– La première, c'est pour m'avoir si souvent rendu visite en prison, et la seconde pour ta conduite grossière la dernière fois que je t'ai vu.
– Je m'apprêtais à dire : « Hanna, quelle formidable surprise », s'exclama Quint en se frottant la joue, mais j'étais loin du compte.
– Hanna n'existe plus, je m'appelle Agatha. Tâche de ne pas l'oublier, surtout que nous ne sommes pas seuls. Et à propos de comptes, maintenant que les nôtres sont à jour, tu peux me prendre dans tes bras et m'embrasser.
Ce que Quint fit aussitôt en l'invitant à entrer.
Milly, que la scène avait laissée médusée, se tenait vingt pas en arrière.
– Ferme la bouche, tu vas avaler une mouche, et ne reste pas plantée là, lui cria Agatha.
– Qui est-ce ? chuchota Quint.
– Une jeune femme qui m'a prise en stop, nous avons sympathisé en route. Fais attention à ce que tu dis devant elle, répondit Agatha à voix basse.
Le majordome voulut la débarrasser de son sac, mais Agatha s'y accrocha fermement et lui fit les gros yeux.
– Je suis désolé pour tout à l'heure, madame, souffla-t-il.
– Ne soyez jamais désolé de faire votre boulot, et soyez tranquille, je ne suis pas une balance, dit-elle en avançant dans le couloir. Allez chercher mon amie, je ne sais pas ce qui lui prend, elle est tétanisée.
Le majordome, qui n'avait rien oublié de leur précédente conversation, demanda à Agatha ce qu'elle souhaitait boire.
– N'importe quel alcool fort, mais discrètement, si vous voyez ce que je veux dire, j'ai une réputation à tenir.
Le majordome s'inclina et partit à la rencontre de Milly.
Quint guida son invitée vers le salon. Les boiseries étaient recouvertes de tableaux sombres, éclairés par de petites lampes de musée, les meubles, en marqueterie précieuse, encombrés de bibelots. Ornements au plafond, moulures autour des portes et fenêtres, tout était d'un style abusivement chargé.
– Tu as cambriolé Fort Knox ? questionna Agatha en s'enfonçant dans un canapé moelleux.
– Plus malin que ça ! Au lieu de m'obstiner à changer le système, j'en ai tiré profit. Puisque je ne pouvais le détruire, je l'ai défié. Et j'ai gagné.
– À moins qu'en devenant son serviteur tu te sois laissé grassement payer.
– Question de point de vue, en attendant, avec ce que je verse chaque année à des associations caritatives, j'agis plus concrètement contre la pauvreté qu'à l'époque où nous imprimions des tracts dans des sous-sols obscurs.
– Tu le fais pour les plus démunis ou pour apaiser ta conscience ?
– L'apaiser de quoi ? De vivre dans l'aisance ? J'ai donné de ma personne durant toute ma jeunesse, je n'ai rien oublié, ni d'où nous venons, ni ce que nous avons fait, et encore moins pourquoi, mais j'ai la certitude de faire plus de bien autour de moi aujourd'hui que nous ne le faisions hier. Ne me juge pas sans savoir. Ce système que nous haïssions tant, je l'ai pressé, et je redistribue une grande partie de ce que je gagne. Je finance des écoles, deux dispensaires, une maison de retraite, j'ai créé cent emplois dans la région et je ne fais pas semblant d'être un saint. Je n'en dirai pas autant d'un grand nombre de nos gouvernants.
– Je ne t'avais rien demandé et je ne suis pas là pour te juger. Tu mènes ta vie comme tu veux, et si tu aides les autres, alors tant mieux, je ne pourrais pas prétendre avoir accompli quoi que ce soit pour mon prochain depuis trente ans.
– Alors changeons de sujet, j'ai déjà reçu une paire de gifles, essayons d'avoir une conversation agréable. Quand t'ont-ils libérée ?
– Je suis sortie en cachette, par la petite porte, lâcha Agatha, en prenant un certain plaisir au trouble qu'elle provoquait chez Quint.
– Tu es en cavale ?
– Oui, et maintenant que tu le sais, chaque minute qui passe fait de toi mon complice.
– En quoi puis-je t'aider, Agatha ?
– C'est amusant, répondit-elle, à l'époque je trouvais déjà ton vocabulaire précieux ; que tu élèves des chevaux au milieu de nulle part n'y a rien changé, cette grandiloquence m'a toujours semblé si naturelle chez toi.
– Et c'est un compliment ou une critique ?
– Un constat. Ma sœur m'a dit qu'elle t'avait rendu visite pendant que j'étais en prison.
– Si tel avait été le cas, j'en aurais été le premier étonné, et mon langage aurait certainement perdu l'élégance que tu lui attribues. Je vais être direct, l'eau a coulé sous les ponts et les secrets d'alcôves n'ont plus lieu d'être. Nous avions eu une liaison, elle et moi, et qui ne s'est pas achevée dans la dentelle. Tu étais trop petiote à l'époque pour t'en apercevoir, mais ta sœur avait la cuisse légère et un esprit retors. Moi, j'étais un jeune homme fragile, de ceux qui ne sont pas certains d'être attirés par les filles, et même si nous étions en pleine révolution sexuelle, faire son coming-out n'était pas encore à la mode. Ta sœur était différente, si combative. Un homme dans un corps de femme. Elle m'a rendu fou d'elle, et s'est bien servie de moi. J'étais son bras armé, elle me faisait faire tout ce qu'elle voulait, pour elle je courais des risques inacceptables. Si elle m'avait demandé d'aller libérer George Jackson, j'aurais probablement attaqué sa prison. Je la croyais sincère, mais j'étais bien naïf ! Pendant que j'exécutais ses ordres, elle en sautait un autre, et un autre, puis encore un autre.
– Ça suffit, Quint, j'en ai assez entendu.
– Je suis le dernier à qui ta sœur aurait rendu visite, elle savait pertinemment qu'elle n'aurait pas été la bienvenue.
Le majordome fit irruption dans le salon, escortant Milly. Il servit des rafraîchissements, adressa un clin d'œil à Agatha en posant sur la table basse un verre de jus d'orange dans lequel il avait versé une vodka bien tassée, et s'esquiva.
– Milly rêverait de monter à cheval, tu crois que ce serait possible ?
– Vous êtes bonne cavalière ? l'interrogea Quint.
– Je me débrouille, répondit Milly.
– Ce ne sont pas les montures qui manquent, je vais faire seller une bête, un de mes hommes vous escortera. Il y a de beaux paysages dans la région, le soleil sera couché dans deux heures, mais cela vous laisse le temps d'une jolie promenade, à condition de ne pas tarder.
Quint prit son téléphone, appela le majordome et lui transmit ses instructions. Quelques instants plus tard, la porte du salon s'ouvrit et Milly, plus heureuse que jamais, partit en remerciant son hôte.
– Soyez prudente, nos chevaux sont fougueux.
– Ne vous inquiétez pas, dit Milly en s'en allant.
– Moi, je m'inquiète, protesta Agatha en vidant son verre cul sec, tu vas me faire le plaisir de lui confier un canasson docile, je ne veux pas qu'il lui arrive quelque chose.
Quint poussa un soupir exaspéré.
– Maintenant que nous sommes seuls, dis-moi pourquoi tu voulais savoir si j'avais revu ta sœur ?
– Puisqu'elle ne t'a pas contacté, cela n'a aucune importance. Tu peux nous héberger cette nuit ?
– Cette nuit et le temps que tu voudras, cette demeure est gigantesque, j'ai six chambres d'amis, mais elles ne sont jamais occupées. En attendant que le dîner soit servi, tu as peut-être envie de te rafraîchir ?
– Ma coiffure ne te plaît pas ? demanda Agatha.
– Franchement ma chère, je te trouve crasseuse au possible, monte prendre un bain.
– Franchement mon cher, on dirait Rhett Butler, et ce n'est pas un compliment !
Agatha quitta le salon et gravit le grand escalier qui menait aux appartements des invités. Elle se retourna au haut des marches et contempla l'immensité de la demeure de Quint. En entrant dans la suite, où le majordome avait déposé son bagage, elle fut prise d'un vertige. De toute sa vie, elle n'avait jamais vu pareil luxe. Une baignoire se fondait dans le parterre de marbre d'une salle de bains aux dimensions démesurées. Au-dessus d'une vasque en lapis, un miroir encadré de dorures lui renvoya l'image de l'existence à laquelle elle s'était résolue.
Baignant dans une eau moussante et parfumée, Agatha vit défiler devant ses yeux une succession d'images : le visage de sa mère lui intimant l'ordre de ne pas quitter la maison, sa sœur l'entraînant dans la nuit, des fragments du voyage qu'elles avaient fait ensemble à travers le pays, la porte de la prison se refermant derrière elle. La salle carrelée où on l'avait déshabillée et humiliée avant de lui confisquer ses affaires, le matricule inscrit sur la combinaison orange qui serait désormais son unique tenue, le long couloir où elle avait marché, chevilles et poignets enchaînés, la fureur des détenues qui cognaient aux barreaux pour accueillir l'ingénue que l'on jetait en cage, ce corridor qui n'en finissait plus alors qu'elle s'enfonçait dans la captivité. Elle frissonna en entendant l'écho des bruits de la prison, le claquement des verrous, le grincement de la robinetterie des douches, le murmure sourd de la violence, ultime rempart au désespoir de ceux qui n'ont plus rien à perdre. Elle avait vécu en enfer et se trouvait soudain au milieu d'un éden. Elle suffoqua, sa gorge se serrait ; croyant étouffer, elle se jeta hors du bain et s'écroula au sol.
Il lui fallut un long moment pour reprendre son calme. Quand les battements de son cœur s'apaisèrent enfin et que sa respiration fut redevenue normale, elle se releva, enfila un peignoir et alla s'habiller.
En chemin vers le salon, elle croisa le majordome qui l'informa que Monsieur l'attendait dehors, avant de l'y escorter.
*
Quint était assis sur les marches du perron.
– On pourrait recommencer à zéro ? dit-il en l'entendant arriver.
– Recommencer quoi ?
– Nos retrouvailles. J'ai détesté ce moment au salon. Tu sais, sous mes grands airs, je n'ai pas changé tant que ça. On m'avait dit que la cinquantaine apportait sérénité et confiance en soi, chez moi elle est arrivée les mains vides. Les doutes, les angoisses, ce sentiment permanent de mal-être ne m'ont jamais lâché. Je repense très souvent à ce que nous avons vécu.
– Tu aurais une cigarette ? demanda Agatha en s'asseyant près de lui.
– Je vais t'en faire porter une.
– Non Quint, je voudrais que tu ailles me la chercher, toi, et que tu reviennes avec deux bières fraîches, que nous boirons au goulot. Alors, je retrouverai peut-être celui que j'ai connu.
Quint obtempéra et réapparut quelques instants plus tard, après avoir troqué son pantalon de velours côtelé et sa chemise blanche pour un jean usé et un tee-shirt noir.
– C'est mieux comme ça ?
– Ça te ressemble plus, enfin, tout du moins au souvenir que j'avais de toi.
Quint glissa deux cigarettes entre ses lèvres, craqua une allumette, les alluma, et en tendit une à Agatha. Elle inspira une longue bouffée avant de recracher la fumée en toussant.
– Dis donc, il n'y a que du tabac là-dedans ?
– Presque ! répondit Quint, hilare.
– Comment le jeune homme en guenilles que j'ai connu a-t-il aussi bien réussi dans la vie ?
– Je te raconterai cela à table, au moins je n'aurai pas à tourner sept fois ma langue dans ma bouche de peur de gaffer devant ton amie. Tout à l'heure, j'ai failli plusieurs fois t'appeler par ton vrai prénom.
– Sois vigilant devant elle, je t'en supplie.
– Tu m'as pris pour une andouille ou c'est juste une coïncidence ? Parce que la ressemblance entre cette Milly et...
– Oui, interrompit Agatha, Milly est ma nièce. Elle ne le sait pas et je tiens à ce qu'il en soit ainsi.
– Je vois. Et tu as emprunté le prénom de ta sœur pour que les choses soient encore plus simples ?
– Milly n'était pas née quand nous avons échangé nos identités. Pour elle, sa mère s'est toujours prénommée Hanna. En reprenant mon véritable prénom, je risquais de lui mettre la puce à l'oreille.
– Pourquoi ne rien lui dire ? Ne me raconte pas que c'est le hasard qui vous a réunies ?
– Max a donné un coup de main au hasard, je savais où et quand la trouver, elle mène une vie d'une régularité affligeante.
– Tu n'as pas répondu à ma question.
– Elle ignore tout, de mon existence, du passé de sa mère et de ce qui est arrivé entre nous.
– Elle ne savait même pas qu'elle avait une tante ?
– Si, mais on lui a raconté que j'étais morte avant sa naissance.
– Ta sœur a osé prétendre une chose pareille ?
– Plus triste encore, c'est maman qui m'a mise dans la tombe.
– Je suis désolé, soupira Quint. C'est une nouvelle qui a dû te faire beaucoup de mal.
– J'aurais pu m'en douter, maman ne m'a jamais pardonné. Ni à son autre fille d'ailleurs. Quant à Milly, je voulais la connaître, j'en ai rêvé pendant tant d'années. Mais je ne veux pas bouleverser son existence.
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