Milly habitait une petite maison en bois sur Flamingo Road, juste derrière le réservoir d'eau de sa banlieue. C'était un quartier sans prétention, mais auquel on pouvait trouver un certain charme. La ville s'arrêtait à Flamingo Road, où la forêt reprenait ses droits.

Le soir, Milly bouquinait, sauf les vendredis où Jo venait dîner avec elle. Ils regardaient un épisode d'une série télévisée qu'ils aimaient tous deux : une avocate, épouse d'un futur sénateur, voyait sa vie basculer quand la liaison de son mari avec une call-girl était révélée par la presse.

À la fin de l'épisode, Jo lui lisait à voix haute les poèmes qu'il avait écrits durant la semaine. Milly l'écoutait attentivement puis l'obligeait à une seconde lecture, accompagnée cette fois d'un morceau de musique qu'elle avait choisi en fonction des textes de Jo.

La musique était le trait d'union qui les liait depuis leur première rencontre, elle en fut même à l'origine.

*

Jo, pour arrondir ses fins de mois, jouait de l'orgue à l'église. La vacation musicale étant payée trente-cinq dollars au forfait, il raffolait des enterrements.

Les mariages durent un temps fou, les invités tardent à s'installer, la mariée se fait attendre, les vœux s'éternisent et il faut continuer de jouer jusqu'à ce que les époux et leurs invités aient quitté le parvis. Les obsèques ont pour avantage que les morts sont d'une ponctualité sans faille. De surcroît, le curé ayant une sainte horreur des cercueils, il sautait allégrement des passages entiers de son bréviaire pour exécuter la messe en trente-cinq minutes chrono.

Un dollar la minute, c'était un job en or et Jo, qui n'était pas le seul musicien auquel le curé faisait appel pour accompagner ses offices, ne manquait jamais de parcourir la rubrique nécrologique publiée dans le journal du dimanche, pour être le premier à s'inscrire sur l'agenda de la semaine.

Un mercredi matin d'obsèques, alors qu'il entamait une fugue de Bach, Jo avait aperçu une jeune femme entrer dans l'église. La cérémonie parvenait à son terme, les paroissiens commençaient à se lever pour aller rendre un dernier hommage à Mme Ginguelbar, épicière de son vivant, tuée bêtement par une pile de cageots de pastèques haute de deux fois sa taille, qui lui avait dégringolé sur le thorax. La pauvre Mme Ginguelbar n'était pas décédée sur le coup, son agonie avait dû être horriblement longue puisqu'elle était restée toute une nuit à suffoquer sous un amas de cucurbitacées qui avaient eu raison de son dernier souffle.

L'arrivée de Milly en jean, tee-shirt échancré et cheveux lâchés avait attiré l'attention de Jonathan, tant elle détonnait avec l'assemblée. L'organiste a le privilège depuis sa position de voir dans le moindre détail tout ce qui se passe dans l'église.

Aujourd'hui encore, lorsque Milly avait un coup de cafard, Jo lui remontait le moral en lui racontant quelques anecdotes croustillantes dont il avait été témoin. Mains joueuses qui soulevaient une jupe ou caressaient un pantalon, voisins bavards qui chuchotaient sans prêter la moindre attention à la cérémonie, têtes qui dodelinaient avant de piquer du nez, autres têtes qui se tournaient pour lorgner une femme, le contraire se produisant aussi et plus fréquemment qu'on ne le pense, fous rires enfin, quand M. le curé, qui avait un cheveu prononcé sur la langue, appelait notre Cheigneur tout puichant et cha michéricorde. Même les bibles qui cachaient un téléphone portable ou un livre n'échappaient pas à Jo.

Ce mercredi-là, les portes à peine refermées, Jo avait quitté son orgue pour dévaler l'escalier en colimaçon qui aboutissait près du confessionnal. La jeune femme était restée seule sur un banc alors que le cortège accompagnait déjà Mme Ginguelbar au cimetière qui jouxtait la sacristie.

Il s'était assis près d'elle, et avait fini par rompre le silence en lui demandant si elle était une proche de la défunte. Milly avait avoué ne pas la connaître et, avant que Jo ne l'interroge sur la raison de sa présence, elle lui avait confié qu'il avait un joli doigté, qu'elle aimait sa sensibilité et sa façon d'interpréter Bach. Cette minute-là avait marqué la fin de deux solitudes. Celle de Jo, qui n'avait jamais entendu de si belles choses sur sa façon de jouer, et celle de Milly, qui n'avait jamais eu envie de devenir l'amie de qui que ce soit depuis son arrivée à Philadelphie.

Jo l'avait prise par la main pour l'entraîner vers l'escalier en colimaçon. Milly s'était émerveillée en découvrant la vue de la nef depuis la mezzanine. Jo l'avait invitée à s'adosser aux tuyaux d'orgue qui grimpaient le long du mur, s'était installé à son clavier et avait interprété une toccata en mineur.

Milly avait eu l'impression que la musique lui traversait le corps, pénétrait son cœur, que le tempo battait jusque dans ses veines. Cette sensation d'être parcourue par les notes relevait du divin. Hélas, ce concert privé avait été interrompu par l'arrivée du curé. S'étonnant de ne pas trouver son église silencieuse, il était monté à son tour. En découvrant Milly dos collé aux tubulures, bouche ouverte et exaltée, il avait affiché la tête d'un exorciste face au démon. Jo s'était arrêté de jouer et, quand le curé lui avait demandé qui était cette jeune femme à ses côtés, il avait bafouillé au point que ses explications avaient paru inintelligibles.

Milly avait tendu la main au curé pour le saluer, et prétendu, avec un aplomb qui avait sidéré Jo, qu'elle était sa sœur. Le curé, sourcillant, avait posé les trente-cinq dollars de Jo sur un banc et les avait priés de quitter les lieux.

Une fois sur le parvis, Jo, qui se prénommait encore Jonathan, avait invité Milly à déjeuner.

Dix ans plus tard, il leur arrivait encore d'aller déposer un bouquet de tulipes sur la tombe de Mme Ginguelbar, au jour anniversaire de leur rencontre.

*

Milly avait connu une grande aventure qui l'avait rapprochée de Jo. Elle était liée à son travail.

Le serveur informatique du campus avait été piraté. Le directeur de l'université avait suspecté une anomalie alors que les étudiants avaient abordé leurs examens semestriels avec une décontraction inhabituelle. Plus inhabituel encore, les professeurs avaient été incapables de noter une copie en dessous de quatre-vingts points sur cent. Il s'avéra très vite que quelqu'un avait eu accès aux sujets.

Le service juridique de l'université n'avait traité jusque-là que des affaires banales, vérifications de polices d'assurance, demandes de certificats divers, rédactions de notes administratives en tout genre (le directeur étant friand de notes réglementant le comportement des étudiants sur le campus, afin surtout d'établir ce qui leur était interdit de faire). Aussi, lorsqu'il avait fait une entrée fracassante dans le bureau du service juridique pour annoncer que l'université s'apprêtait, pour la première fois de son histoire, à déposer plainte, au pénal de surcroît, la tension artérielle de Mme Berlington avait atteint des niveaux paroxystiques, dépassant même la moyenne des notes obtenues par les étudiants à leurs partiels.

Rédiger la plainte n'avait pris qu'une demi-journée à Mme Berlington, et autant à Milly pour la retranscrire. Elles eussent toutes deux préféré – surtout Mme Berlington – que ce travail les occupe un peu plus longtemps, un temps que justifiait pleinement la gravité des faits aux yeux du directeur. Elles avaient décidé, d'un accord tacite, d'attendre quelques jours avant de l'informer que leur mission était accomplie et le service juridique prêt à faire feu de tout bois contre les pirates sans foi ni loi qui avaient attaqué le système.

Au cours de cette semaine si particulière, chaque fois que Milly avait croisé le directeur dans un couloir, elle avait affiché la mine affligée d'une employée qui compatissait pleinement à la situation dramatique que traversait l'université, ce qui avait fini par lui valoir, en retour, l'esquisse d'un sourire, sourire contrit mais sourire quand même. Alléluia !

Et alors que Mme Berlington retournait en secret à ses tâches courantes, Milly, qui s'ennuyait de plus en plus, avait décidé de mener sa propre enquête.

Jo Malone était poète, et, en devenir, le professeur que tout étudiant rêverait d'avoir au moins une fois au cours de ses études ; mais il était aussi très habile devant plusieurs sortes de claviers : ceux des orgues, pianos ou clavecins, et ceux des ordinateurs. Si quelqu'un dans l'entourage de Milly, qui ne comptait pour être honnête que Mme Berlington, M. le directeur de l'université, Mme Hackermann sa voisine sur Flamingo Road, et Jo, pouvait l'aider à trouver l'identité de celui ou celle qui avait volé les sujets d'examens, c'était bien Jo, son seul et véritable ami.

Le mardi qui avait suivi la découverte du forfait, Milly et Jo s'étaient aventurés dans une expédition nocturne, un peu illégale certes, mais menée dans le cadre d'une enquête qui, si elle aboutissait, bénéficierait à l'université.

Milly était revenue garer son Oldsmobile sur le parking du campus à 20 h 30, heure à laquelle Jo finissait son service. Il l'avait rejointe, et elle l'avait autorisé à fumer une cigarette dans sa voiture, capote fermée, mais vitre ouverte. Ils avaient attendu une demi-heure dans le plus grand silence avant d'emprunter l'allée longeant la bibliothèque, la moins éclairée de toutes. Grâce à son badge magnétique, ils n'avaient eu aucune difficulté à entrer dans le bâtiment administratif où se trouvait la salle informatique. Jo avait choisi d'agir sur place. Si la police prenait la plainte au sérieux et diligentait sa propre enquête, toute tentative d'accès au serveur depuis l'extérieur serait facile à tracer. Pas question donc de procéder depuis son ordinateur personnel, ni même depuis l'un des cybercafés de la ville qui, pour des raisons de sécurité nationale, étaient désormais tous équipés de caméras de surveillance.

Jo, dont la sagacité épatait toujours Milly, avait suspecté le hacker d'avoir tenu le même raisonnement. Dans ce genre de cyberattaque, le meilleur moyen de ne pas se faire prendre étant de se brancher directement sur la bête dont on veut pomper le sang, un peu à la manière des tiques, qui comme on le sait, préfèrent les chiens aux disques durs des ordinateurs.

Parcourir le couloir du rez-de-chaussée dans le noir leur avait fichu une trouille bleue. Il leur avait fallu avancer sans bruit et opérer entre 21 heures et 21 h 30, demi-heure pendant laquelle les agents de nettoyage se trouvaient dans les étages.

Jo, une lampe torche coincée entre les dents, avait ouvert la porte de la baie informatique, repéré l'endroit adéquat pour se connecter à l'ordinateur et commencé à pianoter sur le clavier. Il avait interrogé la mémoire du serveur, identifié le jour et l'heure de l'effraction, et trouvé la preuve irréfutable que quelqu'un s'était bien introduit dans les locaux. Le hacker avait dû être dérangé et ne devait pas en mener large depuis, car il avait laissé son mouchard sur place. Les sujets d'examens avaient transité du serveur vers une clé USB pourvue d'un émetteur Bluetooth. Jo avait raillé l'incompétence des informaticiens de la fac qui ne l'avaient pas découverte avant lui.

– Ils étaient au moins deux. L'un ici, et l'autre à l'extérieur probablement tapi sous une fenêtre, ce genre de truc ne porte pas très loin, avait-il chuchoté en prélevant l'objet du délit.

Milly en avait déduit que le pirate y avait forcément laissé ses empreintes ; Jo n'aurait qu'à pénétrer le serveur de la police pour retrouver son identité. Il l'avait regardée, non sans étonnement, lui avait souri, attendri qu'elle l'ait cru capable d'une telle prouesse. Avec un plan plus simple en tête, il avait glissé le mouchard dans sa poche, consulté sa montre et indiqué à son amie qu'il fallait quitter les lieux.

Sur le chemin du retour, ils avaient dû s'engouffrer brusquement dans la pièce où travaillait Milly et se cacher sous le bureau de Mme Berlington. L'un des techniciens du service d'entretien avait modifié sa routine et passait le linoléum du couloir à la polisseuse, les empêchant de quitter les lieux. Les deux amis, accroupis, avaient retenu leur souffle. Mais la tâche était devenue presque impossible quand Milly avait extirpé de son dos un objet qui lui rentrait dans les reins, et découvert qu'il s'agissait d'une charentaise. L'image de Mme Berlington avec son air sentencieux et sa mine grave, charentaises aux pieds, avait déclenché chez Milly un fou rire que Jo avait eu toutes les peines du monde à étouffer de la main. Ce fut la seule fois qu'il y eut un trouble entre eux. Leur amitié n'en avait jamais connu auparavant et n'en connut jamais depuis. Mais Jo avait senti la langue de sa meilleure amie parcourir la paume de sa main, le long de sa ligne de vie. Ils avaient échangé un regard étonné dans la pénombre, recroquevillés sous le bureau de Mme Berlington, jusqu'à ce que Milly lui dise qu'elle n'entendait plus aucun bruit dans le couloir et qu'ils pouvaient s'enfuir.