– Votre filleule dort encore ?

– Oui, elle a besoin de repos.

Et tandis que John se rendait en cuisine, Agatha alla prendre place à la table.

Quelques instants plus tard, la maîtresse des lieux apparut, portant un plateau de petit déjeuner.

– John m'a dit que vous aviez passé une belle soirée, je suis désolée d'avoir été absente. Vous souhaitez des œufs, des pancakes, du pain ? proposa-t-elle avant de relever les yeux.

– Ce qui sera le plus simple pour vous, répondit Agatha d'une voix froide.

Lucy demeura figée, son plateau en mains, soutenant le regard d'Agatha.

John arriva dans son dos.

– Ne reste pas plantée là, sers donc Madame.

Lucy s'exécuta. Elle posa le plateau, dressa le couvert et versa le café.

– La compagnie de ma femme ne vous dérange pas ? dit-il en invitant Lucy à s'asseoir.

– Pas le moins du monde.

– Je retourne à mes fourneaux, qu'est-ce qui vous ferait plaisir ?

– Des œufs, puisque je ne les ai pas goûtés hier, brouillés, et des toasts si ce n'est pas trop demander, répondit Agatha.

John s'éclipsa, laissant les deux femmes seule à seule.

– Qu'est-ce que tu fais ici ? chuchota Lucy.

– C'est amusant, Brian semblait aussi heureux de me voir hier que toi ce matin. En fait non, pour être franche, ce n'est pas très amusant.

– Évidemment que je suis heureuse de te voir, Hanna. Je suis surprise, c'est tout.

– Heureuse ? Est-ce que ta vie l'est aussi ? demanda Agatha.

– On se débrouille. Comme tu peux le constater, ce n'est pas le grand luxe, les fins de mois sont difficiles, surtout en hiver, c'est un combat de tous les jours, mais on arrive à joindre les deux bouts.

– C'est bien plus douillet que les endroits où j'ai vécu ces trente dernières années. Tu n'imagines pas comme Bedford Hills1 manquait de confort.

Lucy baissa les yeux.

– Tu as parlé à John ? s'enquit-elle en se tortillant les doigts.

– De quoi ?

– De nous.

– Ça t'inquiète ?

– Il ignore tout de notre histoire, nous nous sommes rencontrés il y a dix ans, je ne lui ai jamais rien dit.

– Je comprends, répondit Agatha. Ce serait probablement un choc pour lui s'il apprenait que sa femme a du sang sur la conscience.

– Si tu es venue me faire chanter, je n'ai pas d'argent, regarde autour de toi.

– Pour qui me prends-tu, Lucy ?

– Alors qu'est-ce que tu veux ?

– Rendre visite à une amie avec qui j'ai partagé les moments les plus intenses de ma jeunesse, ce n'est pas une raison suffisante à tes yeux ? Y en aura-t-il un dans la bande pour m'ouvrir ses bras, me montrer un peu de sollicitude, des remords ? En tout cas pas toi, sinon tu serais venue me voir... Mais rassure-toi, personne ne l'a fait.

– Parce que le premier à le faire aurait été cueilli au parloir, tu le sais très bien. Mais j'ai pris de tes nouvelles, et je t'ai envoyé des colis.

– Les cinq premières années, une fois l'an à Noël.

– Après je ne pouvais plus, Hanna, c'était bien trop risqué. Si tu as besoin d'un petit coup de main pour repartir dans la vie, je ne suis pas bien riche, mais je peux...

– La seule chose dont j'ai besoin, c'est le carnet de ma sœur, donne-le-moi et je quitterai ta maison aussi vite que j'y suis entrée.

– Je n'ai pas la moindre idée de ce dont tu me parles.

– Elle ne m'a écrit qu'une seule fois, un mois après que ma condamnation a été aggravée, pour m'informer qu'elle avait consigné la vérité dans un carnet. Quelques pages manuscrites et signées de sa main, racontant ce qui s'était vraiment passé. Dans cette lettre, elle me disait avoir confié ce carnet à l'un de vous, sans pour autant le nommer. Peut-être afin que son identité échappe à l'attention des gardiens qui épluchaient le courrier avant de nous le remettre, ou pour me dissuader d'essayer de sortir de mon trou, dans les deux cas, pour se protéger elle-même. Mais elle avait entrepris cette démarche au cas où il lui arriverait quelque chose. Alors celui ou celle à qui elle avait accordé sa confiance devrait remettre ce carnet aux autorités pour que je sois disculpée et enfin libre. Je dois t'avouer avoir souvent prié pour qu'il lui arrive quelque chose. Je n'en suis pas fière, mais c'est ainsi. Cela étant, elle est morte il y a cinq ans, et de toute évidence, son exécuteur testamentaire s'est bien gardé de respecter ses dernières volontés.

– Et pourquoi me l'aurait-elle remis, pourquoi à moi ?

– Elle était tout sauf idiote. Anton, Kieffer et Andrew avaient fait l'objet d'une enquête, ils auraient brûlé le carnet immédiatement pour ne pas risquer que les révélations qu'il contenait tombent entre les mains du FBI. Il n'y pas de prescription pour les crimes fédéraux. Brian a toujours été un vagabond à peine capable de s'occuper de lui-même. Crois-moi, Lucy, j'ai eu le temps de réfléchir, beaucoup de temps. Vous n'étiez que six à qui elle aurait pu le remettre, ma sœur et toi entreteniez une amitié complice, tu étais la candidate parfaite.

– Eh bien, je ne l'ai pas, je te le jure. Et je n'ai jamais revu ta sœur après ton arrestation, ni aucun des copains de la bande, à part Brian justement. Il vit dans la région, nous nous sommes croisés un jour par hasard au marché. De temps à autre, je lui porte des œufs et des légumes, il vit de trois fois rien.

John se présenta, une assiette dans chaque main et les deux femmes se turent sur-le-champ.

– Tout va bien ? demanda-t-il.

– Très bien, répondit Agatha, votre femme était en train de me raconter comment vous aviez monté votre petit hôtel et je lui disais, juste avant que vous n'arriviez, que j'avais merveilleusement dormi.

– « Hôtel » est un grand mot, ce n'est qu'une maison d'hôte. Allez, goûtez-moi ces œufs, vous m'en direz des nouvelles, ils ont été pondus hier.

– Votre café est excellent, puis-je vous en redemander ?

– Si vous l'appréciez, ce sera avec plaisir, dit John avant de se retirer.

– Oublie ce carnet, chuchota Lucy en se retournant pour vérifier que son mari était affairé en cuisine. Si je l'avais, je te le donnerais, bon sang ! Tu as toujours pu compter sur moi, comment peux-tu me soupçonner d'une chose pareille ? Et puis qu'est-ce que ça change maintenant que tu es libre ?

– « Libre » est aussi un bien grand mot, je me suis évadée.

– Oh merde ! souffla Lucy. Mais alors qui est cette jeune femme qui t'accompagne ?

– Une inconnue que j'ai prise en otage. Que veux-tu, je n'avais pas les moyens de louer une voiture.

– Tu déconnes ? balbutia Lucy, la peur au visage.

– Pas le moins du monde, ton offre de m'héberger quelques jours tient toujours ?

Lucy, bouche bée, fixait Agatha qui finit par s'abandonner à un grand éclat de rire.

– Tu devrais voir ta tête, dit-elle en lui prenant la main. Sois tranquille, elle m'a prise en stop, nous faisons juste un bout de chemin ensemble.

– Qu'est-ce qu'il y a de si drôle ? questionna Milly en entrant dans la pièce.

John apparut dans son dos.

– Je suis content que vous vous entendiez bien. Lucy se plaint sans cesse de manquer de compagnie dans ce trou perdu. Qu'est-ce qui vous ferait plaisir ? demanda-t-il à Milly en l'invitant à s'asseoir.

– Je me contenterai d'un café.

Elle se tourna vers Agatha.

– Si vous en avez terminé avec vos retrouvailles, j'aimerais bien ne pas trop tarder ; à moins que vous ne préfériez que je vous laisse chez votre amie. Nous avons beaucoup de route à faire aujourd'hui.

– Vous vous connaissez ? s'étonna John.

– Pas du tout, rétorqua Agatha, je suppose que Milly faisait allusion à notre âge commun, nous nous amusions justement de nos erreurs de jeunesse.

– Quelles erreurs ? interrogea John piqué par la curiosité.

– Des histoires de jeunes filles qui ne regardent pas les garçons ! Milly a raison, il est temps de partir, je monte récupérer notre sac.

– Je m'en occupe, dit John. Lucy va préparer votre note, la comptabilité est son domaine.

Lucy se leva de sa chaise et se rendit dans l'entrée, Agatha la suivit. Milly, qui ne les avait pas quittées des yeux, resta seule à table, buvant son café.

– Combien je te dois pour la nuit ? demanda Agatha sur le pas de la porte.

– Rien, répondit Lucy.

Agatha tira un billet de cent dollars de sa poche et le glissa dans la main de son amie.

– Cela devrait couvrir le vivre et le couvert, ne discute pas, tu en auras plus besoin que moi.

Elle retint sa main et la regarda.

– Quand tu t'endors le soir, tu y repenses parfois ?

– Chaque nuit que Dieu fait, affirma Lucy.

– Tu éprouves des regrets ?

– Un seul, que nous ayons échoué.

Agatha afficha un sourire plein de tristesse.

– Non, murmura-t-elle, toi tu n'as pas échoué, tu vis auprès de quelqu'un qui t'aime.

– Si tu savais ce que j'aimerais que tu m'emmènes avec toi, monter dans cette voiture et reprendre la route, chuchota Lucy.

– Et pour aller où ? soupira Agatha.

Milly reposa sa tasse et quitta la salle à manger. Elle croisa John au bas de l'escalier qui allait mettre le bagage dans le coffre de l'Oldsmobile.

Les adieux se firent sur le parking. John et Lucy attendirent que la voiture disparaisse au loin.

– Vous aviez l'air de bien vous entendre, dit-il.

– Nous avons cru un moment nous être connues à l'université, mais ce n'était pas le cas, expliqua Lucy.

– C'est dommage, cela aurait été sympathique.

– Oui, probablement, répondit Lucy d'un ton laconique.

*

Il n'y avait pas une voiture sur la route. Elles avaient dépassé le sommet du mont Mill et laissé derrière elles la plus grande étoile du monde, bien terne dans la pâleur du matin.

– Pourquoi avoir menti à son mari ? demanda soudain Milly. Quel intérêt de faire autant de route pour retrouver des amis si c'est pour échanger deux mots avec eux et s'en aller ?

– Je n'ai rien dit parce qu'elle ne m'a pas reconnue.

– Vous aviez pourtant l'air de vous amuser.

– Elle plaisantait, je donnais le change, par politesse.

– Le change de quoi ?

– De la peine que cela m'a fait.

– Pourquoi ne lui avez-vous rien dit ?

– À quoi bon ? On vit avec quelqu'un, on s'invente un avenir commun, on dort dans le même lit, on partage ce qu'il y a de plus intime, et une fois séparés, on se recroise un jour dans une rue, l'air gêné, échangeant des banalités comme deux étrangers. Tu parles d'une hypocrisie ! Mieux vaut changer de trottoir, tu ne crois pas ?

– Vous avez eu une histoire d'amour avec elle ?

– Bien sûr que non, idiote, mais l'amitié, c'est pareil, le cul en moins.

– Moi, je crois surtout que ce n'était pas à elle à qui vous pensiez en disant cela, n'est-ce pas ? Cet homme qui a tellement compté pour vous, lui aussi fait partie de ceux que nous allons voir ?

– Peut-être.

– Je suis certaine qu'il vous reconnaîtra, et puis je ne suis pas d'accord avec vous, l'amitié et l'amour, ce n'est pas la même chose. Pourquoi ne vous êtes-vous jamais revus ? finit par lâcher Milly.

– Parce que mon île était lointaine, sauvage, brutale et dangereuse, ce n'était pas le meilleur endroit au monde pour s'aimer et fonder une famille.

– Ça ne me dit toujours pas pourquoi vous vous êtes quittés ?

– Qu'est-ce que ça peut bien te faire ?

– Je voudrais comprendre.

– Parce qu'il m'a trompée, répondit Agatha.

– Et vous ne le lui avez jamais pardonné ?

– J'en étais incapable.

– Je croyais qu'à votre époque coucher avec tout le monde était dans l'air du temps.

– Il n'était pas tout le monde et puis je n'ai pas envie de parler de ça.

– Vous êtes restée amoureuse de lui pendant trente ans sans lui pardonner ?

– Et alors, ce n'est pas incompatible, que je sache !

– Si, c'est totalement incompatible, ça n'a même aucun sens.

– Eh bien, ça en avait pour moi.

– Et lui, à part son élégance, qu'est-ce qu'il avait de si différent ?

– Je n'avais pas la moindre idée de la manière dont vivaient les garçons et les filles de mon âge, ce qu'ils aimaient ou détestaient, la façon dont ils travestissaient tout ou partie de leur identité pour appartenir à un groupe. Je n'étais pas une rebelle, juste quelqu'un souffrant de solitude. Je ne cultivais aucune différence, puisque j'ignorais tout de ce qu'était la normalité, de ces jeunes gens déterminés, à l'allure calme, aux gestes assurés, eux qui avaient reçu une éducation bourgeoise. Peut-être même m'arrivait-il de leur ressembler, peut-être leur arrivait-il de se sentir aussi mal que moi dans leur peau, mais comment le savoir au royaume des murmures ? Quand j'étais près de lui, j'avais l'impression de ne plus être invisible, j'existais. Nous n'avons jamais formé un couple ; une fois, rien qu'une seule, nous nous sommes embrassés, mais quel baiser, inoubliable ! Tu sais, il suffit parfois d'une étincelle pour embraser une vie. Il n'y a pas d'autre explication, c'est ainsi. Je savais que c'était lui et personne d'autre. Le jour où il m'a prise dans ses bras, j'ai vu les portes de mon adolescence se fermer, j'étais une femme.