Alors que la main de Brad s'approchait de la sienne, le café de TriBeCa disparut dans un brouillard opaque et sa voix s'éteignit avec lui.
Il réapparut sur l'estrade d'un amphithéâtre, Agatha avait pris place au premier rang. Derrière elle, des étudiants criaient, on votait à main levée la reconduction de l'occupation des lieux. Dans quelle université se trouvait-elle ? Frisco, Phoenix, New York ? Un fauteuil vide la séparait de sa sœur qui recopiait frénétiquement sur un carnet les propos des orateurs, comme s'il lui fallait noter chaque phrase, rapporter chaque instant du débat pour rédiger son article. Elle raturait sa feuille, le visage crispé, mordillant son crayon dès que Brad cessait de parler.
Les mots qu'elle couchait sur son carnet semblaient jaillir des veines qui saillaient à travers la peau fine de son cou.
Brad vint se rasseoir et, se penchant vers sa sœur, l'interrogea sur ce qu'elle avait pensé de sa prestation. Cette complicité, aussi illégitime que soudaine, la blessa. Elle quitta l'amphithéâtre pour arpenter les couloirs.
Un couple s'embrassait derrière des casiers à tiroirs qu'ils avaient ouverts pour se mettre à l'abri des regards indiscrets.
Un peu plus loin, trois filles assises à même le sol conversaient en mangeant. Agatha poussa une porte et descendit un escalier qui menait au sous-sol. De là, un souterrain relié aux égouts permettait de rejoindre la rue. Les étudiants l'utilisaient dès la tombée du soir pour aller chercher du ravitaillement au nez et à la barbe des flics qui encerclaient le campus.
Une fois dehors, elle longea le mur d'enceinte jusqu'au carrefour qu'elle traversa.
Elle marcha vers l'épicerie, mais en y entrant, elle se retrouva au milieu d'un salon bourgeois, jonché de corps nus et entremêlés, baignant dans un nuage de fumée âcre. Elle avança, pas à pas, cherchant Brad dans ces flots indignes. Elle l'appela de toutes ses forces et le vit relever la tête et lui sourire béatement. À ses côtés, sa sœur la regardait en ricanant. Elle voulut leur demander pourquoi ils l'avaient trahie, mais elle s'éveilla avant qu'ils n'aient pu lui répondre.
– Vous avez dormi presque quatre heures, dit Milly.
– Où sommes-nous ? questionna Agatha en ouvrant les yeux.
– À Bakersfield, toujours dans le Missouri, j'espère avoir pris le bon chemin. De toute façon, il faut que je m'arrête pour faire le plein et j'ai besoin de me dégourdir les jambes, je n'en peux plus de tenir ce volant.
– Moi aussi, j'ai besoin de me dégourdir, soupira Agatha.
– Rêve ou cauchemar ? Vous avez parlé plusieurs fois dans votre sommeil.
– Les deux, c'est un rêve que je fais souvent, il commence bien et finit mal.
– Il fut un temps, dit Milly, où je redoutais d'aller me coucher. Je luttais jusqu'au dernier moment, jusqu'à ce que la fatigue m'emporte. Rien ne m'effrayait plus que cet état de semi-conscience où, dans le noir, le moindre bruit devient l'écho de vos peurs, le silence, un rappel de votre propre mort, ou, pire encore, de celle des êtres que vous aimez.
– C'était après la disparition de ta mère ?
– Non, c'était chaque soir de mon enfance et de mon adolescence.
– Parle-moi de ta mère. Pourquoi serais-je toujours la seule à me confier ?
– Maman était une artiste, mais ses peintures ne trouvaient preneur que pour des sommes modestes dans les vides-greniers qu'elle organisait du printemps à la fin de l'été. Pour survivre elle enchaînait les petits boulots. Quand elle n'aidait pas la fleuriste à tailler ses roses, piquer des couronnes mortuaires ou confectionner des bouquets de mariage, elle donnait des cours de soutien à des élèves du coin. Guitare, anglais, histoire, algèbre, tout y passait. Aux mois d'hiver, il lui arrivait même de s'improviser chauffeur. À bord de son pick-up, elle allait chercher des voisins pour les conduire chez le médecin, le coiffeur, se ravitailler en bois, faire des courses chez l'épicier ou dans les centres commerciaux de Santa Fe. Les années où nous connaissions une misère qui n'avouait pas son nom, elle aurait pu solliciter une aide de la mairie, mais sa fierté était de nous donner un toit et de n'avoir jamais laissé entrer la faim dans sa maison. Quand j'en avais assez de faire semblant, elle me remontait le moral en me disant que nous étions différentes des autres et que nous nous suffisions à nous-mêmes. Mais cette différence, je l'avais prise en horreur. Notre dénuement ne passait pas inaperçu et la condescendance des mères de mes copines, quand j'étais invitée à leurs goûters d'anniversaires, me marquait au fer rouge. J'étais toujours mal fagotée, mes pulls trop grands ou trop petits. L'école est cruelle.
– Je ne comprends pas, quand nous étions au Christmas Center, tu m'as pourtant dit qu'enfant ta mère te gâtait beaucoup ? interrogea Agatha.
– Vous n'avez jamais menti par fierté ? J'ai toujours été fière, c'est comme ça, je n'y peux rien. Je n'en ai pas l'air, reprit Milly, mais au collège, je me suis souvent battue avec les filles qui se moquaient de moi.
– J'espère que tu leur as collé de belles dérouillées, à ces pestes !
– Il arrivait que ma grand-mère débarque à l'improviste quand maman était absente, elle me glissait quelques dollars en poche et remplissait le garde-manger. Maman savait très bien que les bocaux de conserves n'étaient pas apparus par magie, mais elle faisait comme si de rien n'était.
– Elles ne s'entendaient pas bien ?
– Elles s'adressaient à peine la parole. Je les ai toujours connues fâchées, et je n'ai pas réussi à savoir pourquoi. Maninia, c'était le surnom que je donnais à grand-mère, avait deux filles, maman était l'aînée, la cadette est morte avant ma naissance. Je n'ai jamais vu une seule photo de ma tante. La perte d'un enfant est une plaie qui ne cicatrise jamais, disait Maninia et il était interdit de lui parler de sa fille qu'elle avait perdue. Les rares fois où j'ai tenté d'aborder le sujet, elle se fermait comme une huître et s'en allait. Je n'ai pas insisté, je ne voulais pas la faire souffrir avec ma curiosité. C'est doux et fragile, une grand-mère.
Agatha se détourna vers la vitre.
– Maninia était ma complice, ma confidente, avec elle je n'avais plus besoin de mentir, poursuivit Milly. La perdre fut le plus grand chagrin de ma vie. Elle m'a offert sa voiture et ma liberté avec. Je crois aussi qu'elle voulait pouvoir continuer à contrarier ma mère, même après son dernier souffle.
Milly jeta un regard à sa passagère et vit dans le reflet de la vitre des larmes rouler sur ses joues.
– Vous êtes triste ?
– Je suis désolée, murmura Agatha. La fatigue me rend émotive, j'ai vécu beaucoup de choses ces derniers jours et je n'ai plus l'habitude.
– C'est moi qui suis désolée, je n'aurais pas dû vous raconter cela, je ne voulais pas vous faire de peine. Et puis mon enfance n'était pas si noire, nous avons connu des moments formidables. Nous étions fauchées, mais avec le recul, c'est vrai que nous étions différentes, et dans le bon sens du terme. Maman était une femme géniale, elle avait de l'humour, un moral d'acier, elle était courageuse, son optimisme forcené frisait souvent l'insouciance, pourtant je crois que c'est elle qui avait raison. Elle disait tout le temps qu'elle n'aimait pas les gens, mais ça aussi c'était un mensonge. On pouvait compter sur elle, et ceux qui avaient appris à la connaître l'adoraient. Vous vous seriez bien entendues.
– C'est possible.
Milly s'arrêta à une station-service et remplit le réservoir. Agatha alla payer l'essence et revint les bras chargés de sucreries.
– Marshmallows, réglisse ou chocolat ? Je n'ai rien à moins de cent calories !
– Attendez-moi ici, dit Milly, je vais téléphoner à Frank.
Pour toute réponse, Agatha se contenta d'ouvrir le paquet de sucreries, et les avala sans retenue.
Milly s'éloigna, son téléphone à la main. Agatha l'observait du coin de l'œil. La conversation durait, et lorsque Milly s'aperçut qu'Agatha l'épiait, elle s'éloigna davantage en soupirant.
Quelques instants plus tard, elle reprit place derrière son volant et démarra.
– Il va bien ? demanda Agatha d'une voix légère.
– Nous allons bientôt arriver à Eureka, j'ai l'impression que la pluie nous y attend, le ciel s'obscurcit à vue d'œil.
– Si ma conversation t'ennuie, tu n'as qu'à me le dire.
– Il travaille beaucoup et il aimerait que je rentre.
– Pour que tu t'occupes de lui ?
– Parce que je lui manque ! assura Milly, agacée.
– Et à toi, il te manque ?
– Qu'est-ce que vous avez contre lui ?
– Absolument rien, je ne le connais même pas. D'ailleurs, j'adorerais en savoir un peu plus. Quel genre d'homme est-il ? Les seules histoires d'amour dont j'ai été témoin, je les ai lues dans des livres.
Milly fit le récit de sa rencontre avec Frank, vanta ses qualités, sa présence rassurante. Entre eux, il ne s'agissait pas d'une passion dévorante, mais d'une relation sans conflit, une vie à deux qui se construisait peu à peu, sans heurts, ni mensonges, que demander de plus ?
Après quelques virages, la route plongeait en ligne droite vers une vallée immense fermée à l'ouest par une chaîne de collines. Derrière des clôtures blanches qui s'étendaient à perte d'horizon, des hordes de chevaux paissaient dans des prairies si vastes qu'ils semblaient vivre à l'état sauvage. Trois miles plus loin, les barrières s'ouvraient sur un chemin de terre qui grimpait vers le nord.
– Tourne là, dit Agatha.
L'Oldsmobile s'engagea sur la piste, deux pintos la suivirent du regard et se lancèrent au galop. Milly releva le défi et appuya sur l'accélérateur tandis qu'Agatha, les yeux écarquillés, s'efforçait de retenir ses cheveux au vent. Milly poussait de grands cris parodiant les cow-boys qui rabattent le bétail, mais les chevaux gagnèrent allègrement la course ; ils filèrent au loin et Milly leva le pied.
Devant elles apparut une demeure coloniale qu'on aurait crue sortie des décors d'Autant en emporte le vent.
– Ce domaine appartient à votre ami ?
– J'en ai bien l'impression. Max m'avait prévenue, mais cela dépasse de loin ce que j'avais pu imaginer.
– Vous croyez qu'il me laisserait monter à cheval ?
– Tu l'as déjà fait ?
– J'ai grandi dans le Sud, dans un pays où il y a plus de pistes que de routes goudronnées. Chez nous, tout le monde savait monter à cheval. Maman était excellente cavalière. Équitation ou moto, du moment que je pouvais m'adonner aux joies de la vitesse sur les chemins de traverse...
– Un vrai garçon manqué !
– Il fallait bien qu'il y ait un homme à la maison, répondit Milly en se rangeant sous l'auvent.
Un majordome se présenta sur le perron. Le sourcil relevé, il toisa ces deux femmes échevelées au visage couvert de poussière.
– Les écuries se situent de l'autre côté de la propriété, dit-il d'une voix empruntée. Retournez à la route, prenez la direction d'Eureka, vous trouverez un chemin un peu plus loin.
– J'ai une tête de palefrenière ? demanda Agatha en avançant vers lui.
Le majordome, décontenancé, observa Milly.
– Madame Daisy et son chauffeur, peut-être ?
– Non, madame « je vais te coller mon pied au cul » si tu continues à me parler sur ce ton-là !
– Je suis désolé, mais nous ne faisons pas visiter le domaine aux touristes et nous n'avons rien à acheter aux démarcheurs en tout genre qui nous importunent à longueur d'année. Au cas où cela vous aurait échappé, vous êtes sur une propriété privée, allez ouste, demi-tour !
– Alfred, allez dire à Monsieur qu'une vieille amie l'attend devant sa porte.
– Je me prénomme Willem, Monsieur est absent, et je n'ai aucun rendez-vous figurant sur l'agenda du jour, je crains...
– Dites à Quint qu'une sœur de Soledad est venue lui rendre visite, et ne traînez pas, mon garçon. Un, vous commencez à me courir sérieusement sur le haricot, et deux, nous avons passé la journée sur la route, alors ouste comme vous dites ! Et un rafraîchissement ne serait pas de refus.
Le majordome tourna les talons, ébranlé par la détermination de cette singulière visiteuse.
– Sois gentille, demanda Agatha à Milly, va chercher mon sac dans la voiture, je voudrais saluer Quint en privé.
Impressionnée par son aplomb, Milly ne chercha pas à discuter. Elle redescendit les marches et s'en alla.
Quint apparut sur le perron, son air suspicieux se mut en un grand sourire dès qu'il reconnut Agatha. Pour tout bonjour, elle lui administra une paire de gifles.
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