin du monde viviez-vous ?

– Une île isolée de tout.

– Au milieu de quel océan ?

– Tu vas m'interrompre toutes les deux secondes ? Et regarde la route s'il te plaît !

Milly doubla une calèche conduite par un jeune amish. Elle lui fit un signe de la main auquel il répondit d'un sourire, en ajustant son chapeau.

– Beau garçon ! siffla Agatha.

– Continuez ! Pourquoi étiez-vous partie si loin ?

– J'ai cru que je réussirais à les oublier. Je m'en suis convaincue pendant des années, mais je me trompais. Lorsqu'on rompt les amarres et que l'on tourne le dos à ce qu'on a été, c'est soi-même qu'on oublie. Et toi, tu retournes de temps à autre à Santa Fe ?

– Non, assura Milly, sauf une fois, pour l'enterrement de ma mère.

– Pourquoi ?

– Trop de souvenirs et pas seulement des bons.

– Ton enfance n'a pas été heureuse ?

– Joyeuse oui, heureuse je n'en sais rien. Je rêvais d'une autre vie, d'être née dans une grande ville, d'avoir connu mon père, de fréquenter des gens cultivés. J'aimais l'école et je détestais les vacances. L'été était pour moi synonyme d'ennui. Je sais, vous devez penser que j'ai un grain. Et encore, quand je vous aurai dit que petite fille, je rêvais de me marier avec un professeur...

– ... un toubib ?

– Non, rigola Milly, je ne supporte pas la vue du sang, et puis avec maman j'ai eu mon compte de maladies.

– Ta mère est morte d'une maladie ?

– Elle s'est tuée dans un accident, mais elle était hypocondriaque, elle avait toujours un pet de travers. Avec ce que nous coûtaient son gourou et ses médecines douces, j'aurais pu aller étudier à Harvard ! J'étais folle amoureuse de mon professeur d'anglais. M. Richard était l'homme le plus patient que je connaisse. J'avais dix ans, lui quarante ; consciente qu'entre nous se dressait un sérieux obstacle, je m'étais fait le serment d'épouser un jour un homme comme lui.

– Frank est enseignant ?

– Avocat.

– Ah ! s'exclama Agatha.

– Mandela et Gandhi étaient avocats.

– Je ne portais aucun jugement, j'en ai connu un formidable.

– Dans quelles circonstances ? demanda Milly.

– Tu le rencontreras un jour, bredouilla Agatha, et maintenant, je ne sais plus où j'en étais.

– Sur votre île au milieu d'un océan inconnu. Qu'est-ce qui vous a décidée à rentrer ?

– Les amis que nous allons rencontrer.

Agatha abaissa le pare-soleil et se regarda dans le miroir de courtoisie.

– Tout à l'heure, je te faisais la leçon, mais je pourrais tout autant me l'appliquer. Tu sais où j'aimerais que nous nous arrêtions ? Dans un drugstore. Je pourrai acheter de quoi me maquiller, je ne l'ai plus fait depuis très longtemps, sauf avant-hier, mais ce n'était qu'un peu de blush.

– C'est parce que nous arrivons bientôt chez l'un de vos amis, que vous voulez vous refaire une beauté ?

– Non, pas encore, mais on ne s'arrange pas seulement pour les autres.

– S'il n'y avait pas de produits de maquillage sur votre île, alors j'aurais pu y vivre. Je n'en mets jamais.

– Tu devrais.

– Frank m'aime telle que je suis.

– Attends quelques années et tu comprendras...

Agatha s'interrompit au milieu de sa phrase, bouche ouverte et regard fixe, alors qu'apparaissait en haut d'un mât sur le bord de la route un grand panneau publicitaire qui indiquait la proximité du Centre national de Noël, une sorte de grand magasin d'antiquités dédié à cette célébration.

– Vous avez vu la Vierge Marie ? demanda Milly.

– Je veux aller le visiter, souffla Agatha d'une voix tremblante.

– Nous sommes au mois de mars, Noël est dans neuf mois !

– Le prochain oui, mais les trente derniers ?

L'expression d'Agatha avait changé en un instant. Milly eut l'impression de voir sur le siège de sa passagère l'ombre de la petite fille qu'Agatha avait été. Ses traits s'étaient tant adoucis que Milly en fut déconcertée.

Sans que les mots soient nécessaires, il lui semblait comprendre ce qu'elle essayait de lui dire. Cette femme, pour des raisons dont elle ignorait tout, avait renoncé aux choses qui remplissent une vie.

Des Noëls, Milly aussi en avait manqué quelques-uns, non que sa mère les ait oubliés, mais à dire vrai, certaines années elles étaient si fauchées qu'il était préférable de jouer la comédie et de prétendre que ce soir-là était semblable aux autres. « L'an prochain, nous ferons une grande fête et je t'offrirai un cadeau », lui disait-elle.

Le regard de Milly voguait entre la route et le visage d'Agatha ; elle se souvint de celui de sa mère, si talentueuse et brave.

Au repas de Noël, quand il n'y avait ni famille ni paquets enrubannés, Milly la prenait dans ses bras et lui jurait qu'avoir une maman comme elle était bien suffisant. Sa mère lui répondait qu'elle était tout son monde et que peu importait que passent les hivers tant qu'elles étaient ensemble – même si, en vérité, le seul présent qui manquait à Milly était l'amour d'un père.

Elle actionna son clignotant et bifurqua sur le chemin qui filait vers cette promesse de retrouver les Noëls perdus. Agatha semblait heureuse.

Elles se garèrent sur le parking et entrèrent dans cet étrange magasin installé dans une grange.

Le long d'un parcours délimité par des barrières enguirlandées se mêlaient tables, armoires et rayonnages emplis à foison de jouets anciens. Des boules de toutes les couleurs, des bonshommes de neige, des pères Noël usés, des soldats de bois en tunique rouge et toque noire, de vieux tambours et mirlitons, des poupées par dizaines. Milly s'arrêta devant un manège de fête foraine miniature. Un wagonnet grimpait à une montagne russe. Arrivé au sommet, il dévalait la pente, empruntait un virage et filait en ligne droite avant de s'arrêter devant une minuscule guérite où quatre figurines en plomb attendaient leur tour. Sous le rail, un crochet agrippait le wagonnet pour l'entraîner à nouveau dans un cliquetis régulier.

Pendant que Milly admirait l'automate, Agatha s'approcha d'une petite voiture en métal des années 1950. Avec sa carrosserie toute cabossée et sa peinture écaillée par endroits, l'objet n'avait pas belle allure, mais c'était un jouet heureux, l'un de ceux qui semblent vous sourire.

Elle l'emporta vers la caisse, et le glissa en chemin dans sa poche. Elle s'arrêta devant un carrousel, donna un tour de clé et regarda s'animer les petits chevaux de bois.

– J'ai possédé ce jouet quand j'étais enfant, je m'en souviens, c'est à peine croyable, dit-elle émerveillée à Milly qui venait vers elle, une boîte à la main. Qu'as-tu acheté ?

– Une très jolie maquette, c'est une reproduction du bureau de Dickens.

– Tu avais beaucoup de jouets quand tu étais gosse ? demanda Agatha en continuant d'admirer le carrousel.

– J'étais fille unique, répondit Milly, maman n'avait que moi à gâter.

– C'est pour toi ce cadeau ?

– Non, pour Jo, je ne sais jamais quoi lui offrir à Noël, il sera ravi. Finalement c'était une bonne idée de faire ce détour.

– Moi aussi, je suis ravie, s'exclama Agatha, je pourrais rester des heures ici, mais nous avons de la route à faire.

Elles sortirent toutes les deux de la grange et marchèrent jusqu'à la voiture. Milly rangea sa boîte dans le coffre et s'installa au volant. Agatha referma la portière et abaissa la vitre.

– Qui est ce Jo ? s'enquit-elle alors qu'elles reprenaient la route.

– Mon meilleur ami.

1. Les diners sont des restaurants typiques du nord-est des États-Unis, installés à l'origine dans des wagons ou roulottes. On y sert un vaste choix de mets, 24 heures sur 24. Devenus après la Seconde Guerre mondiale le lieu de prédilection de la restauration familiale, les diners ont été consacrés par le cinéma des années 1950 et 1960.



6.

Tom roulait à vive allure. Une heure plus tôt, dérogeant à la règle de courtoisie qu'il s'était imposée, il avait lancé un appel depuis la radio de bord, espérant qu'une patrouille aurait remarqué une Oldsmobile 1950 rouge circulant dans la région. Un policier, féru de voitures anciennes, en avait aperçu une sur la route 30, à l'entrée de York.

Avec un peu de chance, Agatha se trouvait encore là-bas.

En longeant des sous-bois sur sa route, Tom eut une envie furieuse de filer vers le nord, d'oublier sa promesse de ne pas franchir les frontières de l'État et de rentrer chez lui. D'habitude, à cette heure-ci, il profitait de l'un des meilleurs moments de sa journée. Il s'installait sur son patio et observait la plaine se déployer dans le silence des montagnes avoisinantes.

– Merde, grommela-t-il, tu dois avoir un peu plus de courage que cela ! Il faut qu'elle t'entende, même si elle refuse de te pardonner. Trouve au moins la force d'affronter son regard ! C'est bien pour ça que tu as pris la route, non ?

Un coup de fil de l'inspecteur de police le ramena à la réalité. Ses batteries rechargées, la voiture électrique avait livré une information intéressante. Les dernières coordonnées entrées dans le GPS étaient précisément celles de l'endroit où on l'avait retrouvée.

Cette nouvelle laissa Tom songeur. Pourquoi Agatha était-elle venue rôder autour de cette station-service ? Et il finit par se demander si elle n'avait pas fait exprès de relever la tête en s'approchant de la caméra, avant de renoncer à approfondir cette théorie qui n'avait aucun sens.

À York, il interrogerait les commerçants, la police locale et se ferait fort d'obtenir un témoignage qui le conduirait vers elle ; il jeta un œil à sa montre et estima qu'il arriverait dans une heure.

*

– Ce soir, je veux dormir dans un lit, et seule, annonça Milly.

– Eh bien moi j'aimerais prendre un bain et me coucher en bonne compagnie. J'aurais peut-être dû être plus insistante avec le caissier du magasin de Noël, ce n'était pas un perdreau de l'année mais il était séduisant.

– Vous êtes sérieuse ?

– Je n'en ai pas l'air ? répondit Agatha.

Un panneau routier indiquait Gettysburg, vingt-cinq miles.

– Je n'ai toujours rien compris à votre histoire. Ni aux raisons de votre départ, ni à celles de votre retour. Ce n'était tout de même pas à cause de vos amis que vous étiez allée vivre si loin. Et puis pourquoi ce mystère, elle était où cette île ? Vous avez fui quelque chose ?

– Pas quelque chose, mais quelqu'un. À vingt ans, l'amour peut vous conduire à faire des choses absurdes.

– Plus à cinquante ?

Agatha rit de bon cœur.

– J'espère bien que si, mais je suis rentrée depuis deux jours seulement, laisse-moi le temps.

– Cet amour, qui était-ce ?

– Un homme d'une beauté rare. D'ailleurs ce n'est pas le bon mot, disons qu'il avait de l'allure, de l'élégance dans chacun de ses gestes, il était l'incarnation de la masculinité et le contraire d'un machiste. Eux, ils doutent de leur virilité, c'est pour cela qu'ils roulent des mécaniques. Lui, sa prestance était si naturelle qu'il n'avait besoin d'endosser aucun rôle.

– C'était votre fiancé ?

– Par moments, quand j'entends ton vocabulaire, je me demande laquelle de nous deux a trente ans et l'autre plus de cinquante. J'étais raide dingue de lui et j'ai cru que c'était réciproque.

– Et ça ne l'était pas ?

– Je ne l'ai jamais vraiment su, c'était compliqué.

– Que faisait-il dans la vie ?

– Ce que nous faisions tous, il étudiait.

– Quoi ?

– À vrai dire, je ne sais plus. Lorsque nous nous sommes rencontrés, nous n'allions en cours que pour manifester et nous avions d'autres sujets de conversation que nos cursus universitaires.

– Vous manifestiez contre quoi ?

– Pour que la guerre au Vietnam cesse, pour que le gouvernement mette un terme à cette boucherie, pour un monde nouveau où auraient régné humanité et justice sociale. Hélas, notre révolte s'est transformée en utopie, et comme j'étais très jeune à l'époque, trop jeune, j'ai rejoint le mouvement au moment où le rêve commençait à prendre fin. Mais nos idées étaient magnifiques. Nous étions hors la loi, libres et euphoriques, dit Agatha le regard perdu dans le vague, c'était notre adage. Nous appartenions à une mouvance qui s'appelait les Étudiants pour une Société Démocratique1, des centaines de milliers de jeunes en faisaient partie et croyaient à l'imminence d'une révolution.

– Vous étiez une hippie ? demanda Milly d'un ton goguenard.

– Plutôt une beatnik, puisque nous nous réclamions de la Beat Generation. La littérature et le jazz étaient au cœur de nos vies, le sexe et la drogue aussi, c'est ce qui a tout foutu en l'air. Mais tu ne dois rien connaître de cette époque.