– Tu devrais, cela t'instruirait sur les bienfaits de la maturité.
– La prochaine étape est encore loin ? questionna Milly, excédée.
– Nous y arriverons avant la nuit. Prends la direction du nord ; à la sortie de Clarksville, nous entrerons dans le Kentucky.
– Et c'est bien, le Kentucky ?
– Si tu aimes les chevaux. Moi, ce que j'aime, c'est changer d'État le plus souvent possible.
Elles firent halte à Murray, une petite bourgade à peine plus grande que l'université qui s'y trouvait. Sans la moindre hésitation, Milly parqua la voiture devant un restaurant, au seul motif qu'il était inscrit sur la façade : « Campus Bar ».
– Elle te manque à ce point-là, ta vie sur le campus ? demanda Agatha en feuilletant le menu.
– Comment savez-vous que je travaille sur un campus ? Je ne me souviens pas de vous l'avoir dit.
Agatha reposa le menu et fixa Milly du regard.
– Tu vois, ce qui est injuste, c'est qu'à trente ans on appelle ça de la distraction et on y trouve un certain charme, vingt-cinq ans plus tard, ton entourage s'inquiète et t'accuse de perdre la boule. Comment voudrais-tu que je le sache si tu ne me l'avais pas dit ? Et Mme Berlingot, je l'ai inventée, elle aussi ?
– Berlington ! Et j'ai beau réfléchir, je ne vois toujours pas à quel moment je vous en ai parlé.
– Alors je l'ai deviné, j'ai un don, si tu préfères.
– Qu'est-ce que vous avez fait pour mériter la prison ?
– Tu veux vraiment que l'on discute de ça dans un café ?
– Il nous reste combien de temps avant d'arriver ? Et ne me racontez pas de bobard, vous connaissez l'itinéraire par cœur.
Agatha regarda le plafond en faisant mine de réfléchir.
– Je dirai entre sept et huit heures, sans compter les pauses pipi et déjeuner. Tu devrais être débarrassée de moi à la tombée du jour, à moins qu'il y ait un peu de trafic, et ça, je ne peux pas le prédire, car au risque de te décevoir, mes pouvoirs divinatoires sont limités.
– Alors j'aimerais que vous me racontiez toute votre histoire, sans rien omettre, et vous pouvez commencer dès maintenant, personne ne nous espionne.
Agatha balaya la salle du regard et se pencha vers Milly.
– On t'a déjà dit que tu avais un fichu caractère ?
– Jamais, au contraire !
– Alors ton entourage n'est pas sincère !
– Arrêtez de chuchoter, c'est énervant au possible.
Agatha dévora ses œufs et son bacon sans parler, sauf à deux reprises pour ordonner à Milly de manger et pour lui demander de lui passer le sel.
Elle régla l'addition, et s'en alla, le pas décidé, vers la voiture. Milly lui courut après.
– Pour le cul, je ne sais pas, mais pour le caractère, la maturité n'a pas l'air d'améliorer les choses.
Agatha monta dans l'Oldsmobile sans lui répondre. Milly reprit le volant et ce n'est qu'à la sortie de Murray qu'Agatha accepta enfin de lui entrouvrir les portes de son passé.
– Toute mon enfance avait été bercée par des beaux discours sur la démocratie, sur l'égalité entre les hommes, la grandeur du pays. Au quotidien, je ne voyais que pauvreté, sexisme, ségrégation, et répression policière. Lorsque j'accompagnais ma sœur dans les meetings des mouvements de droits civiques, j'y voyais plus d'humanité que dans les rues du quartier blanc où nous vivions. De spectatrice je suis devenue militante.
– Vous militiez contre quoi ?
– Contre tout, gloussa Agatha. La politique impérialiste en Amérique du Sud, les atrocités commises au Vietnam et au Cambodge, tous ces combats engagés par nos dirigeants contre des populations qui n'aspiraient qu'à la liberté. Ceux qui furent à l'origine des mouvements pour les droits civiques firent très vite le rapprochement entre les guerres que nous menions hors de nos frontières et la ségrégation qui régnait chez nous, leur solidarité avec les Noirs devint une priorité. Je faisais partie de ceux qui ne jugeaient pas quelqu'un à la couleur de sa peau. La musique que j'aimais, c'était celle que les Noirs chantaient et je refusais d'accepter ces barrières invisibles qui nous interdisaient de former une jeunesse unie et multicolore. Nous appartenions à la première génération qui succédait à la Shoah, mon père avait débarqué à Omaha Beach et il s'était battu jusqu'à Berlin, comment voulais-tu que ses enfants acceptent la moindre forme de racisme ou participent à l'oppression d'un autre peuple. Dans la seconde moitié des années 1960, bien avant que je rejoigne le groupe, des émeutes commençaient à éclater dans les ghettos noirs du pays. Celles du quartier de Watts à Los Angeles avaient causé la mort de trente-cinq personnes et la police avait procédé à quatre mille arrestations. Puis ce fut au tour de Chicago, Cleveland, Milwaukee, Dayton, et l'année suivante la révolte gagna plus de trente villes. En mai 1967, dans une université noire du Texas, des manifestations virèrent au cauchemar. Six cents flics venus déloger les étudiants vidèrent six mille cartouches sur leurs dortoirs, un saccage organisé en toute légalité. Tout bascula à l'été, lorsque le FBI infiltra les rangs des étudiants et des militants. Les assassinats d'activistes se multiplièrent. Tu as entendu parler de Huey Newton ?
– Ce qui m'intéresse, c'est votre histoire à vous, pas celle avec un grand H ! protesta Milly.
– Comment veux-tu que je te la raconte sans évoquer le contexte dans lequel tout a commencé.
Milly ne pouvait comprendre qu'Agatha lui récitait en fait la plaidoirie d'un procès auquel elle n'avait pas eu droit, pour avoir accepté un compromis avec un procureur. Cinq ans de prison si elle signait ses aveux, contre le risque d'encourir la perpétuité si elle se présentait devant un jury populaire. À vingt-deux ans, qui aurait pris ce risque ?
– Huey Newton et Bobby Seale, deux étudiants du Merritt College, avaient créé un parti d'autodéfense, le Black Panther Party, qui devint très vite aussi célèbre que controversé. Ils mettaient en place des programmes sociaux destinés à la communauté noire. Cours d'autodéfense, éducation politique, soins gratuits, distribution de nourriture pour les plus pauvres, leur travail communautaire, une révolution au cœur même du pays, et qui résonnait dans le monde entier. Un succès que le FBI considérait comme une menace pour la sécurité intérieure. Alors ils ont arrêté Huey au volant de sa voiture en lui tendant un guet-apens. Une fusillade a éclaté, un policier est mort et ils l'ont accusé. Huey, qui s'était évanoui après avoir été blessé, n'était même pas armé. Quand ils l'ont mis en taule, des voix se sont élevées dans tout le pays pour exiger sa libération. On hurlait dans les rues : « Libérez Huey », au point que ce cri devint celui du ralliement de tous les militants de la gauche américaine.
– C'est là que vous vous êtes engagée ?
– Pas encore, mais ça n'allait pas tarder. Les premiers vétérans commençaient à rentrer du Vietnam, et racontaient au monde les horreurs auxquelles ils avaient assisté et celles qu'ils avaient commises. Les mouvements pacifistes applaudissaient ces dénonciations qui avaient autrement plus de poids que celles des jeunes étudiants qui n'avaient vu de la guerre que ce qu'en montraient les informations. Je me souviens d'une journée qui a ébranlé la nation. Une journée terrible, un véritable électrochoc quand on aime son pays, et si nous nous battions, c'est parce que nous l'aimions. Un millier de vétérans avaient jeté leurs médailles sur les marches du Capitole. Tu ne peux imaginer jusqu'où le racisme ambiant de l'époque conduisait les hommes. Sammy, qui avait combattu dans la Navy, s'était fait tuer en Alabama pour être entré dans des toilettes réservées aux Blancs. Tu te rends compte du chemin que nous avons parcouru en quarante ans ? Tu comprends pourquoi tant de gens pleuraient de joie quand Obama a été élu ? Je ne regardais jamais la télé en prison, mais j'ai fait une exception quand il a prêté serment, et moi aussi j'ai versé toutes les larmes de mon corps en pensant que les copains qui étaient morts n'avaient pas été que de doux rêveurs. La contestation se propagea encore, les soulèvements ne cessaient de grandir, le pays était en train d'imploser. Nous cherchions surtout à mobiliser d'autres Blancs contre le racisme. Il était impossible à cette époque de défendre des idées humanistes sans être taxé de communiste. Et plus l'activisme croissait, plus les autorités devenaient intransigeantes. Le patron du FBI nous avait qualifiés de « plus grande menace que courrait la nation après les Soviétiques ». Les assassinats de militants se perpétraient jusque dans leurs lits. Nous n'étions que des jeunes gens qui voulaient secouer les consciences, mais parmi nous, d'autres voulaient résolument ébranler le système. J'ai embrassé leur cause sur le tard. Les choses ont dérapé, ce qui finit toujours par arriver quand tu joues avec le feu. Au nom d'un idéal magnifique, nous avons fait d'énormes conneries. Lorsque tu es convaincu d'être du bon côté, du côté du droit, de la justice, rien ne t'arrête et tu peux faire des choses terribles1.
– Lesquelles ?
– Celles qui vont au-delà de la désobéissance civique, celles qui engendrent le mal. La violence est un poison, une fois dans tes veines, c'est comme une drogue qui te ronge le cerveau en te laissant penser que ton cœur est intact.
– Mais vous, qu'avez-vous fait ?
– Des choses dont je ne suis pas fière, au point de n'avoir jamais réussi à en parler en trente ans, alors laisse-moi encore un peu de temps.
– Comment avez-vous rejoint le mouvement ?
– Je n'avais pas vingt ans, aimer était la seule chose qui pouvait m'arracher à l'étreinte suffocante d'une vie rude et morne. Alors j'ai aimé, j'ai aimé de toutes mes forces, des cinglés, des musiciens, des peintres, des passionnés du verbe et de la rhétorique, de ceux qui pour un rien tiennent des conversations à n'en jamais finir ou qui finissaient en disputes, de ceux qui ouvrent leur porte aux voyageurs fauchés, au copain d'un copain sans poser de question, des évadés de la guerre, des vagabonds capables de courir après un train le long des voies de chemin de fer et d'y grimper sans savoir où il va, des assoiffés de l'asphalte, des soûlards en disgrâce avec leur famille ou avec la loi, quand ce n'était pas les deux, mais crois-moi, tous des joyeux cinglés. Nous n'avions peur de rien et encore moins de l'autre. Nos nuits étaient sacrées même si certains matins, je ne savais plus où j'étais et que je n'en menais pas large. Combien de fois avons-nous détalé dans le maquis des quartiers délabrés, dans des ruelles obscures où des flics en maraude nous donnaient la chasse à grands coups de sifflet en agitant leur matraque. Je suis tombée éperdument amoureuse de l'un de ces fous furieux et je l'aurais suivi jusqu'au bout de la terre. Nous avons embarqué pour le Wisconsin, à bord d'une voiture comme la tienne, nous roulions cheveux au vent vers Madison où des étudiants tentaient d'empêcher Dow Chemical de recruter sur le campus.
– Pourquoi Dow Chemical ?
– Parce que cette société fabriquait le napalm que nos avions balançaient sur des villages vietnamiens. Ils ont brûlé des centaines de milliers de civils. Ce jour-là, nous avions décidé de leur faire barrage. Après avoir copieusement tabassé les étudiants, les flics en avaient embarqué six. Dire que nous étions remontés serait un euphémisme. Nous avons encerclé leur fourgon, dégonflé ses pneus et l'avons secoué comme un panier à salade. Et puis nous nous sommes allongés devant les roues.
– Qu'est-ce qu'ils ont fait ?
– Que voulais-tu qu'ils fassent, ils n'allaient quand même pas nous rouler dessus. Ils ont relâché nos copains, mais comme ils nous trouvaient très agités, ils nous ont asphyxiés au gaz lacrymogène. C'était la première fois que la police gazait des étudiants sur un campus. Tu ne peux pas imaginer ce que provoque cette saloperie. On étouffe, on vomit ses tripes, on a l'impression qu'on vous a brûlé les yeux. La poitrine se serre, le corps est parcouru de spasmes. Ceux qui se trouvaient en première ligne ont eu de graves séquelles. Après ça, la colère est montée d'un cran dans nos rangs. Nous avons quitté Madison et nous sommes retournés en Californie. Ça bougeait beaucoup à Oakland et on ne voulait pas rater ça. Un mois plus tard, nous retraversions le pays pour aller à New York. C'était la première fois que j'y mettais les pieds et c'était féerique. À dire vrai, je n'avais encore jamais rien vu d'aussi sale. Des rats, gros comme mon avant-bras, galopaient dans les rues dès la tombée de la nuit, mais je n'avais jamais rien vu d'aussi beau que Times Square. Tu devines ce que ça pouvait représenter pour une fille qui avait grandi dans un trou perdu de se retrouver avec une bande de copains à New York. Le sentiment de liberté nous galvanisait. La première semaine, je me fichais éperdument du mouvement contestataire, du racisme et de la guerre, j'arpentais les rues la tête en l'air, à contempler les gratte-ciel du matin au soir. Remonter les trottoirs de la Ve Avenue me donnait l'impression de monter au firmament. L'Upper East Side ne ressemblait en rien au bas de la ville, on n'y croisait pas de rats, mais des gens élégants, des voitures sublimes, des portiers en livrée, des magasins aux vitrines étincelantes, d'un luxe que nous ne pouvions imaginer. Pour le prix d'une seule des robes que j'admirais, émerveillée, nous aurions tous pu vivre pendant un an, et encore, sans se priver de rien. Je me souviens de mon premier hot-dog acheté dans un kiosque de rue, on m'aurait servi du caviar que j'aurais trouvé ça moins extraordinaire. Quoique je n'en aie jamais goûté, mais bon, c'est du poisson et à l'époque je n'aurais pas fait confiance à quoi que ce soit qui respire de l'eau.
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