Quint termina son plat sans plus rien dire. Au moment du dessert, Milly proposa de trinquer à la mémoire de John. Agatha esquissa un drôle de sourire et leva son verre.
– Comment vous êtes-vous connus, tous les deux ? demanda Milly.
– Je ne me souviens plus des circonstances, ni de l'endroit, avoua Quint.
– C'était à Kent State, dans l'Ohio, répondit Agatha, au lendemain d'une manifestation d'envergure contre l'invasion du Cambodge, qui avait mal tourné. La Garde nationale avait ouvert le feu sur nous. Quatre étudiants étaient tombés sous leurs balles, neuf avaient été gravement blessés. Des manifestations, des grèves, des occupations de campus, furent organisées dans tout le pays. Nous nous sommes rencontrés au cours d'une réunion de comité qui décidait des actions de représailles.
– Exact, acquiesça Quint, en baissant les yeux.
– Qu'est-ce qu'il y a ? s'enquit Milly.
– Rien, dit-il.
– Quelques jours plus tard, nous avons fait sauter le siège de la Garde nationale à Washington.
– Vous avez fait quoi ?
– Tu as bien entendu. Je te rassure, il n'y a eu aucune victime. Quand nous menions ce genre d'actions, nous prenions toutes les précautions nécessaires, nous ne visions que des bâtiments administratifs pendant leurs heures de fermeture, et au cas où un employé s'y trouverait encore, nous téléphonions aux autorités suffisamment de temps avant l'heure fatidique, pour que tout le monde puisse être évacué.
– J'hallucine ! s'exclama Milly, vous dites ça comme si vous aviez participé à une petite sauterie.
– D'une certaine façon, c'en était une, ricana Agatha.
– Tu n'aurais pas dû lui raconter ça, protesta Quint.
– Tu préfères qu'elle croie qu'on se laissait assassiner sans rien faire ? Le lendemain, la police d'Augusta abattait six Noirs lors d'une manifestation contre les violences policières et le jour d'après ce fut le tour de deux autres étudiants à l'université de Jackson dans le Mississippi. Nous ne faisions que répondre à la violence de l'État.
– Par d'autres violences ! s'insurgea Milly.
– Je comprends que cela te choque, j'étais moi-même le plus souvent opposée à de telles opérations.
– Pas suffisamment pour éviter la prison, apparemment !
Agatha accusa le coup sans répondre.
– Ça suffit, dit Quint, tout cela appartient au passé, et je n'ai pas envie de vous voir vous disputer sous mon toit. Parlons d'autre chose.
– Mais oui, pourquoi pas, dit Milly sur un ton persifleur, vous voulez peut-être que j'aille vous chercher votre guitare, vous pourriez nous chanter « Peace and Love » ou un petit air de Joan Baez.
Agatha posa sa serviette sur la table, repoussa sa chaise et se leva.
– Où allez-vous ? interrogea Milly.
– Appeler Raoul pour le remercier, tu viens de m'y faire penser et ça me permettra d'ignorer ton insolence. Où puis-je téléphoner tranquillement ? demanda-t-elle à Quint.
– Dans mon bureau, c'est la porte en face, en sortant d'ici.
*
Raoul informa Agatha qu'un officier fédéral lui avait rendu visite juste après leur départ. Quand il lui raconta l'avoir ligoté à une chaise, Agatha ne put s'empêcher de rire, même si la situation n'avait rien de comique ; d'autant que Raoul lui répéta ce que le marshal lui avait appris. S'il était jusque-là le seul à lui courir après, le FBI se mêlerait bientôt à la partie. À moins de se terrer dans une planque, elle n'aurait aucune chance de leur échapper.
– Ce n'est pas tout, finit par lâcher Raoul. Ce marshal ne nous est pas inconnu.
Agatha sentit son cœur se serrer.
– Alors c'était vrai ? soupira-t-elle.
– Oui, là-dessus, ta sœur n'avait pas menti. Moi non plus je ne voulais pas la croire, et pourtant, le Tom qui combattait avec nous était un agent infiltré...
– Il te l'a avoué ?
– Un contestataire, dans sa vingtaine, n'aurait pas pu passer de l'autre côté des barricades. On ne change pas à ce point-là.
– Alors, il nous a vraiment trahis ?
– Il jure le contraire, et que ce n'est pas lui qui nous a vendus.
– Tu le crois ?
– Je n'en sais rien, mais une chose me trouble. Lorsque je lui ai posé la question, il s'apprêtait à partir. Il était armé et rien ne l'obligeait à prendre le temps de me répondre. Mais il a fait demi-tour pour discuter avec moi, comme s'il espérait que j'aborde le sujet, et surtout comme s'il crevait d'envie de se justifier. Non seulement il nie nous avoir balancés, mais il affirme qu'il y avait un traître dans la bande.
– Qui ?
– Il prétend ne l'avoir jamais su.
– Alors comment était-il au courant et pourquoi n'avoir rien dit à l'époque ?
– C'est exactement ce que je lui ai demandé. Il reconnaît avoir été approché par le FBI, mais jure qu'il était loyal envers nous. S'il jouait parfois à l'agent double, ce n'était d'après lui que pour nous protéger. En nous le révélant, il se serait grillé. Il prétend que nous lui devons d'avoir échappé à la descente des feds dans la planque de l'East Village.
Agatha se souvenait très bien de cet épisode qui avait failli avoir de graves conséquences. La bande avait prévu de se réunir pour préparer le coup dont elle serait plus tard la seule à payer l'addition. Un mystérieux informateur avait fait courir le bruit que les fédéraux s'apprêtaient à leur tomber dessus dans la maison où devait se tenir la rencontre.
Il était impossible de savoir si ce tuyau était de l'info ou de l'intox. Le gouvernement usait de toutes sortes de méthodes pour déstabiliser les groupes d'opposition. Il arrivait fréquemment que le FBI poste de fausses lettres de dénonciation, laissant croire que tel ou tel de leurs membres collaborait avec eux, ou qu'il organise des actions violentes en leur nom pour les discréditer aux yeux de l'opinion publique. Les fédéraux usaient des manigances les plus tordues pour créer un climat de suspicion au sein même des groupes contestataires. Mais cette fois-là, la prudence fut de mise et la réunion annulée. Max avait pris un taxi et s'était arrangé pour passer plusieurs fois devant l'adresse du rendez-vous. Il avait repéré des voitures banalisées garées dans la rue. Personne n'avait jamais su qui avait renseigné la bande, mais on devait une fière chandelle à cet informateur. Au lendemain de cet incident, ils avaient tous quitté New York pour se mettre à l'abri, enfin presque tous.
– Qu'est-ce qu'il t'a dit d'autre ?
– Tu ne voudras pas l'entendre.
– Dis-le quand même !
– Il m'a supplié, si tu me contactais, de te convaincre de te rendre.
– Et puis quoi encore ?
– Il est au courant pour le carnet.
– Tu lui en as parlé ?
– Bien sûr que non.
Agatha changea d'expression, son visage afficha le sourire du pêcheur quand il voit frétiller le bouchon de sa ligne à la surface de l'eau. Et elle retint son souffle.
– Quand est-il reparti ?
– J'ai essayé de le retarder le plus longtemps possible, mais je ne pouvais pas le garder prisonnier toute la journée, c'est un marshal tout de même. Il a repris la route vers midi, soit environ cinq heures après vous. Depuis combien de temps êtes-vous chez Quint ?
– Un peu plus de trois heures et nous avons traîné en chemin.
– Alors tire-toi à toute vitesse, ne perds pas une minute, et s'il te plaît, appelle-moi demain pour me donner de tes nouvelles.
– Si je le peux encore, promis.
– Agatha, ne fais pas de bêtise avec ce revolver. Si on t'arrêtait, je chercherais ce carnet et je te ferais sortir, tu m'entends ?
– Rien ne prouve qu'il existe encore, mon cher Raoul.
– Alors, je trouverais celui qui le détenait et je lui ferais signer ses aveux. Si seulement tu m'en avais parlé plus tôt, je l'aurais...
– Notre courrier était lu par les gardiens, je ne pouvais pas le mentionner avant la mort de ma sœur ; c'est compliqué, Raoul, j'espère pouvoir un jour tout t'expliquer.
– Une dernière chose me chiffonne... par quel hasard a-t-on confié à Tom la charge de te ramener en prison, alors que tu m'as dit toi-même que ton évasion n'avait pas été signalée ?
– Parce que tu crois au hasard, toi ? Je te le promets, bientôt, je te dirai toute la vérité. Merci pour la guitare, tu n'aurais jamais dû, c'est...
– Je n'y suis pour rien, la Gibson, c'est la petite qui te l'a offerte, elle ne t'a rien dit ?
Agatha resta silencieuse.
– Les temps sont difficiles et je suis criblé de dettes. Je ne pouvais pas refuser le prix qu'elle m'en a proposé, mais je ne te dirai rien de plus, puisque c'est un cadeau, fais-en bon usage.
Agatha se mordit les lèvres, cherchant à retenir l'émotion qui la gagnait.
– Raoul, pardonne-moi de ne pas avoir su t'aimer quand nous étions jeunes.
– Ces choses-là ne se commandent pas, répondit-il.
Et ce fut lui qui raccrocha.
Agatha reposa lentement le combiné et observa le bureau de Quint. Elle l'imagina installé dans le fauteuil qu'elle occupait, vaquant à ses affaires, et pensa que sa vie avait été à mille lieues de la sienne. À quoi tenait le destin, à quel moment bascule une vie ? Un cadre posé sur le bureau attira son regard ; elle s'en approcha pour examiner la photographie de plus près et éclata de rire.
Le tintement de la pendule qui venait de sonner la demie de 22 heures la ramena à la réalité. Le temps pressait. Elle retourna au salon où Quint et Milly étaient en pleine discussion.
– Je suis désolée de vous interrompre, annonça Agatha, il faut que je parte d'ici au plus vite.
– Que se passe-t-il ? s'inquiéta Quint en se levant.
– Les fédéraux ne vont pas tarder à débarquer.
– Ils n'ont pas le droit d'entrer sur ma propriété avant le lever du jour, protesta-t-il, outré.
– Mais dès l'aube, nous serons encerclés. Dépêchons-nous, avant qu'il soit trop tard.
– D'accord, répondit Quint. Je connais un motel dans la région où tu pourras passer la nuit, le propriétaire est une personne de confiance. Je prends mes clés et je t'y conduis.
– C'est moi qui l'y conduirai, intervint Milly. Allez chercher votre sac, je vous attends dehors, ne perdez pas de temps.
Milly se précipita à l'extérieur. Ses mains tremblaient encore alors qu'elle essayait d'insérer la clé de contact. Agatha ouvrit la portière et s'installa à côté d'elle.
– Garde ton sang-froid, tout ira bien, dit-elle d'une voix calme en guidant la main de Milly.
Le moteur vrombit et l'Oldsmobile s'élança sur la piste soulevant un nuage de poussière dans son sillage. Au bout du chemin, Milly s'engagea si brusquement sur la route que la voiture chassa de l'arrière et partit en zigzag.
– Ne nous fiche pas dans le décor, s'il te plaît.
Agatha se retourna et regarda par la lunette arrière. Au loin, deux phares se détachaient dans la nuit.
– Éteins tes lumières et roule aussi prudemment que possible.
Milly s'agrippa au volant, attendant que ses yeux s'accommodent à la pénombre.
– Quint vous a indiqué la direction du motel ?
– Concentre-toi sur ta conduite et ralentis un peu, je ne sais pas comment tu fais, je n'y vois rien.
– Ne vous inquiétez pas, j'y vois suffisamment pour nous maintenir sur la route.
Agatha se retourna à nouveau et vit les phares de la voiture bifurquer sur le chemin du domaine.
– Il s'en est fallu de peu, souffla-t-elle.
Devant elle, l'interminable ligne droite grimpait enfin le long d'une colline. Quand elles eurent franchi le sommet, Agatha indiqua à Milly qu'elle pouvait rallumer ses lumières.
Ce fut une recommandation providentielle. De grands nuages noirs passèrent sous le quartier de lune et une averse diluvienne se mit à tomber.
La capote avait dû mal se refermer, la pluie qui faisait rage dégringolait depuis la jointure du pare-brise sur les jambes d'Agatha.
Le visage de Milly se crispa.
– Ne t'inquiète pas pour ta voiture, demain le soleil séchera tout cela très vite.
– Ce n'est pas pour elle que je m'inquiète. La route est détrempée, les pneus ne sont pas tout jeunes, la gomme est lisse et je ne peux pas rouler dans de telles conditions.
Elles trouvèrent un abri dans une station-essence désaffectée ; Milly se rangea sous l'auvent qui ruisselait de cette pluie sombre et triste.
– Je m'en veux de t'avoir entraînée dans cette fuite, je n'avais pas le droit de te mêler à ça, grommela Agatha.
– Il est un peu tard pour y songer, vous ne trouvez pas ?
– Non, il n'est pas trop tard. Quand la pluie aura cessé, tu me déposeras au prochain patelin.
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