– Pourquoi ne vous êtes-vous embrassés qu'une fois ?

– La pudeur ? La peur ? On se croisait de temps à autre dans des réunions étudiantes, c'était surtout pour cela que je m'y rendais. Nous ne cessions d'échanger des regards, mais nous gardions nos distances, enfin surtout lui. Est-ce qu'il pensait que j'étais trop jeune, est-ce qu'il redoutait de coucher avec une fille qui n'avait pas encore vingt et un ans ? On pouvait aller en prison pour cela. Avait-il choisi de nous donner le temps de nous connaître vraiment, parce qu'il me respectait ? Je supposais que c'était pour chacune de ces raisons, et je m'en fichais complètement, j'étais prête à patienter le temps qu'il faudrait. Et puis ma sœur a compris le lien qui se tissait entre nous. Elle était mon aînée et mon contraire, moi réservée pour ne pas dire effacée, elle, exubérante, déterminée, combattante et provocante à souhait, une vraie rebelle. D'ailleurs elle s'était vite taillé la part du lion dans le groupe, menant les discussions, décidant des actions. Sa force de conviction me fascinait, je l'admirais pour cela. Elle a tout fait pour le séduire, elle était bien plus belle que moi et avait deux ans de plus. À cet âge, deux ans, c'est beaucoup. Bref, un soir, elle est arrivée à ses fins. Il faut croire que j'étais sotte, je me suis gourée sur toute la ligne. Si la vie s'est donné autant de mal pour nous séparer, c'est que nous ne devions pas être ensemble.

– Leur histoire a duré ?

– Une seule nuit ! Elle ne l'avait mis dans son lit que pour m'emmerder, par jalousie, et aussi pour affirmer son emprise sur moi, son pouvoir.

– Mais quelle salope !

– Je ne te le fais pas dire !

– À quoi ressemblait-il ?

– Prends à gauche, répondit Agatha.

– Nous irions beaucoup plus vite par l'autoroute que nous pourrions rejoindre en tournant à droite.

– Mais on roulerait derrière des camions et tu t'ennuierais au volant. Et si tu nous mettais au grand air ? Il fait doux.

Milly attendit d'être au carrefour pour relever la capote.

– Avec vous, pas besoin de GPS, nota-t-elle en redémarrant, vous semblez connaître la route par cœur.

– Je n'ai aucun mérite, j'ai pris mon temps pour l'étudier.

– J'aimerais bien m'arrêter dans la prochaine ville, je dois téléphoner à Frank.

– Tu ne l'as pas fait hier soir ? J'ai cru t'entendre parler dans ta chambre.

– C'était avec Jo.

– Qu'est-ce qu'il voulait ?

– Rien, prendre de mes nouvelles, répondit Milly. Et votre sœur, vous lui avez pardonné ?

– Ne pas le faire serait revenu à lui avouer les sentiments que je portais à l'homme qu'elle m'avait volé. En me comportant comme si de rien n'était, je lui infligeais la pire des revanches : la priver de sa victoire. Et puis, nous avions pris la route ensemble, je lui devais de m'être émancipée de notre mère, je lui devais ma liberté. Le jour où elle a annoncé qu'elle quittait la maison, je l'ai suppliée de m'emmener. Notre mère hurlait, nous jetait nos affaires à la figure, allant jusqu'à se mettre bras en croix devant la porte pour nous empêcher de partir. Ma grande sœur m'a prise par la main, elle a repoussé maman et m'a entraînée avec elle. Je dois t'avouer que j'ai vécu en sa compagnie des années magnifiques, elle m'a fait découvrir des choses que je n'aurais même pas pu concevoir si elle m'avait abandonnée derrière elle. Sur ces chemins de vagabonds que nous parcourions ensemble, nous étions soudées, enfin, comme deux sœurs. C'était un sacré numéro, je n'ai jamais vraiment compris ce qui lui passait par la tête. Pouvait-on être idéaliste à ce point ? Elle ne rêvait que de fraternité, se battait contre la pauvreté, les discriminations raciales, luttait pour les droits des femmes, et tout cela à une époque où agir comme nous le faisions était souvent dangereux.

Agatha se mit à rire toute seule.

– Qu'est-ce qu'il y a de drôle ? demanda Milly.

– Rien, je viens de me souvenir d'une de ses âneries. Au collège, l'un de ses professeurs avait fait une remarque raciste en cours, je ne sais plus laquelle, une plaisanterie d'aussi mauvais goût qu'il était lâche. Nous vivions dans un patelin du Sud et il n'y avait aucun élève noir dans notre école, le prof ne courrait pas beaucoup de risques. Ma sœur n'en fichait pas une, mais elle était douée et avait donc sa place au premier rang. Le lendemain, elle s'était présentée en classe coiffée d'une perruque afro et vêtue d'un tee-shirt où elle avait dessiné le visage de Martin Luther King. Tu imagines la tête du prof quand il est entré dans la salle. Et comme si cela ne suffisait pas, elle s'est mise à fredonner « Summertime ». Ma sœur était une garce, mais une garce géniale, alors comment voulais-tu ne pas lui pardonner ?

– Vous n'aviez pas de père ?

– Oh que si ! C'était un personnage extraordinaire, un menuisier rêveur, que la guerre avait bien esquinté et pourtant, derrière ses cicatrices, il rayonnait de tout son être. Affable, bienveillant, toujours à l'écoute des autres, rendant mille services, il ne se plaignait jamais, et quel artiste ! Tous nos jouets, c'est lui qui les fabriquait de ses mains. Les heures qu'il a passées dans son atelier à nous construire une maison de poupées. Elle était immense ! À chaque anniversaire, chaque Noël, il y ajoutait des petits éléments de mobilier qu'il avait assemblés, des détails d'une justesse inimaginable. Sa femme et ses filles étaient tout pour lui, même si je l'ai souvent soupçonné d'avoir une préférence pour ma sœur, parce qu'elle était l'aînée. Après sa mort, la vie n'a plus jamais été la même. Maman était inconsolable. Ils formaient un couple uni où l'amour n'était pas de façade. Ce qu'ils pouvaient s'aimer, ces deux-là, à ce point que ma sœur et moi nous moquions souvent de leurs roucoulades. Nous étions leur seul sujet de dispute, papa prenait toujours notre défense et cela mettait maman hors d'elle. S'il était resté parmi nous, ma sœur et moi aurions eu un tout autre destin.

– Moi, mon père a été l'homme de ma vie, enchaîna Milly, et c'est absurde, car je ne l'ai pas connu. Je ne sais même pas qui il est. La mienne, de mère, n'a jamais voulu me le dire.

– Pourquoi ? demanda Agatha.

– Si je le savais ! Combien de fois je l'ai appelé la nuit en cherchant le sommeil, combien de monologues lui ai-je tenus. Je l'imaginais partout, dans l'habit d'un maître d'école, dans celui du père d'une de mes amies, une année, je m'étais mis en tête qu'il était le chef des pompiers, après avoir visité la caserne avec ma classe. L'année suivante, c'était le propriétaire du cinéma, parce qu'il aimait bien ma mère et ne lui faisait jamais payer ma place. Ensuite ce fut au tour de l'épicier, j'avais appris qu'il effaçait notre ardoise quand maman n'avait pas de travail. Et puis j'ai fini par me dire que si elle s'obstinait tant à refuser qu'on parle de lui, c'est qu'il devait être mort. Alors je me suis mise à le voir dans les nuages, dans la cime des arbres, dans des flaques d'eau. Ça tournait à l'obsession. J'étais fille unique et j'avais pour confident une ombre. L'avantage, c'est qu'elle ne me contredisait jamais. Et puis un jour, j'en ai eu assez. J'ai accepté la vie pour ce qu'elle m'offrait au lieu de la détester pour ce qu'elle n'avait pas voulu me donner. Reste un manque que je ne comblerai pas, et une question : est-ce qu'il m'aurait aimée ?

– Que tu es sotte, évidemment qu'il t'aurait aimée !

– Alors pourquoi est-il parti avant ma naissance ?

– C'est ta mère qui t'a dit ça ?

– Oui, qu'il n'avait voulu ni d'elle ni de moi.

Un bruit de crevaison se fit entendre, la voiture tangua, mais Milly réussit à la maintenir sur la route jusqu'à l'arrêt complet.

Agatha leva les yeux au ciel, la mâchoire serrée.

– La jante est intacte et je crois que le pneu est réparable, dit Milly agenouillée en constatant l'étendue des dégâts. J'ai une roue de secours dans le coffre, je vais la changer et nous nous arrêterons à la prochaine station-service.

Mais, l'opération se révéla plus complexe. Milly avait beau appuyer de tout son poids sur le manche de la clé, l'un des écrous refusait de tourner. Elle promena son téléphone portable dans toutes les directions pour appeler une dépanneuse, sans résultat, elle ne captait aucun signal.

Elles patientèrent une heure au milieu de nulle part avant qu'une camionnette apparaisse enfin à l'horizon. Milly se leva d'un bond et se mit en travers de la route, forçant le conducteur à s'arrêter.

Les deux gars qui en descendirent devaient arriver d'un patelin voisin. Ils portaient des chemises à carreaux, des jeans rapiécés, des chapeaux de vachers et, sur leurs visages, les stigmates de l'alcool qu'ils avaient bu la veille.

Milly leur demanda s'ils pouvaient l'aider à débloquer ce satané écrou, elle n'en avait pas la force mais des gaillards comme eux en viendraient à bout sans trop de difficulté.

L'un des deux hommes s'approcha de l'Oldsmobile et caressa la portière, sifflant avec une nonchalance vulgaire. L'autre posa sa main sur l'épaule de Milly, arborant un sourire édenté.

Il cracha son chewing-gum et se rapprocha d'elle.

– Bien sûr qu'on pourrait vous aider, mais ce serait quoi la récompense ? dit-il en resserrant son emprise.

Soudain, il sentit la froideur du canon qu'Agatha appuyait sur sa nuque.

– J'hésite encore, lança-t-elle d'un ton goguenard. Commence par changer cette roue, puisqu'on te l'a demandé poliment, et je verrai ensuite si je te laisse repartir avec tes deux roupettes ; et dis à ton petit camarade avec son air de demeuré qu'il se mette au travail s'il veut rentrer chez lui ce soir.

S'il avait eu un doute sur la détermination de cette femme qui le mettait en joue, la mine apeurée de son complice l'effaça dans l'instant.

– On rigolait, m'dame, faut pas s'énerver comme ça, bafouilla-t-il.

– Mais c'était en effet très drôle, répondit Agatha en le giflant avec son revolver, regarde comme on se marre bien ensemble.

L'homme vacilla et toucha sa joue ensanglantée.

– Mais vous êtes tarée !

– Dépêche-toi avant que je te montre à quel point je suis tarée, ajouta-t-elle en lui décochant une seconde gifle.

La douleur qui cingla sa mâchoire eut raison de ses dernières résistances, son acolyte le supplia de l'aider pour qu'ils se tirent de là au plus vite.

Quand le travail fut accompli, Agatha ordonna à Milly de reprendre le volant et aux deux hommes de reculer de cent pas.

Elles remontèrent à bord de l'Oldsmobile et foncèrent sur la route.

Milly serrait le volant si fort que ses phalanges avaient blanchi, il suffisait de la regarder pour voir à quel point elle était furieuse.

– Je leur ai fichu une belle trouille, finit par lâcher Agatha.

– Pas qu'à eux ! Et à votre avis, combien de temps vous nous donnez avant qu'ils nous rattrapent et jouent aux autos tamponneuses ?

– Un certain temps, répondit Agatha, malicieuse, en jetant les clés de leur camionnette par la vitre.

– Qui êtes-vous pour être capable d'une violence aussi froide ? interrogea Milly qui ne décolérait pas.

– Quelqu'un qui vient de t'éviter de passer un sale quart d'heure.

– Le mettre en joue ne suffisait pas, il fallait que vous le frappiez, et à deux reprises ?

– S'il m'avait donné l'occasion de lui en coller une troisième, je l'aurais fait avec un grand plaisir. Je ne supporte pas ces brutes qui jouent de leur pouvoir parce qu'ils ont la force pour eux. Ces imbéciles n'ont eu que ce qu'ils méritaient et ça les fera peut-être réfléchir la prochaine fois qu'ils auront envie de s'en prendre à une femme. Pense à toutes celles dont ils ont abusé. Je leur ai rendu justice. Cela étant, on va quand même attendre de s'être éloignées de ce coin avant de faire réparer ta roue.

Milly profita que la route s'étirait en ligne droite pour se retourner vers Agatha.

– Où se trouvait votre île ? Qu'est-ce qui vous y a retenue aussi longtemps ?

– Il me semblait t'avoir déjà répondu.

– Alors, pourquoi Jo a-t-il reçu l'appel d'un marshal qui vous recherche ?

– Ton Jo ? Quand a-t-il reçu cet appel ? questionna froidement Agatha.

– Hier, et qu'est-ce que ça change ?

– Certaines choses, répondit Agatha, troublée.

– Cette fois, je veux la vérité ou je vous jure que je vous laisse au prochain village, et vous poursuivrez votre voyage sans moi.

Le ton de Milly était sans appel.

– Mon île s'appelait Bedford Hills, ce n'était pas une île, mais une prison d'État, située au nord de New York. La pire de toutes. J'y ai passé vingt ans avant que l'on me transfère dans le centre correctionnel dont je me suis évadée il y a quelques jours.