*

Une dizaine de voitures étaient encore parquées devant le club de Raoul. Il demanda à Milly d'en faire le tour et d'aller jusqu'au garage, à l'arrière du hangar. Il n'avait aucune envie de voir José ce soir, et les éclairs qui striaient la nuit annonçaient une grosse pluie.

La voiture remisée, Raoul fit entrer ses invitées. Un escalier montait vers un loft que Raoul avait aménagé au-dessus de la salle de spectacle. Raoul n'avait que deux chambres à offrir, il donna la sienne à Agatha, et à Milly celle qu'il réservait aux amis et musiciens de passage. Lui dormirait sur le canapé, ce n'était pas la première fois.

Milly alla se coucher, laissant Agatha et Raoul au salon.

– Il n'y a pas de femme dans ta vie ? demanda Agatha alors que Raoul lui servait un dernier verre.

– Il y en a eu beaucoup, puis une, qui est partie. Depuis je suis seul. Ce n'est que justice, j'ai brisé des cœurs, jusqu'à ce que l'on me rende la pareille.

– Qui était-elle ?

– Une merveilleuse musicienne, une artiste exceptionnelle que j'avais vue chanter dans un bar. Ce fut un vrai de coup de foudre. Nous avons partagé de belles années, mais elle avait trop de talent pour rester ici. Tu vas me traiter de fou, mais c'est moi qui l'ai poussée à s'en aller. Je l'ai presque mise dehors. Je l'aimais tellement que lorsque je me regardais le matin dans la glace je ne voyais plus que l'homme qui la faisait passer à côté de sa vie. Nous avions vingt ans d'écart et elle m'avait déjà beaucoup offert.

Agatha ôta le verre des mains de Raoul, lui caressa la joue et l'entraîna vers la chambre.

– Viens, murmura-t-elle, toi et moi nous avons presque le même âge.

La porte claqua derrière eux. Milly passa une tête dans le salon et sourit en le voyant désert. Elle entendit, à travers le plancher, les derniers clients quitter l'établissement et José qui rangeait les tables et les chaises. Peu de temps après, les lumières de la façade s'éteignirent et ce fut le silence.

*

Le rugissement d'un klaxon sortit Tom de sa torpeur. Ébloui par les phares d'un camion, il donna un coup de volant et fit une embardée. Les roues mordirent le bas-côté et la voiture sortit de la route, s'enfonçant dans un champ avant qu'il n'en reprenne le contrôle et réussisse à s'arrêter. Il sortit au grand air pour recouvrer son calme. Un coup de tonnerre lui fit lever les yeux et voir s'abattre sur lui les premières gouttes d'une averse, si violente qu'il retourna aussitôt se mettre à l'abri sur son siège.

La pluie fouettait le pare-brise, il n'entendait plus que son claquement assourdissant dans l'habitacle. Tom relança le moteur et tenta de rejoindre le ruban d'asphalte qu'il discernait à peine.

La terre s'était gorgée d'eau. Les roues patinaient dans la boue, la voiture zigzaguait plus qu'elle n'avançait et l'odeur de caoutchouc brûlé n'augurait rien de bon. À ce train-là, l'embrayage rendrait l'âme avant qu'il ait atteint la route. Tom leva le pied de l'accélérateur et se rendit à l'évidence. Quand bien même il arriverait à joindre une dépanneuse, il serait incapable de lui indiquer sa position.

Pour pouvoir sortir de ce bourbier, il devrait patienter jusqu'au matin.

1. Bedford Hills Correctional Facility est la seule prison de haute sécurité pour les femmes, située dans l'État de New York.



8.

L'air du petit matin était encore humide. Première levée, Milly s'aventura dehors, satisfaite que sa voiture ait passé la nuit à l'abri. Raoul surgit dans son dos.

– Matinale ?

– Toujours. Vous avez bien dormi, ajouta-t-elle en souriant ?

– Comme un ange, répondit Raoul d'un ton malicieux. Un café ?

– Avec plaisir ! Agatha est réveillée ?

– Pas encore, mais je t'ai entendue descendre alors je suis venu te rejoindre. Viens, allons faire quelques pas ensemble si tu le veux bien.

– C'est une drôle de femme, n'est-ce pas ?

– Non, c'est une femme exceptionnelle, mais tu ne la connais pas encore.

– Je vais rentrer chez moi, dit Milly.

– Je sais, je te comprends, tu n'as rien à voir dans tout ça.

– Je dois retrouver Frank, Jo et mon travail.

Raoul hocha la tête en signe d'approbation.

– Un jour, j'aimerais vous le présenter.

– Frank ou Jo ?

– Jo, c'est un pianiste exceptionnel, il a un don, mais il ne s'en rend pas compte.

– C'est souvent le cas chez les gens qui ont du talent, ils sont les derniers à le savoir.

– Jo est comme ça, il ne croit pas en lui, ni en sa musique, ni en sa poésie.

– Et Frank ?

– Frank n'a pas ce genre de problème.

– Alors, pardonne ma franchise, mais j'ai peur que tu t'emmerdes avec lui.

Milly partit dans un grand éclat de rire.

– Si je vous avais rencontré à l'adolescence, je me serais mis en tête que vous étiez mon père.

– Quelle drôle d'idée, et pourquoi ça ?

– Parce que j'aurais adoré qu'il me sorte un truc comme ça, qu'il me bouscule, me contredise, affirme des choses que je n'ai pas envie d'entendre, que je puisse lui faire la tête et le haïr le temps de grandir.

– Alors un conseil, profite des quelques jours que tu peux passer avec Agatha, si tu aimes la contradiction, c'est une experte.

– Vous auriez été un père formidable.

– Ah bon ?

– Oui, je ne vous avais pas demandé de conseil.

– Eh bien, moi, j'aurais détesté avoir une fille comme toi.

– Vraiment ? s'étonna Milly.

– Non, répondit Raoul en la prenant par l'épaule.

Ils marchèrent sur le chemin qui bordait l'arrière du hangar en lisière des bois.

– J'ai un service à vous demander. Avant de partir, je voudrais lui faire un cadeau, j'y pensais en m'endormant et je crois bien que c'est ce qui m'a tirée du lit si tôt, confia Milly en regardant ses bottes. J'aimerais qu'elle aussi garde un souvenir de moi.

– Et en quoi puis-je t'aider ?

– Hier, quand elle s'est mise à chanter seule sur la scène de votre club, j'ai connu la même émotion que lorsque Jo me jouait de l'orgue à l'église.

– Et pas quand tu m'as entendu au cabaret ?

– Si, c'était beau, mais ce n'était pas pareil. Cette guitare qu'elle a prise dans la vitrine, elle coûte cher ?

– Une Gibson qui a appartenu à Springsteen ? Trois fois rien.

– Vous me faites marcher, vous avez connu Bruce Springsteen ?

– Tu aimes sa musique ?

– Vous plaisantez ? Et il a joué sur cette guitare ?

– Non seulement c'était sa guitare, mais il me l'a offerte en remerciement d'un service rendu. J'ai juré de ne jamais rien en dire. Oh, et puis à toi je peux bien raconter cette histoire. À une époque où il était aussi fauché que moi, il a dormi quelque temps dans ma piaule. Je sais que ça peut te paraître dingue, mais les plus grands de ce monde ont eu aussi vingt ans, et à cet âge, la majorité d'entre eux connaissaient la bohème. Bref, un soir, en rentrant, j'ai entendu du bruit dans ma chambre, je me suis dit qu'il devait être en compagnie d'une fille et ça m'a fait marrer. J'ai poussé la porte pour voir si la belle valait le coup que je pionce dans le canapé, tu parles d'un canapé, et je l'ai trouvé, roupillant dans mon lit avec sa guitare qu'il avait bordée comme si c'était sa douce. Le lendemain, il s'est excusé et m'a dit qu'elle avait besoin d'une vraie nuit de repos.

– Et c'est celle-là qu'il vous a donnée ?

– Non. Mais bien des années plus tard, il est passé par Nashville. J'ignore encore si c'est le hasard qui l'avait fait venir dans mon club ou s'il savait qu'il m'y trouverait, il a poussé la porte accompagné de quelques-uns de ses copains. Quand il m'a vu, il m'a pris dans ses bras, comme si on s'était quittés la veille, on a bu quelques verres et puis il est monté sur scène. Le plus drôle, c'est que les clients trouvaient que ce type qui chantait devant eux manquait de personnalité tant il parodiait Springsteen. Ce soir-là, mon club aurait pu connaître la gloire, mais je n'ai rien dit, je savais que son plaisir était de se produire incognito, comme dans le temps. On a passé la nuit à boire, à fumer et à jouer, jusqu'à l'épuisement. Quand je me suis réveillé au pied de l'estrade, il était reparti. Mais il m'avait laissé cette fameuse guitare que tu voudrais m'acheter, il avait glissé un petit mot entre les cordes où il avait écrit : « Elle a besoin d'une bonne nuit de sommeil, prends bien soin d'elle. »

– Vous me faites marcher, cette histoire n'est pas vraie, n'est-ce pas ?

– Elle l'est, puisque je viens de te la raconter. Maintenant, c'est moi qui vais te demander un service. Reste auprès d'Agatha, au moins encore un peu ; si tu ne l'abandonnes pas, je t'offre cette guitare.

Milly releva la tête et fixa Raoul longuement.

– Je ne suis pas quelqu'un qu'on achète, mais si vous me promettez que le jour où je reviendrai avec Jo vous l'écouterez jouer, alors je veux bien conduire Agatha jusqu'à la prochaine étape.

– Marché conclu, dit Raoul.

Milly plongea sa main dans la poche de son pantalon et sortit cent dollars qu'elle tendit à Raoul.

– Qu'est-ce que c'est ?

– Ce que je vous dois pour la guitare, si elle avait vraiment appartenu à Springsteen, elle aurait trop de valeur pour croupir dans une vitrine poussiéreuse même pas fermée à clé, et vous ne vous en seriez jamais séparé.

– Bien vu, tu es rude en affaires, mais je m'incline, répondit Raoul en hochant la tête. Agatha doit être en train de se préparer, va donc la chercher et lui annoncer que tu continues la route avec elle. Et nous sommes bien d'accord, je n'y suis pour rien !

– Mais vous n'y êtes pour rien, assura Milly.

– Très bien, pendant ce temps-là, je vais sortir la voiture, mettre la guitare dans le coffre et j'irai préparer ce café que je t'ai promis tout à l'heure. On se retrouve derrière le bar.

Milly courut vers le club pour ne pas changer d'avis.

*

Tom s'était réveillé avec l'aube. Il avait marché jusqu'à la route, plus proche qu'il ne l'avait imaginé dans la nuit. Un fermier passant sur son tracteur lui vint en aide. La voiture était crottée jusqu'aux portières, mais la mécanique n'avait pas souffert. Tom, après avoir chaleureusement remercié son sauveur, fila à toute allure, utilisant pour la première fois sa sirène. Il était 6 heures du matin, Nashville n'était plus qu'à une vingtaine de miles et l'aiguille au compteur dépassait largement le cent.

*

Milly patientait au volant. Raoul enlaça Agatha sur le pas de la porte, et la fit à nouveau tourner dans les airs.

– Repose-moi imbécile, tu m'étouffes.

– Si je pouvais, je te serrerais jusqu'à ce que tu t'évanouisses pour te garder dans mes bras.

– Dis-moi que tu as fermé les yeux cette nuit, lui chuchota-t-elle à l'oreille.

– Et pourquoi aurais-je fait ça ?

– Pour que tes mains soient les seules à m'avoir vue.

– Alors je les ai fermés, en me disant que si je ne te voyais pas, tu ne me verrais pas non plus.

– Merci pour tout, Raoul.

– C'est moi qui...

Mais Agatha le fit taire d'un doigt posé sur ses lèvres.

– Cette femme que tu aimais, elle est partie il y a longtemps ? demanda-t-elle.

– Cela fera trois ans à la fin du mois.

– Et tu sais où elle habite ?

– À Atlanta.

– Alors va la rechercher, andouille, parce que je suis certaine que depuis trois ans, elle s'emmerde à mourir avec des hommes de son âge, et après la nuit que je viens de passer, je peux t'assurer qu'elle doit s'en mordre les doigts, et te regretter tous les soirs.

– Je trouverai qui a ce carnet, tu peux compter sur moi.

– Sois discret, Raoul, je ne veux pas risquer qu'on le détruise avant de l'avoir récupéré. Je te téléphonerai dès que possible.

– Seulement depuis une cabine, sois brève et aussitôt que nous aurons raccroché, tu détales comme un lapin.

– C'est maintenant qu'il faut que je file, dit-elle en baissant les yeux sur la main de Raoul qui ne voulait plus lâcher la sienne.

Il l'embrassa et l'escorta à la voiture.

– Soyez prudentes, ordonna-t-il en se penchant à la portière.

L'Oldsmobile traversa le parking et bifurqua sur la route avant de disparaître.

Raoul rentra dans son club, referma la vitrine et soupira en allant se recoucher.

*

– J'ai une faim de loup, dit Agatha, pas toi ?

– Vous connaissez le proverbe, qui dort dîne ! répondit Milly.

– Eh bien, alors je n'ai pas assez dormi.

– Je l'avais bien compris et je n'ai absolument pas besoin d'en savoir plus.