*

Il présenta son insigne et son mandat en entrant dans le bureau des marshals et requit un véhicule auprès de l'officier de permanence. Aussitôt après, il appela le commissariat central de Philadelphie pour communiquer l'adresse où récupérer leur voiture.

– J'ai un tuyau pour vous, dit l'inspecteur au téléphone. Le pompiste que vous avez interrogé nous a contactés. Un jeune homme est venu faire le plein de sa moto ce matin. Il a eu un déclic, et s'est souvenu de l'avoir déjà vu en compagnie de la propriétaire de l'Oldsmobile.

– Et vous avez attendu tout ce temps pour me le dire ?

– Je n'avais pas que votre dossier à traiter aujourd'hui, et si vous me laissiez terminer, je pourrais aussi vous apprendre que le jeune homme en question a payé son essence avec une carte de crédit. Nous avons son identité et son adresse. Vous voulez que j'envoie une patrouille le cueillir ?

– Non, ça l'effraierait, et il n'a rien fait de répréhensible, jusqu'à nouvel ordre.

Tom se mit à réfléchir à la façon d'aborder le dénommé Jonathan Malone, sans le braquer. Il n'avait pas le temps de faire demi-tour pour aller lui rendre visite.

– Vous auriez un numéro où je pourrais le joindre ?

– J'ai son portable si vous avez de quoi noter.

Tom attrapa un crayon sur le bureau de l'officier qui remplissait le formulaire de mise à disposition d'un véhicule et recopia le numéro que lui communiquait l'inspecteur.

– Merci quand même, grogna l'inspecteur avant de raccrocher.

Obtenir de Jonathan Malone l'identité de la conductrice de l'Oldsmobile lui permettrait d'en connaître enfin l'immatriculation, mais Tom était un chasseur dans l'âme, et il savait que pour surprendre une proie, il ne faut pas lui courir après mais la précéder, deviner les endroits par lesquels elle passera.

Plus il y songeait, plus Tom était persuadé que pour stopper Agatha dans sa fuite, il lui fallait comprendre ce qu'elle avait en tête.

Il ouvrit sa sacoche, présenta à ses collègues la liste que lui avait procurée le juge Clayton et sollicita leur aide. Ensemble, ils épluchèrent les fichiers fédéraux à la recherche des lieux où vivaient les dix personnes figurant sur le document. Deux s'étaient volatilisées dans la nature, sept avaient une adresse répertoriée, et Tom avait rencontré le dernier dans la banlieue de Philadelphie, sans résultat.

Tom demanda à ses collègues de lui trouver une carte routière des États-Unis. Un officier alla lui en chercher une dans un bureau voisin.

Il marqua d'une croix chaque endroit où étaient censés résider les anciens amis d'Agatha, en élimina trois d'office, parce que situés en lisière de la frontière canadienne, ils habitaient dans la direction opposée à la trajectoire suivie jusque-là par l'Oldsmobile.

Le premier individu avait élu domicile dans un petit bled de la vallée de Shenandoah, le second dans la banlieue de Nashville, dans l'État du Tennessee, et lorsque Tom eut relié les croix restantes d'un trait qui filait d'est en ouest à travers six autres États, son visage s'illumina. Il avait pisté son gibier et savait désormais où le débusquer.

Il replia sa carte routière avec autant de précautions que si elle avait marqué l'emplacement d'un trésor, ajusta son arme à sa ceinture, remercia ses collègues et récupéra les clés de sa nouvelle voiture. Il ne lui restait que trois jours. Passé ce délai, le FBI s'élancerait aux trousses d'Agatha et son destin lui échapperait.

*

Les informations de Brian étaient précises, un panonceau indiquait la maison d'hôte à la sortie de Roanoke sur la 11.

John Wise, le propriétaire des lieux, les accueillit avec entrain, bien heureux de voir des clients frapper à sa porte alors que la belle saison commençait à peine. Elles étaient même les premières depuis l'arrivée de la neige au début de l'hiver.

Il s'empara du sac d'Agatha et se tourna vers Milly.

– Vous n'avez pas de bagage ?

– Non, répondit-elle en lançant un regard noir à sa voisine.

– Un bagage pour deux, précisa Agatha, mais chambres séparées, s'il vous plaît.

John les guida à l'étage et leur fit visiter les quatre chambres de son établissement. Agatha choisit celle qui se trouvait au bout du couloir, car il y avait une baignoire dans la salle de bains. Milly opta pour celle en face de l'escalier, parce que la couleur lui plaisait.

– J'allais passer à table, dit John, rien de très sophistiqué, juste une soupe et une bonne omelette, mais les œufs viennent de nos poules et les légumes du jardin, voulez-vous vous joindre à moi ?

– Une soupe sera bien suffisante en ce qui me concerne, soupira Agatha.

– Je goûterais volontiers à votre omelette, reprit Milly, mais après m'être douchée, si possible.

– Prenez tout votre temps, et descendez quand vous serez prêtes, dit l'homme avant de se retirer.

Agatha entra dans ses appartements et Milly la suivit.

– Je croyais que tu voulais faire chambre à part ?

– Et moi je croyais que nous allions chez vos amis ?

– C'est sa femme qui est une vieille copine, je ne connaissais pas son mari et d'ailleurs je m'étonne qu'elle ne soit pas là.

– Posez-lui la question !

– Je le ferai pendant le dîner, en attendant, sois discrète, je comptais lui faire une surprise et je ne voudrais pas tout gâcher.

– Rien n'est simple avec vous. Vous avez vraiment le goût du mystère ! grommela Milly en levant les yeux au ciel. Demain, il faudra que nous pensions à m'acheter de quoi me changer, je ne vais pas porter les mêmes vêtements jusqu'à San Francisco.

À son tour, Agatha leva les yeux au ciel. Elle ouvrit son sac, attrapa une culotte, un soutien-gorge, un pull à col en V et les lança à Milly.

– Tiens, en attendant demain ! Maintenant fiche-moi le camp, un bain m'attend.

Quand elles redescendirent, John patientait dans la salle à manger où fumait une soupière au milieu des trois couverts qu'il avait dressés.

Milly le félicita à la première cuillère avalée. Au cours du repas, Agatha, qui avait finement mené la conversation, apprit que la maîtresse des lieux était partie au début de l'après-midi chercher du ravitaillement et dînait chez une amie. Elle rentrerait tard dans la nuit, peut-être même au petit matin. Agatha et Milly offrirent à leur hôte de l'aider à débarrasser et à faire la vaisselle. John les supplia de tout laisser sur la table et leur proposa quelque chose qui lui semblait plus réjouissant. Roanoke possédait la plus grande étoile construite au monde. Érigée au sommet du mont Mill, elle était éclairée par six cent cinquante yards de tubes de néon. Ses illuminations la rendaient visible jusqu'à soixante-dix miles dans les airs. L'idée enchanta Agatha autant qu'elle déplut à Milly qui ne rêvait que de rejoindre son lit. Mais l'invitation semblait procurer tant de joie à leur hôte que Milly ne se sentit pas le courage de refuser. La moue boudeuse, elle monta à bord de son pick-up, et se retrouva prise en sandwich entre John et Agatha, plus joyeux l'un que l'autre.

Une trentaine de lacets plus tard, ils arrivèrent au sommet de la montagne, et Milly dut admettre que le spectacle de cette gigantesque étoile électrifiée était assez surprenant. Agatha sortit de la camionnette avec l'empressement d'un enfant qui vient d'entrer dans un parc d'attractions.

– C'est colossal, s'exclama-t-elle, je n'ai jamais rien vu de tel.

– Ce n'est jamais qu'un amas de néons, je n'ose même pas imaginer ce que ça doit bouffer en électricité, marmonna Milly.

– Dix-sept mille cinq cents watts, annonça fièrement John ; ça valait le détour, n'est-ce pas ?

– Un peu, oui ! s'exclama Agatha, enthousiaste.

– Elle n'a pas l'air d'apprécier, lui chuchota-t-il en jetant un œil à Milly qui restait en retrait. Qu'est-ce qui vous amène par ici, toutes les deux ?

– Ma filleule est un peu dépressive en ce moment ; pour rendre service à ses parents et lui changer les idées, je lui offre un petit voyage, et je peux vous assurer que ce n'est pas marrant tous les jours, répondit Agatha avec aplomb.

– Elle a beaucoup de chance d'avoir une marraine comme vous. Qu'est-ce qui ne va pas chez elle ? poursuivit-il sur le ton de la confidence.

– Que voulez-vous, les jeunes aujourd'hui, à la moindre désillusion, c'est le monde qui s'écroule.

– Je crois que nous étions pareils, chuchota John en souriant.

– Peut-être, je ne m'en souviens plus. Allez, rentrons, la petite est fatiguée.

Ils rebroussèrent chemin, Milly, mains dans les poches, leur emboîta le pas.

Alors qu'elle ouvrait la portière du pick-up, Milly se pencha vers Agatha.

– Je vais faire comme si je n'avais pas entendu votre petite conversation, histoire de ne pas vous laisser seule dans ce bled avec ma dépression.

Et juste avant de grimper sur la banquette, elle lui marcha volontairement sur le pied, lui dardant un sourire narquois.

*

De retour à la maison d'hôte, elles rejoignirent leurs chambres respectives, sans se dire bonsoir.

Milly se mit aussitôt au lit, prête à s'abandonner au sommeil quand son téléphone vibra. Elle décrocha à la hâte.

– Frank ?

– Jo !

– Je n'ai pas vu ton numéro apparaître.

– Je t'appelle d'une cabine.

– Qu'est-ce qu'il y a ?

– C'est à toi qu'il faut poser la question. J'ai reçu un drôle d'appel tout à l'heure. Un marshal m'a questionné au sujet de l'Oldsmobile, ou plutôt de sa propriétaire.

– Un marshal ? répéta Milly dont le cœur battait à toute vitesse.

– Une femme qu'il recherche a été repérée par des caméras de surveillance, rôdant près de ta voiture à la station 7-Eleven, il craignait qu'elle soit montée à bord. Ta copine n'aurait pas d'ennuis avec la justice, par hasard ?

– Mais non, balbutia Milly, et pourquoi t'a-t-il appelé toi ?

– Le pompiste m'a reconnu. Ce matin je suis passé faire le plein de ma moto, j'ai payé avec ma carte de crédit. C'est dingue, même un plein d'essence n'est plus anonyme de nos jours.

La station en question se trouvait bien loin du domicile de Jo et Milly préféra ne pas chercher à savoir pourquoi son meilleur ami avait choisi de faire un tel détour pour de l'essence.

– Qu'est-ce que tu lui as dit ?

– Je lui ai raconté un bobard auquel il n'a pas cru, que je te fréquentais, de temps à autre sans vraiment te connaître, juste ton prénom, j'en ai inventé un ; que je ne t'avais pas revue depuis longtemps et que tu n'étais pas de la région.

– En effet, c'est un peu lourd à avaler, je dois dire.

– Je sais, mais c'est ce que j'ai trouvé de mieux. C'est pour ça que je préférais te téléphoner d'une cabine. Il avait l'air vraiment préoccupé. Fais attention à toi, Milly, je suis mieux placé que qui que ce soit pour apprécier la valeur d'une amitié, mais ne va pas t'empêtrer dans une situation inextricable. Si ta copine est recherchée par un marshal et non par les flics, il y a de grandes chances que ses problèmes soient sérieux, ce sont des officiers fédéraux, on ne rigole pas avec eux.

– Jo, je t'assure que c'est une coïncidence, répondit Milly d'une voix ferme qui l'étonna elle-même.

Pourtant, à peine ces mots prononcés, elle se demanda si elle était en train de mentir à Jo, ou à elle-même.

– Où te trouves-tu ?

– En Virginie, j'ai vu une immense étoile bardée de néons, la plus grande au monde, elle est si grande qu'on peut l'apercevoir jusqu'à plus de soixante miles dans les airs, tu te rends compte ?

– Elle était belle ? interrogea Jo.

– Plutôt moche, dit Milly.

– Alors je vais te laisser, je préfère que notre conversation se termine quand tu me dis la vérité. Je t'appellerai demain, et si tu as besoin de moi, j'arrive.

– Je sais, murmura Milly.

Mais Jo avait déjà raccroché et Milly, bien qu'épuisée par la fatigue, mit longtemps avant de trouver le sommeil.

1. Students for a Democratic Society.



7.

Agatha se réveilla aux premières lueurs du jour. Elle s'habilla sans faire de bruit, rangea ses affaires et, entendant des voix à travers le plancher de sa chambre, elle descendit au rez-de-chaussée. John préparait un feu dans la cheminée du salon.

– Déjà debout ? Vous êtes bien matinale.

Question de point de vue, en prison, on cognait aux portes des cellules à 5 h 30, se dit Agatha, mais elle garda cette pensée pour elle.

– Installez-vous dans la salle à manger, ma femme est rentrée, je vais la prévenir. Café ou thé ?

– Café, s'il vous plaît, répondit Agatha.