– C'est pour elle que tu t'es évadée ?

– Pour elle, et d'autres choses qui nous concernent toutes les deux.

– Que puis-je faire pour t'aider ?

– Après ce que tu m'as dit, rien.

Deux cavaliers approchaient au galop. Agatha admira la façon dont Milly maîtrisait sa monture.

– Ta nièce ne manque pas d'allure, s'enthousiasma Quint. On peut même dire qu'elle sait y faire.

Et étrangement, Agatha s'enorgueillit de ce compliment.

– Je t'en prie, Quint, sois attentif à ce que tu dis devant elle.

– Ne t'inquiète pas, je sais garder un secret.

– Tu as maintenu des contacts avec la bande ?

– Non, répondit Quint. J'ai toujours été le mouton noir du groupe, celui qu'on tolérait, mais qu'on ne respectait pas vraiment.

– Tu dis cela à cause de la couleur de ta peau ?

– Ne sois pas idiote, c'était juste une image.

– J'avais compris, mais je trouvais cela drôle.

– À peine sorti de la clandestinité, j'ai retrouvé un ancien copain des Black Panthers que j'ai fréquenté quelque temps. Plus tard, à l'époque où je débutais ici, j'ai hébergé une fille du SDC qui avait besoin d'un boulot et d'un toit. Une certaine Jennifer, tu ne l'as pas connue. Elle se débrouillait bien avec les chevaux, et puis un jour elle est partie, jamais revue ! Quant aux autres, il m'est arrivé d'avoir de leurs nouvelles, mais plus depuis longtemps. Et toi ?

– Max est le seul à être venu me voir, une fois l'an ; Lucy le faisait au début et puis ses visites ont cessé. Raoul m'écrivait une à deux fois par an. Pour le reste, ce fut le silence. Je n'en veux à personne, je suppose que chacun a essayé de sauver sa peau.

– J'aurais voulu en être capable, mais j'avais trop peur. Entrer dans la prison, affronter le parloir et les fouilles était au-dessus de mes forces.

– Tu n'as pas à te justifier, Quint. Puisque tu as été si proche d'Agatha, tu dois savoir en qui elle avait confiance ?

– Ta sœur ne faisait confiance à personne. Elle s'entendait bien avec Vera, je crois même qu'elles ont couché ensemble, mais je n'en ai jamais eu la preuve. Avec Robert aussi, le cousin de Max, je ne sais pas si tu te souviens de lui, un vrai tocard, et puis Bill qui est également passé dans son lit. Qu'est-ce que tu cherches à savoir ?

– Je te le répète, à qui elle faisait le plus confiance.

– J'aimerais pouvoir te renseigner, mais je l'ignore.

– Vera vit toujours à Woodward ?

– Qui te l'a dit ?

– Max n'a jamais vraiment raccroché, il est notre mémoire collective. Il sait ce que chacun est devenu. Je n'aurais pas pu me faire la belle sans lui, et encore moins retrouver Milly.

– Vera est enseignante, elle a épousé un type bien. La dernière fois que je l'ai croisée remonte à des années, c'était à l'occasion d'une course hippique en Oklahoma, elle était pareille à elle-même ; toujours aussi fière et belle. Tu comptes aller la voir ?

– C'est possible.

– Et après, tu iras où ?

– Jusqu'à l'océan, si j'y arrive. J'ai rêvé d'horizon à perte de vue pendant des années, j'aimerais m'offrir ça.

Milly et son guide chevauchaient au pas, elle tira sur les rênes pour arrêter sa monture devant la maison. Quint la félicita alors qu'elle mettait pied à terre, essoufflée et radieuse.

– Merci, c'était merveilleux.

– Vous êtes bonne cavalière, répondit-il en caressant l'encolure du pinto.

Il fit signe au guide de reconduire les chevaux aux écuries, Milly resterait avec eux.

– Allez vite vous doucher, nous allons bientôt passer à table.

Milly ne se le fit pas répéter. Elle salua le guide et s'éclipsa.

*

Au cours du dîner, Quint, à la demande d'Agatha, accepta de raconter des pans de son passé.

– Je suis arrivé ici, il y a vingt ans, avec pour seul bagage ma négritude et ma colère. John, le propriétaire des lieux, m'avait pris en stop sur la route. Il revenait d'Albuquerque où il était allé enterrer sa femme. J'aurai dû lui mentir, mais je ne sais pas pourquoi, je lui ai dit la vérité. Je sortais de prison où je venais de passer six mois pour un vol à l'étalage. Un juge raciste m'avait infligé ce châtiment, à mille lieues de se douter qu'il aurait pu me condamner pour des crimes bien plus graves. J'avais participé à des manifestations interdites, cogné sur des flics, fait sauter des bâtiments publics, et je partais à l'ombre pour trois boîtes de conserve et deux tablettes de chocolat chapardées chez un épicier, parce que je crevais de faim. Ce juge n'a jamais compris pourquoi ce type qu'il venait de condamner paraissait si soulagé à l'écoute de sa sentence. J'ai eu de la chance, ils m'ont envoyé à la prison du comté, ce n'était pas la pire. Je me suis tenu à carreau. J'ai subi toutes les humiliations, brimades et violences, celles des gardiens comme celles des prisonniers, sans jamais broncher. Je comptais les jours, veillant à ne pas leur donner de prétexte pour prolonger ma détention.

Quint regarda fixement Milly.

– Tu veux savoir quel était le quotidien d'un Noir en prison ? Les matons encourageaient les conflits raciaux et les bagarres entre membres des différentes communautés. Pour tuer le temps, ils faisaient des paris et donnaient des armes aux prisonniers qui avaient leurs faveurs. Aux Blancs quand ils s'en prenaient aux Latinos, aux Latinos quand ils s'en prenaient à nous. Pour se faire bien voir du corps pénitentiaire, il fallait accepter de provoquer les autres. Nous pousser à nous entre-tuer était leur distraction favorite. Ils ordonnaient à un Cubain de jeter un seau d'excréments dans la cellule d'un nègre, en lui disant que c'était de la part de Malcolm X ; aux Blancs, ils prétendaient avoir entendu l'un des nôtres jurer que dès qu'il serait libre il irait violer leurs femmes, ou bien ils nous forçaient à mettre du verre pilé dans la nourriture d'un prisonnier, n'importe lequel du moment que sa peau était d'une couleur différente. Rien ne les réjouissait plus que de cultiver la haine entre les détenus, d'entretenir ce climat de terreur capable de détruire le plus solide des hommes. La façon dont ils nous traitaient n'avait d'autre but que de nous anéantir, mais je n'ai pas cédé. Ces types en uniforme qui nous tabassaient à longueur de journée, s'empiffraient devant nous, alors que nous ne mangions pas à notre faim, parce que le gouverneur de l'État avait décidé de faire diminuer de moitié les rations alimentaires des prisonniers. Ces hommes, qui nous envoyaient au cachot si notre regard osait croiser le leur, quand ils ne nous tiraient pas une balle dans la tête en toute impunité, allaient en famille le dimanche à la messe invoquer la miséricorde du Seigneur. Les gens médiocres se réfugient dans une ferveur religieuse qui leur donne le sentiment que tout ce qu'ils font est normal, puisque Dieu est de leur côté. Leur brutalité ne connaissait pas de limite, mais chaque fois que les coups pleuvaient, je pensais aux averses de napalm sur les gosses au Vietnam et je me disais que je n'étais pas le plus mal loti. J'ai tenu bon, et ils m'ont laissé sortir. Que pouvais-je faire une fois dehors ? Me tuer onze heures par jour dans une usine, je n'en avais plus la condition physique. Enfiler une livrée, devenir portier et me prosterner devant des Blancs qui dépensaient en un repas au restaurant plus que je ne pouvais gagner en un mois ? J'aurais pu choisir de devenir plongeur dans un café, j'ai préféré la route et la liberté. Je marchais depuis cinq jours, me jetant dans les fossés chaque fois qu'une voiture passait, de peur qu'on me remette au trou pour vagabondage. J'étais à bout de forces, si faible que je n'ai pas eu le temps de me cacher quand John est arrivé à bord de son automobile. Je ne sais pas ce qui m'a poussé à raconter ma vie à cet inconnu qui avait bien voulu me prendre en stop. J'avais de la peine à croire qu'il se soit arrêté pour moi. John m'a écouté sans rien dire. Je puais la sueur rance, et il n'a même pas ouvert sa vitre. Il était impossible que mon odeur ne l'incommode pas. Je lui en ai fait poliment la remarque en m'excusant, et pour la première fois, j'ai entendu sa voix. Il m'a dit : « Mon garçon, j'arrive d'un enterrement, rien de vivant ne peut puer plus que la mort, mais si le parfum de mon eau de toilette te dérange, tu peux baisser ta vitre. » Il m'a conduit chez lui, pas dans cette maison, mais dans le lotissement qui jouxte les écuries. De là où je venais, c'était d'un luxe inouï. Il y avait une chambre rien que pour moi, un lit avec de vrais draps, une table, une chaise rembourrée, une salle de douche avec un lavabo, un miroir, et des toilettes propres. John m'a fait porter des vêtements et un repas chaud. Il m'a dit qu'il passerait me voir le lendemain et m'a souhaité bonne nuit. Au matin, il a frappé à ma porte en criant qu'il m'attendait dehors. J'étais méfiant, personne ne pouvait être aussi généreux sans espérer quelque chose en retour. J'ai pensé qu'il allait me demander de faire un sale coup, qu'il avait peut-être besoin d'un homme de main pour assouvir une vengeance ; après tout, il arrivait d'un enterrement. Pendant que je m'habillais, de mauvaises idées me passaient par la tête. Je suis sorti, le soleil me brûlait les yeux, il était au volant d'un pick-up, j'ai grimpé à bord et nous sommes partis. J'ai connu des Blancs qui prenaient plaisir à livrer un Noir aux flics en inventant un crime qu'il n'avait pas commis, pour le seul plaisir d'affirmer leur supériorité. Pendant que John conduisait, je gardais la main sur la poignée de la portière, prêt à sauter à tout moment et à prendre mes jambes à mon cou. John n'était pas très bavard et son silence ne me rassurait pas. Il s'est garé devant un diner et m'a demandé si je ne voyais pas d'inconvénient à prendre mon petit déjeuner en sa compagnie. Il fallait voir la salle quand nous sommes entrés. Le silence, la façon dont les gens nous regardaient, immobiles et bouche bée, à croire que le temps s'était figé. John était un homme très respecté dans la région, personne n'a rien osé dire. Nous nous sommes installés dans un box, la serveuse s'est approchée et lui a demandé ce qu'il voulait. Puis elle s'est tournée vers moi et m'a dit : « Et pour monsieur, qu'est-ce que ce sera ? » Ce « monsieur », je l'entends encore. Il valait tous les repas du monde, c'était comme si elle m'avait offert ma dignité sur un plateau d'argent. Personne ne m'avait encore appelé « monsieur ». Je lui ai répondu : « Des œufs et beaucoup de bacon, s'il vous plaît, mademoiselle. » John a crié à la cantonade : « C'est calme ce matin, on enterre quelqu'un ? » Tout le monde s'est senti gêné, parce qu'il venait de porter sa femme en terre. Après quelques toussotements, les gens ont repris leur repas et leurs conversations. John m'observait sans rien dire et, à la dernière bouchée avalée, il m'a emmené en ville m'acheter des affaires, un nécessaire de toilette, et m'a conduit chez le coiffeur. Assis sur le fauteuil en moleskine, je craignais que le barbier me taille un sourire d'une carotide à l'autre, et de finir comme ça, me vidant de mon sang après le repas du condamné. La prison te donne des idées tordues. J'ai eu droit au service princier : rasage avec serviettes chaudes parfumées à la lavande et coupe de cheveux aux ciseaux. Quand nous sommes repartis, John m'a dit que si j'avais le goût du travail, il pourrait m'apprendre le métier. Je lui ai dit : « Quel métier ? » « À ton avis, qu'est-ce qu'on fait dans des écuries, sinon de l'élevage de chevaux ? » m'a-t-il répondu. Quand je lui ai demandé pourquoi il faisait ça pour moi, il m'a regardé droit dans les yeux et a prononcé cette phrase que je n'oublierai jamais : « Je crois que le monde te doit pas mal de choses, il fallait bien que quelqu'un commence, n'est-ce pas ? » Il a été mon mentor et m'a tout enseigné. Soigner les chevaux, les nourrir, savoir discerner dès leur plus jeune âge ceux qui feront de bonnes montures pour encadrer le bétail, ceux qui en ont assez dans les jambes pour supporter les transhumances, les bêtes à concours, les indomptables bons pour les rodéos. Trois ans plus tard, il m'initiait à la comptabilité, m'emmenait avec lui dans les ventes en me traitant toujours d'égal à égal. D'année en année, il m'a confié plus de responsabilités. Cela n'a pas été facile de s'imposer dans cette région, l'idée qu'un homme de couleur prenne du galon dans un ranch aussi grand ne plaisait pas à tout le monde. John et moi nous sommes même battus un soir avec des fermiers qui nous avaient insultés. On a pris des coups, mais ces bouseux ignoraient où j'avais fait mes armes. J'en connais un qui cherche encore le lobe de son oreille dans un champ de maïs et d'autres qui baissent les yeux quand ils me croisent. Parfois, on nous volait des bêtes, on saccageait nos clôtures, on peinturlurait les trois K2 sur le portail. John savait très bien que ces actes n'avaient rien de gratuit, mais il serrait les dents et les ignorait. Le temps a passé, j'ai fini par gagner le respect des gens du coin et l'estime de ceux qui travaillent au ranch. À sa mort, John m'a légué le domaine. Il n'avait pas de famille et sa dernière volonté était d'être enterré sur ses terres. Je passe le saluer chaque jour, il dort au haut d'une colline sur laquelle tu as dû galoper tout à l'heure.