– Vous êtes en cavale ? Alors non seulement vous m'avez menti, dit Milly en tapant rageusement sur le volant, mais vous avez fait de moi votre complice. Vous savez ce que je risque ?

– Tu ne risques rien puisque je t'ai prise en otage.

– Je fais une otage drôlement docile.

– Je te le concède, mais sois tranquille, d'abord nous ne nous ferons pas prendre, et quand bien même, je dirais que tu m'as prise en stop et que tu ignorais tout de ma situation.

Agatha rangea son arme dans la boîte à gants et se tourna vers Milly en soupirant.

– Tu as raison, je n'ai pas le droit de te faire courir ce risque, tu as déjà fait beaucoup pour moi, dépose-moi où tu veux, je saurai me débrouiller.

Peur, incrédulité, curiosité et excitation se bousculaient dans l'esprit de Milly, la plongeant dans une telle effervescence qu'elle avait accéléré sans même sans rendre compte.

– Tu ferais bien de ralentir, ordonna Agatha, je te rappelle que nous roulons avec un vieux pneu qui n'a pas servi depuis longtemps. Et ce serait dommage de se faire coincer par le shérif du coin pour un bête excès de vitesse.

– Quelle est la prochaine étape ?

– Nashville, confia Agatha. Si tu continues à appuyer sur le champignon comme ça, nous y serons en début d'après-midi.

Elles parcoururent cinquante miles sans s'adresser la parole. Pas un mot durant l'arrêt qu'elles firent dans un garage pour faire réparer la roue. Et une heure après cela, elles n'avaient toujours pas échangé une parole.

– Très bien, lâcha soudain Milly, je vous conduis à Nashville et nos chemins se séparent.

– Comme tu voudras, répondit Agatha, le regard perdu. En attendant, si tu voulais bien prendre à droite, il y a un temple de la musique à quinze miles d'ici où se trouverait la plus grande guitare du monde, ce serait dommage...

– ... de passer à côté sans aller le visiter ? Vous n'êtes pas sérieuse ?

– Oh que si !

– Ces types avaient raison sur un point tout à l'heure, vous êtes folle à lier.

– J'avais vingt-deux ans quand ils m'ont enfermée, j'en ai trente de plus. Trente années pendant lesquelles mon quotidien était réglé par des ordres. Le réveil, la douche, les repas, le travail à la lingerie, les sorties dans la cour. Dix mille neuf cent cinquante-trois journées de vie volées. Je ne sais pas combien de temps je resterai libre, mais je peux t'assurer que jusqu'à ce que l'on me reprenne, je vais réaliser toutes les choses que je n'ai pas encore faites, aussi bêtes et futiles soient-elles. Et comme tu ne veux surtout pas me ressembler quand tu auras mon âge, alors n'attends pas trente ans de plus pour t'en donner à cœur joie. En tout cas, réfléchis-y. Parce que même si tu es un peu en pétard depuis tout à l'heure, reconnais au moins qu'on s'amuse drôlement bien toutes les deux. Repense à ces deux couillons en train de chercher les clés de leur camionnette.

– Nous ne sommes pas Thelma et Louise !

– Connais pas, ce sont des amies à toi ?

– Laissez tomber, soupira Milly en bifurquant à droite.

*

En arrivant sur le parking, Milly dut reconnaître qu'elle n'avait jamais rien vu de tel. La partie gauche du bâtiment était haute de trois étages, son toit, galbé comme une éclisse, formait la caisse de résonance d'une guitare géante. En son centre, une grande lucarne imitait la rosace. L'autre moitié du bâtiment, bien plus basse, se prolongeait de façon à représenter le manche. Des fenêtres étroites évoquaient les frettes, et des câbles électriques tendus sur toute la longueur, les cordes.

– Avoue que ce n'est pas banal, siffla Agatha en sortant de la voiture.

Milly poussa la porte de cet étrange endroit et découvrit un décor qui ne ressemblait en rien à ce qu'elle avait imaginé. Derrière deux vitrines poussiéreuses, où dormaient des guitares, apparaissait dans une semi-obscurité la salle déserte d'un country-bar. Tables et chaises faisaient face à la scène sur laquelle se détachaient un tabouret et un micro aux chromes étincelants.

Agatha souleva le couvercle d'une vitrine et s'empara d'une Gibson.

– Vous n'allez pas la voler ? chuchota Milly.

Agatha ne lui répondit pas et avança vers la scène. Sous le regard médusé de Milly, elle alla prendre place sur le tabouret, effleura les cordes, ajusta les chevilles et plaqua les premiers accords d'une chanson.

D'une voix rauque et juste, elle se mit à fredonner sur un célèbre air de folk :

If you miss the train I'm on, you will know that I am gone.

You can hear the whistle blow a hundred miles,

a hundred miles, a hundred miles, a hundred miles, a hundred miles.

You can hear the whistle blow a hundred miles.

Lord I'm one, Lord I'm two, Lord I'm three, Lord I'm four,

Lord I'm five hundred miles from my home.

500 miles, 500 miles, 500 miles, 500 miles.

Lord I'm five hundred miles from my home.

Not a shirt on my back, not a penny to my name.

Lord I can't go a-home this a-way

This a-way, this a-way, this a-way, this a-way.

Lord I can't go home this a-way.

If you miss the train I'm on you will know that I am gone.

You can hear the whistle blow a hundred miles.

Un homme, sorti de l'ombre, s'approcha dans le dos de Milly, se tenant silencieux à ses côtés pour écouter Agatha reprendre le refrain.

Milly voulut lui parler, mais d'un doigt posé sur les lèvres il lui fit signe de se taire. Sur la scène déserte, ce n'était pas Agatha qu'il voyait chanter, mais la silhouette d'une jeune femme resurgie du passé.

Il s'essuya les paupières d'un revers de la main et, lorsqu'elle reposa la guitare, il applaudit. D'abord lentement, puis à bâtons rompus.

– Pour une surprise, c'est une foutue surprise ! s'exclama-t-il en s'élançant vers elle.

Il la prit dans ses bras, la souleva de terre et la fit tourner dans les airs. Il s'arrêta soudain, leva les yeux vers la mezzanine et se mit à gueuler :

– José, tu vas m'allumer ces putains de lumières, pour une fois qu'on a une grande dame sur scène ! Je te paye à quoi, bon à rien ?

On entendit les jurons d'un homme qui se frayait un chemin à travers le capharnaüm qui encombrait la mezzanine, et la scène s'éclaira.

– J'aurais préféré rester dans le noir, chuchota Agatha, et repose-moi, tu m'étouffes, Raoul.

– Attends, laisse-moi te regarder ! Bon Dieu que tu es belle, lui dit-il avec un accent mexicain à couper au couteau.

– Bon Dieu que tu es con, Raoul, mais qu'est-ce que je t'adore !

– Tu m'adores, mais tu n'as jamais voulu de moi. Et ce n'est pas faute de t'avoir fait la cour. Tu sais qu'il n'est pas trop tard, un mot de toi et je quitte mes moutons et te suis jusqu'au Venezuela.

– Qu'est-ce que vient faire le Venezuela là-dedans ? dit-elle en rigolant, et qu'est-ce que c'est que cet accent espagnol ?

Raoul lui chuchota à l'oreille dans un américain parfait :

– Chut, José n'est pas au courant, personne ici n'est au courant, ça fait trente ans que je me fais passer pour un Vénézuélien, c'était le camouflage idéal, même les flics du coin y croient dur comme fer.

Agatha se mordit les lèvres.

– Compris, et moi, je m'appelle désormais Agatha.

– Mi beldad Agatha ! s'exclama Raoul. Tu as faim ? Et qui c'est la petite ?

– Une amie.

– Une amie ! cria Raoul, elle a faim cette amie ? Bien sûr qu'elle a faim, elle est toute maigre et toute pâlotte ! Ah là là là là, il était temps que Raoul arrive. José ! hurla-t-il d'une voix tonitruante, éteins-moi ces putains de lumières, tu vois bien que la dame ne chante plus ! Attends une seconde José... Tu veux encore en chanter une, Agatha ? Parce que tout à l'heure c'était merveilleux ! ajouta-t-il, l'index pointé vers le micro pour témoigner de sa sincérité.

– L'idée d'un petit repas n'est pas pour me déplaire.

– José ! Les lumières ! Mais quel empoté !

Raoul prit Agatha par l'épaule. À côté de cette force de la nature, elle semblait toute frêle.

– Elle vous a parlé de moi ? demanda-t-il à Milly, en l'entourant de son autre bras. Elle vous a dit que quand j'étais jeune, quoique je ne sois pas vieux, mais bref, quand j'étais plus jeune, j'étais fou d'elle ? Attention, ajouta-t-il, en les entraînant toutes deux vers la porte, je suis toujours fou d'elle. Une femme comme ça, on n'en guérit jamais.

Milly s'abstint de répondre, buvant chaque parole de Raoul, dont l'énergie n'avait d'égal que l'humeur éclatante.

Arrivé sur le parking, Raoul resta en arrêt devant l'Oldsmobile.

– C'est la tienne ?

– Elle est à la petite, répondit Agatha.

– J'ai trente et un ans, vous pourriez peut-être m'appeler par mon prénom ?

– Elle a raison ! clama Raoul. Si je t'avais appelée « la petite », qu'est-ce que j'aurais pris. Et c'est quoi votre prénom ? Agatha, les présentations alors !

– Milly, déclara l'intéressée.

– Raoul Alfonso de Ibanez, susurra le colosse en s'inclinant pour lui faire un baisemain. Je peux conduire ?

– Non, dit Milly, c'est une voiture très spéciale...

– Ma petite, des automobiles comme la tienne, à La Havane, j'en caressais déjà les volants à quinze ans. Il n'y a que ça là-bas.

– Tu es vénézuélien, non ? reprit Agatha.

– Cuba... Venezuela... à l'époque c'était pareil ! s'exclama Raoul.

Agatha ne lui donnait pas une chance sur mille, et pourtant Milly lui tendit ses clés et alla s'installer sur la banquette arrière.

– Ce soir, c'est la tournée des grands-ducs... on peut mettre la radio ?

Et avant que Milly ne réponde, Raoul tourna le bouton.

– Qu'est-ce que c'est ? dit-il interdit en entendant un adagio de symphonie.

– Brahms, précisa Milly.

– Tu es venue m'annoncer que quelqu'un est mort ? Qui ? supplia Raoul.

Agatha lui répondit d'un sourire complice.

– Ah, j'ai eu peur !

Et Raoul changea de fréquence, jusqu'à ce que la trompette de Miles Davis sonne le départ.

*

Tom pensait depuis longtemps qu'en incitant quelqu'un à parler on apprenait souvent plus de choses qu'en l'y contraignant. Il préférait interroger Brian chez lui plutôt que sur son lieu de travail et se rendit à la première adresse indiquée sur sa liste.

Après avoir tourné plusieurs fois sur lui-même, il s'étonna de ne voir au bout de ce chemin sans âme qu'un talus, au haut duquel se trouvait un car scolaire à l'abandon dont les essieux reposaient sur des parpaings. S'il n'y avait eu cette fumerolle s'échappant d'un tuyau qui traversait la toiture, il n'aurait jamais supposé qu'un homme eût élu domicile à l'intérieur. Il s'approcha sans faire de bruit.

On entrait dans ce nid étrange par la porte à soufflet qu'empruntaient jadis les écoliers. En lieu et place du siège du conducteur, un fût récupérait les eaux de pluie qui s'écoulaient le long d'une gouttière passant par un trou découpé dans la vitre. Derrière cette citerne de fortune, un poêle à bois boulonné dans le sol assurait le chauffage et la cuisson des aliments. Les banquettes avaient été alignées le long des parois. Le reste du mobilier se composait d'objets de récupération : un lit de camp placé au fond du bus, une table en formica, un fauteuil en cuir, une armoire métallique, un garde-manger et des piles de livres.

Brian, plongé dans une lecture, releva la tête en découvrant l'homme qui pénétrait chez lui.

Pour toute présentation, Tom ouvrit son blouson, faisant apparaître son insigne accroché à la ceinture. Il invita son hôte infortuné à bien vouloir répondre à ses questions.

Brian ne brillait pas pour sa bravoure, mais il avait des principes. Avec ses maigres appointements de guide, il n'aurait pas subsisté sans Lucy. C'était à sa générosité qu'il devait de n'avoir jamais recouru à la mendicité pour se nourrir ou se vêtir en hiver. Lucy avait toujours été là pour lui, et il se refusait à lui attirer des ennuis. Il ne la nomma pas et jura sur tous les saints ne plus être en contact avec ses anciens camarades ; il suffisait d'ouvrir les yeux pour voir combien sa vie était solitaire. Après que Tom eut énoncé les peines encourues s'il se faisait complice d'une fugitive, il finit par reconnaître qu'Agatha lui avait rendu visite. Il nia avoir la moindre idée de l'endroit où elle comptait se rendre. Leur entretien n'avait duré que quelques minutes. Elle cherchait un carnet dont il ignorait jusque-là l'existence autant que le contenu, elle n'avait rien voulu confier d'autre et s'était évanouie dans la nature aussi soudainement qu'elle était apparue.