– Il était si extraordinaire que ça, ce hot-dog ?

– C'était l'endroit où je le mangeais qui l'était, assise sur les escaliers de la New York Public Library, à l'angle de la 40e Rue. Ce n'est pas pour changer de sujet, mais j'entends un drôle de bruit dans le coffre. Je me demande si la roue de secours a été bien attachée.

– Je m'arrêterai tout à l'heure pour vérifier. Qu'est-ce que vous avez fait à New York ?

– On a retrouvé Raoul, Brian, Quint et Vera, nous dormions à tour de rôle dans un petit appartement du Village. La nuit, on fréquentait les clubs de jazz, les boîtes de strip-tease, les bars qui ne ferment jamais. Le jour, chacun se cherchait un petit boulot. J'ai été fleuriste à la sauvette à Penn Station, vendeuse chez Macy's au rayon chaussures – payée à la commission comme tous les intérimaires – serveuse dans un diner sur la 10e Avenue, ouvreuse dans un cinéma et même vendeuse de cigarettes au Fat Cat.

– C'était qui, « on » ?

– Brad et moi.

– Brad, c'était votre amoureux ?

– Ce que ton vocabulaire est vieux jeu pour une femme de ton âge ! Ce n'était pas mon amoureux, répéta Agatha en minaudant, mais l'homme dont j'étais raide dingue. Je me levais en pensant à lui, je m'habillais en pensant à lui, je regardais ma montre à longueur de journée en pensant au moment où je le retrouverais. Mais je suppose que tu connais ça avec Frank !

– Bien sûr.

– Menteuse !

– Je ne vous permets pas !

– Eh bien, moi, je me le permets, que ça te plaise ou non. Tu ferais bien de t'arrêter pour voir d'où vient ce bruit, c'est on ne peut plus agaçant.

– Je m'arrêterai quand nous ferons le plein, j'ai bien l'intention d'arriver avant la nuit pour aller retrouver Frank au plus vite !

– Quel fichu caractère ! Ralentis et prends vers le nord à l'embranchement, là-bas.

– Si vous voulez arriver un jour à San Francisco, il va falloir franchir le Mississippi, et le pont qui l'enjambe est au sud.

– Peut-être, mais en suivant mon itinéraire, nous le traverserons à bord d'un vieux ferry, et c'est plus marrant que par l'autoroute.

– J'en ai assez des détours, protesta Milly.

– Fais ce que je te dis et je te raconterai la suite, sinon, motus et bouche cousue jusqu'à Eureka.

– C'est là que nous allons ?

– Tu veux dire, là que nos routes se sépareront ? Oui, si tu le souhaites toujours, nous nous quitterons ce soir à Eureka.

Milly obtempéra et prit le chemin qui plaisait à Agatha.

Un peu plus tard, elles traversèrent un patelin que la récession avait transformé en village fantôme. Les maisons de Hickman étaient délabrées, les trottoirs déserts et les façades des commerces de la rue principale occultées par de vieilles planches ou des panneaux de tôle ondulée.

– Où sont partis ceux qui vivaient ici ? demanda Milly.

– En enfer je suppose, répondit Agatha.

– Pourquoi dites-vous une chose pareille, ils ne vous ont rien fait.

– Quand tu perds ta maison, que tu charges tes meubles dans un camion et laisses ta vie derrière toi pour essayer d'aller nourrir ta famille ailleurs, tu appelles cela comment ?

– Cet endroit me fait penser à celui où j'ai grandi, ça me fiche le bourdon.

– Alors, accélère !

La route s'arrêtait devant un ponton ancré à la rive est du grand fleuve. Une barge bleu et blanc y était accostée, attendant les voitures pour la traversée. Depuis que le grand pont avait été construit en aval, la Dorena ne transportait plus beaucoup de monde, mais son propriétaire, un batelier débonnaire et amoureux de son métier, leur fit des grands signes pour les guider, comme si le tablier de sa barge était encombré au point d'obliger à manœuvrer avec une agilité particulière.

– C'est à peine croyable, s'exclama Agatha, nous avons fait cette traversée il y a plus de trente ans, et rien n'a changé ; si ce n'est qu'à l'époque on faisait deux heures de queue avant de pouvoir embarquer.

Le batelier indiqua à Milly de serrer le frein à main et de couper son moteur. Il releva la rampe et largua les amarres avant d'aller s'installer dans la cabine de pilotage.

La barge vibra et glissa sur le fleuve. Le Mississippi charriait toutes sortes de débris sur ses eaux moirées.

Agatha sortit de la voiture pour ouvrir le coffre. Elle en contempla longuement le contenu, puis le referma avant d'aller s'accouder au bastingage. Milly s'approcha d'elle et l'observa. Agatha laissait errer son regard sur les flots, semblant revoir des images anciennes.

– Nous nous trouvions exactement à cet endroit, Brad, Raoul, Lucy, ma sœur et moi, soupira-t-elle. Dieu que j'aimerais pouvoir revenir en arrière.

– Qu'est devenue votre sœur ?

– Elle est morte, il me semblait te l'avoir dit.

– Je suis désolée.

– Nous ne nous entendions plus très bien quand nous nous sommes quittées.

– Alors pourquoi cet air triste ?

– Je ne suis pas triste mais émue. C'est à cause de Raoul, ce n'était pas la roue de secours qui faisait ce bruit, mais la guitare avec laquelle j'ai joué hier qu'il a déposée dans ton coffre. Il devait bien se douter que je n'accepterais jamais un tel cadeau. Cette Gibson a une immense valeur et il y tenait beaucoup. Le jour où Springsteen la lui a offerte, il était si heureux qu'il m'a écrit à la prison pour me le raconter.

À son tour, Milly contempla le fleuve, perdue dans ses pensées.

– S'il vous l'a donnée, finit-elle par dire, c'est qu'il en avait envie.

– Tout ce que nous avons fait lorsque nous étions jeunes, ces années de combats, de cavale et de clandestinité, c'était au nom d'une autre idée du bonheur, et moi, je me suis débrouillée pour passer à côté de l'essentiel. Si je m'étais éprise de Raoul, j'aurais eu une belle vie.

– Il y a encore quelques jours, vous étiez derrière des barreaux, regardez le paysage, nous traversons le Mississippi et vous avez plein de temps devant vous pour vous faire une autre idée du bonheur.

Agatha hésita et passa son bras autour des épaules de Milly.

– Ta mère serait fière de la femme que tu es devenue... ce qui n'enlève rien au fait que tu aies un caractère de cochon.

Le capitaine actionna la corne de brume, la rive ouest approchait. Agatha et Milly reprirent place à bord de l'Oldsmobile, alors que la barge accostait.

*

Raoul ôta ses affaires et s'affala sur son lit. Rares étaient les matins où il s'arrachait de si bonne heure aux douceurs du sommeil. L'oreiller sentait encore le parfum d'Agatha et d'une nuit d'ivresse, il le serra sur son torse, ferma les yeux, poussa un râle et sombra.

Le tintement d'une clochette lui fit soulever une paupière. Il regarda l'heure à son réveil. Impossible que ce fainéant de José arrive avant 15 heures, et le camion de liqueurs ne passait jamais avant lui.

Raoul se leva, enfila un pantalon et une chemise, alla à pas de loup dans son salon et ouvrit tout doucement la trappe qu'il avait fait installer dans le parquet pour surveiller la salle depuis le loft. Accroupi à son poste d'observation, il suivit du regard l'homme qui était entré chez lui se faufiler entre les tables et les chaises et avancer vers la scène. Raoul attrapa sa batte de baseball et descendit l'escalier qui menait aux coulisses.

Il se cacha derrière un pan de rideau et, lorsque la silhouette de l'homme le dépassa, il fit un pas en avant et le frappa au bas du dos. L'intrus s'affala de tout son long.

Tom récupéra ses esprits, assis sur une chaise, les chevilles et poignets liés. Une douleur lancinante irradiait ses reins.

– Vous avez de la chance que je n'aime pas les armes à feu, vous seriez mort, soupira Raoul.

– Et vous dans de beaux draps pour avoir tiré sur un officier fédéral.

– Et ma tante était chef des pompiers, ricana Raoul.

– J'ai mon insigne accroché à la ceinture, vous n'avez qu'à soulever ma veste pour le vérifier.

– Bien sûr, pour que vous tentiez quelque chose, et puis quoi encore ?

– Je suis attaché, qu'est-ce que vous voulez que je tente ?

– Ben rien justement ! Vous allez rester là pendant que je vais poursuivre ma nuit et réfléchir à votre sort.

– Je suis un marshal, ne faites rien que vous regretteriez ensuite. M'avoir attaqué pourrait déjà vous coûter cher.

– Marshal, ça reste encore à prouver, répondit Raoul d'un ton débonnaire. Je sais, je n'ai qu'à soulever votre veston, mais je n'en ai pas envie. Vous êtes entré chez moi par effraction, sans vous identifier et sans mandat. Vous conviendrez que tout ça n'est pas très légal.

– La porte était ouverte, bon sang !

– Sous prétexte qu'une porte n'est pas verrouillée, on s'autorise à entrer chez les gens ? Et le respect de la propriété privée alors ? On ne vous apprend pas ça à l'école des marshals ? Ne racontez pas de bobards, vous n'avez pas frappé, et vous étiez en train de fouiner chez moi. Un cambriolage, ça va chercher dans les combien ? Je devrais téléphoner à mon avocat pour lui demander. Ce qui me fait penser qu'il faudrait vraiment que j'aie un avocat. Je vais en chercher un dans l'annuaire et je reviens, à moins que vous ayez quelqu'un à me recommander ?

Tom lança un regard incendiaire à Raoul qui semblait s'en moquer éperdument.

– Un verre d'eau, peut-être ? Je ne voudrais pas passer pour un rustre.

– Je suis en mission, aboya Tom à bout de patience. Obstruction à la justice, c'est deux ans de taule, vous pouvez me croire sur parole.

– Quelle mission ? demanda Raoul en s'asseyant à son tour sur une chaise.

– Vous vous foutez de ma gueule ?

– Franchement, oui, et j'allais te poser la même question. Parce que ce n'est pas un simple marshal qui est entré dans mon club, mais une vieille connaissance ! Tu crois que sous tes rides et avec tes cheveux courts je ne t'ai pas reconnu ?

– Alors, arrête tes conneries, Raoul, et libère-moi, il faut qu'on parle.

– Ce sera avec plaisir, mais je préfère que tu restes attaché, parce que je vais vraiment aller roupiller deux heures, je suis épuisé. Ensuite, si tu es bien sage, je t'offrirai un café et on discutera un peu tous les deux.

Raoul se leva et avança vers l'escalier. Le pied sur la première marche, il se retourna vers son prisonnier.

– Si tu me réveilles en essayant de te libérer, ce qui avec ce genre de nœuds est impossible, je redescends t'en coller une et là, toi aussi fais-moi confiance, tu vas roupiller plus longtemps que moi !

Sur ce, il arbora un grand sourire et monta se recoucher.

*

Souvent, des images du passé surgissaient dans ses rêves. Au cours de sa captivité, Agatha y trouvait un certain réconfort. La nuit lui ouvrait les portes d'une liberté que le jour lui interdisait de vivre. S'il n'y avait eu les gardiens pour tambouriner aux portes des cellules avant le lever du soleil, elle aurait choisi de dormir durant toute sa peine. Éveillée, elle ne trouvait d'échappatoire à sa condition de prisonnière que dans la lecture ou l'écriture. Dès qu'elle s'emparait d'un crayon, nul mur, nul barreau ne pouvait l'empêcher de voyager.

Posée contre la vitre de l'Oldsmobile, sa tête dodelinait gentiment. Par moments, Milly détournait son regard de la route pour l'observer dormir. Elle souriait dans son sommeil, ses lèvres remuaient comme si elle parlait à quelqu'un et Milly se demanda à qui elle s'adressait.

Brad l'attendait dans un café de TriBeCa. Il portait une vareuse ouverte sur une chemise blanche et un pantalon gris. Il se leva pour l'accueillir, la cigarette au bord des lèvres, et se brûla les doigts en l'ôtant pour l'embrasser sur la joue. Qu'il manque d'assurance plaisait à Agatha.

Quel singulier flottement quand on se sent porté par un élan de joie et gêné à la fois. Elle ressentait la même chose et de le voir ainsi la rassurait beaucoup. Chacun évoquait le voyage qu'ils avaient fait ensemble, rappelant des souvenirs qui n'avaient pas trois mois, sans jamais mentionner l'instant où, accoudé au bastingage d'un ferry qui traversait le Mississippi, Brad avait passé son bras autour de la taille d'Agatha. Dans quelle circonstance opère l'alchimie qui connecte deux êtres ? Où prend-elle sa source ? Et d'où venait cette pudeur qui freinait leur ardeur ? Ils y songeaient tous deux sans oser se l'avouer. Pour se donner une contenance, Agatha lui parla des prochaines actions, mais Brad éludait le sujet, comme s'il ne voulait pas s'entretenir de cela avec elle. Il préférait l'interroger sur ses goûts, ses lectures, ce qu'elle souhaiterait faire plus tard. Il avait beau y mettre tout son cœur, il sentait bien que ses propos étaient dénués de toute originalité. Il la questionnait pour déguiser son trouble et elle lui répondait de la même façon.