– En pleine nuit ? Et puis quoi encore ?
– Alors demain matin.
– Vous voudriez vous débarrasser de moi au moment où ça commence à devenir amusant ?
– Je ne vois vraiment rien d'amusant à notre situation !
– Vous nous avez vues toutes les deux, filant à toute berzingue, feux éteints dans la nuit, après ce dîner chez votre ami que j'ai bien cru sorti de l'un de ces films en noir et blanc que ma mère regardait à la télé. Et tout cela pour atterrir dans cet endroit minable, vous, trempée jusqu'aux os, et moi qui n'arrive toujours pas à m'arrêter de trembler. Je ne sais même pas à combien de miles je me trouve de chez moi, j'ai plus menti à Frank en quelques jours que je ne l'ai fait depuis que nous sommes ensemble, et je ne parle même pas de Mme Berlingot comme vous l'appelez, dont je ne pourrais plus jamais prononcer le nom sans avoir un fou rire. Je vous assure qu'il vaut mieux se marrer que d'essayer de trouver un sens à tout cela.
– Tu veux que je te donne une vraie raison de te marrer ? Quint, avec sa voix pointue et ses manières précieuses, n'est pas plus propriétaire de ce domaine que je ne suis la première dame du pays.
– Qu'est-ce que vous racontez ?
Agatha se contorsionna et sortit un cadre en argent qu'elle avait dissimulé dans son dos.
– Ce pauvre John fait un mort très en forme pour réveillonner en si ravissante compagnie. Et cette photo est on ne peut plus récente, regarde par toi-même.
Milly écarquilla les yeux en examinant la photo. La jeune femme qui enlaçait John portait l'une de ces paires de lunettes dont la monture indique le chiffre de l'année que l'on fête.
– Alors toute l'histoire de Quint n'était que mensonges ?
– Non, répondit Agatha d'une voix assurée, sa jeunesse, la prison, son arrivée au domaine, tous ces épisodes sont sûrement véridiques. En revanche, son admirable ascension s'est probablement arrêtée au moment où ce cher John lui a confié l'intendance de son domaine, pendant qu'il profitait de sa retraite. Ce que Quint a fait de sa vie force le respect, mais les hommes ont besoin de voir leur ego flatté... et si personne ne le fait à leur place, ils s'en chargent eux-mêmes.
L'averse cessa. Agatha fit quelques pas et revint vers Milly.
– Tu es fatiguée ?
– Épuisée d'avoir trop roulé aujourd'hui, trop dîné ce soir, et cette promenade à cheval m'a achevée.
– Tu me confies le volant ?
– Je croyais que vous n'aviez plus de permis.
– Ça ne veut pas dire que je ne sais pas conduire. À cette heure-ci, il y a peu de risques de croiser la police. Quand j'étais jeune, j'ai traversé maintes fois le pays à bord d'une voiture exactement comme la tienne.
– À bord ou au volant ? demanda Milly.
– Les deux ! Fais-moi confiance, je serai prudente, nous devons nous éloigner d'ici.
– Et vous vous sentez en état de reprendre la route ?
– Souviens-toi, je me suis assoupie durant une bonne partie du trajet, aujourd'hui.
– D'accord, dit Milly, je doute que nous trouvions un hôtel et je n'ai pas envie de passer la nuit dans cet endroit sinistre.
Agatha avança le fauteuil, tourna la clé de contact et démarra. Milly, luttant contre le sommeil, épiait sa façon de conduire, mais après une dizaine de miles, la route disparut derrière ses paupières.
*
Quint et le majordome étaient restés sur le perron, regardant l'Oldsmobile s'éloigner à toute vitesse sur la piste qui menait à la route.
– Je sais qu'il est tard, soupira Quint, mais il faut faire disparaître toute trace de leur passage au plus vite.
– Le patron rentre demain ? demanda le majordome.
– Non, à la fin du mois, comme prévu, mais nous risquons d'avoir encore de la visite cette nuit.
– Qui donc ? interrogea le majordome.
– Les fédéraux. J'irai leur ouvrir. Je vais devoir leur mentir et ce n'est pas la peine que je te mêle à ça.
– Mentir à quel sujet ? Nous n'avons vu personne depuis des jours ! En attendant, tu serais plus crédible si tu allais passer une robe de chambre, je les accueillerai.
– Non, Willem, rentrons, il va bientôt pleuvoir, je m'occuperai d'eux.
En un rien de temps, le majordome débarrassa le couvert, changea la nappe et remit les chaises en place. Après son passage, la pièce semblait immaculée. Il se rua au salon, redonna forme aux canapés et alla inspecter le bureau. Il était en train d'en repousser le fauteuil lorsqu'on sonna à la porte.
Quint avança vers le vestibule, cherchant à adopter l'attitude d'un homme surpris dans son sommeil, sans grand résultat.
– Accueillir les gens relève de ma compétence, râla Willem. Monte et laisse-moi m'occuper de ça.
Quint hésita, et obtempéra.
*
Agatha traversait la nuit. À ses côtés, Milly dormait d'un sommeil profond, que même les cahots de la route ne réussissaient à troubler. Lorsque les roues s'enfonçaient dans des ornières, sa tête plongeait en avant et, d'un geste délicat, Agatha la relevait chaque fois.
*
Le majordome ouvrit la porte et annonça sans préambule que son employeur était en congé.
– Auriez-vous l'obligeance de dire à Quint qu'un vieil ami lui demande asile pour la nuit.
– Monsieur l'intendant est couché ; à supposer que j'aille le réveiller, qui devrais-je annoncer ?
– Je viens de vous le dire, un vieil ami, se contenta de répéter Tom d'un ton glacial.
Le majordome le fit entrer et le pria de bien vouloir patienter dans le vestibule.
Quint apparut en haut de l'escalier, en robe de chambre, bâillant outrageusement dans le creux de sa main.
– Que se passe-t-il, Willem ? cria-t-il en descendant les marches.
– Une visite, Monsieur.
– À cette heure ?
Tom dépassa le majordome. Lorsque Quint le reconnut, il oublia sa prétendue fatigue et fut bien incapable de masquer sa surprise.
– Tom ?
– Tu attendais quelqu'un d'autre ?
– Je n'attendais personne, bafouilla Quint.
– Il y aurait peut-être dans cette immense baraque un endroit plus confortable pour m'accueillir ? Un scotch ne serait pas de refus, et un sandwich non plus d'ailleurs, si ce n'est pas trop demander à une heure pareille !
Quint fit un signe au majordome et invita Tom à passer au salon. Il s'installèrent face à face, chacun dans un canapé et se dévisagèrent de longues minutes.
– Cela fait combien de temps que nous ne nous sommes pas revus ?
– Une bonne trentaine d'années, je ne les compte plus vraiment, répondit Tom.
– Comment m'as-tu retrouvé ?
– Depuis que j'ai pris ma retraite, les hivers me paraissent interminables. J'habite dans le nord du Wisconsin, il y fait trop froid pour ma vieille carcasse.
– Mais nous sommes au printemps, rétorqua Quint.
– Oui, et je ne vais pas tarder à rentrer chez moi. J'ai pris la route à la fin de l'automne et parcouru le pays. Pour tout te dire, j'ai eu envie l'an dernier de retrouver les copains qui sont encore en vie et d'aller les saluer ; nous avons vécu ensemble des choses peu ordinaires et je trouve regrettable que nous nous soyons perdus de vue. J'ai même pensé à recueillir des témoignages pour en faire un livre. Ce pour quoi nous nous battions pourrait intéresser les jeunes générations.
– Tu es devenu écrivain ?
– N'exagérons rien, j'écoute ce que l'on veut bien me confier et je couche des mots sur le papier, c'est un début, mais je me pique au jeu.
– Et avant, quel était ton métier ?
– J'en ai eu plusieurs, j'ai pas mal bourlingué, il fallait bien se débrouiller comme on le pouvait. Mais je constate avec plaisir que tu as réussi, je t'en félicite.
Quint fit un sourire forcé. Le majordome entra et posa un plateau devant Tom.
– Un scotch et un club sandwich, j'espère que cela vous conviendra.
Quint remercia Willem et lui donna congé. Il attendit qu'il ait quitté la pièce pour reprendre sa conversation.
– Alors ainsi, l'idée t'est venue de renouer avec de vieux camarades. Une réunion d'anciens combattants dans un petit restaurant serait tout à fait charmante. Une belle opportunité pour que l'on nous mette le grappin dessus, je suis certain que les copains trouveraient ton initiative formidable.
– Ce n'est pas de cela qu'il s'agit, Quint, c'est une démarche personnelle. Je traverse les États et je trouvais idiot de ne pas en profiter pour aller saluer de vieux amis et se rappeler de bons souvenirs.
– Pour ton livre ! Tu comptes en partager les droits d'auteur en autant de chapitres qu'il contiendra ?
– Pourquoi pas ? Après tout, c'est l'histoire de chacun de nous que je voudrais raconter.
– La mienne est passionnante, siffla Quint, tu pourrais en tirer une bonne cinquantaine de pages. Je ne te cache pas que je serais assez fier de la voir publiée sous une belle couverture. Pourquoi ne pas commencer tout de suite ? Enlève ton blouson, installe-toi au secrétaire, je vais te donner de quoi écrire et me mettre à table.
– Cela peut attendre demain, il est un peu tard ce soir.
– Qui s'est déjà confié à toi ?
– Robert, malheureusement il est tellement imbibé que ses propos sont trop confus pour en tirer quoi que ce soit. J'ai vu Max, qui vit à Philadelphie avec une très jolie femme. Brian a élu domicile dans un vieux car scolaire, il mène une existence spartiate, mais son intelligence est intacte. Raoul tient un club de jazz à Nashville, ce fut un vrai plaisir de le revoir, il a des anecdotes croustillantes. Et toi alors, comment es-tu arrivé à te faire une si belle situation ?
– À qui d'autre comptes-tu rendre visite ?
– Dis donc mon vieux, j'ai droit à un interrogatoire en règle, c'est moi qui suis censé poser les questions !
– Loin de moi cette idée, je trouve juste ton projet de livre passionnant, tu as piqué ma curiosité et plus j'y pense en t'écoutant parler, plus je me dis que notre histoire mériterait d'être connue.
– Ton enthousiasme me réjouit. J'espère revoir Vera, reprit Tom qui se prenait à son propre jeu et entrait dans la peau d'un journaliste d'investigation avec un naturel déconcertant. J'ai toujours eu un petit faible pour elle, je crois savoir qu'elle vit en Oklahoma, près de la frontière texane.
– Elle était jolie, tu as bon goût.
– J'aimerais aussi aller voir Hanna, mais j'ignore où elle habite.
– Et moi, comment m'as-tu trouvé ?
– C'est le métier qui rentre... L'écriture est un jeu de piste que l'on mène avec les personnages de son récit. J'ai croisé Robert dans un bar, il m'a indiqué l'adresse de Max, qui m'a conduit jusqu'à Brian et ainsi de suite.
– Et Raoul t'a donné mon adresse...
– Exactement !
– C'est très fort de sa part, la dernière fois que je l'ai vu, je n'avais pas encore été jeté en prison. Pour quelqu'un qui se targue d'être crédible, tu as encore des progrès à faire. Tu es sûr que tu ne veux pas te mettre à l'aise ?
Tom dévisagea Quint et ouvrit son blouson, laissant apparaître son insigne.
– Alors cessons cette comédie. Si je m'étais présenté en tant que marshal, je suppose que tu aurais exigé un mandat pour me laisser entrer ?
– Pourquoi cela ? Je n'ai rien à cacher ! J'aurais seulement été surpris qu'un vieux copain qui se révoltait contre le système soit passé du côté des flics. Reconnais qu'après ce qu'on leur a mis c'est assez surprenant. À moins que dans le temps tu n'aies déjà été une taupe.
– Pourquoi être entré dans mon jeu si tu savais à quoi t'en tenir ?
– Parce que cela m'amusait de te voir mentir avec autant d'aplomb, mais ce n'est plus le cas. Termine ton sandwich, au nom de notre vieille amitié je t'offre un lit pour la nuit et tu t'en iras demain.
– Elle est venue te rendre visite, n'est-ce pas ?
– Je ne sais pas de qui tu parles, Tom.
– D'Agatha, même si nous l'appelions Hanna à l'époque.
– C'est toi qui nous as balancés, à l'époque, comme tu dis ?
– Non Quint, ça je te le jure. Les fédéraux m'avaient contacté, je me suis servi d'eux pour vous protéger. C'est à moi que vous devez de ne pas être tombés dans l'embuscade qu'ils vous ont tendue.
– C'est très désagréable de t'entendre dire « vous », alors que je te croyais des nôtres. C'est bien le signe que tu travaillais pour eux. Agent double, c'est très romanesque, mais pardonne-moi de ne pas y croire.
– Je ne peux pas t'y obliger, bien que ce soit la stricte vérité. Je n'ai jamais donné qui que ce soit. Oui, je suis passé de l'autre côté de la barrière. Lorsque nos troupes ont enfin quitté le Vietnam, je ne voyais pas de raison de continuer notre combat. Je me suis opposé à la radicalisation du mouvement. J'avais lutté pour la paix, pas pour mener une autre guerre à l'intérieur du pays. Je ne suis pas devenu flic, mais marshal. Ma vie a consisté à mettre des ordures derrière les barreaux, des assassins, des trafiquants, des violeurs, des kidnappeurs, des types qui font de la violence leur raison d'être, et je suis fier de ma carrière. Elle n'a en rien contredit les idéaux de justice pour lesquels j'avais rejoint le groupe. Et si tu veux tout savoir, j'ai évité la prison à grand nombre d'entre nous. Tu vois, j'ai dit « nous ». Chaque fois que je pouvais avoir accès à un dossier sans me faire prendre, je le faisais disparaître. Plusieurs copains ont pu grâce à moi rester libres et vivre dans l'anonymat, même certains que je n'avais pas connus.
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