– C'est moche, on aurait dû te décerner une médaille.

– Tu peux être sarcastique si cela t'amuse.

– J'ai connu la taule et j'en ai conservé un certain rejet de l'autorité, ne m'en tiens pas rigueur.

– Et à ton avis, à qui dois-tu que le juge n'ait jamais rien su de ton passé ?

– Qu'est-ce que tu veux, Tom ?

– Retrouver Hanna avant qu'il ne soit trop tard.

– Là, au risque de te faire de la peine, je crains qu'il ne soit déjà trop tard. Tu peux aller la voir au cimetière de Santa Fe, mais je doute quelle te raconte quoi que ce soit.

– Tu ne sais pas tout. Il y a trente ans, Agatha est devenue Hanna et Hanna est devenue Agatha. L'aînée s'est tuée dans un accident il y a cinq ans, c'est de la cadette que je te parle, celle qui a pris le prénom de sa sœur avant d'entrer en prison.

– Je me souviens d'elle, je l'aimais plus que son aînée. Mais comme tu le dis, elle est en prison depuis des décennies, comment pourrais-je...

– Elle s'est évadée et je sais qu'elle est passée te voir.

– J'en suis heureux pour elle. Mais tu me surestimes. Pourquoi as-tu dit « avant qu'il ne soit trop tard » ?

– Il me reste vingt-quatre heures pour la trouver, ensuite, les fédéraux ne lui laisseront aucune chance.

– Et ton intention est de l'aider à s'échapper, tu comptes lui faire passer la frontière ? demanda Quint, que les révélations de Tom avaient ébranlé.

– Ce que je veux, c'est lui sauver la vie. Elle ne se rendra pas, je connais ceux qui viendront l'arrêter, et ils ont la gâchette facile. J'ai bon espoir de la raisonner, et de solides appuis pour empêcher que les quelques années qui lui restent à faire ne soient prolongées à cause de son évasion. Si je la ramène à temps, sa petite escapade lui vaudra quelques semaines de cachot, mais rien de plus.

Quint arpenta la pièce de long en large, en proie à un dilemme.

– Qu'est-ce qui te fait croire qu'elle ne se rendra pas ? grommela-t-il.

– À supposer que tu ne l'aies pas revue récemment, tu te souviens de la jeune femme qu'elle était ? Peux-tu penser une seule seconde qu'elle manquerait de courage face à ceux qui viendront l'arrêter ?

– Il est temps d'aller dormir, dit Quint, j'ai besoin de réfléchir.

– Si tu sais quoi que ce soit, dis-le-moi bon sang ! Fais-le pour elle, je t'en supplie. Je n'ai rien à y gagner. Tu crois que je brigue encore de l'avancement à mon âge ? Je ne t'ai pas menti quand je t'ai dit que j'avais pris ma retraite, et si j'en suis sorti, c'est pour elle. Alors réfléchis vite, chaque heure compte.

– Demain matin, au petit déjeuner, je te dirai ce que je sais. Il est tard, tu as la tête d'un homme qui n'a pas dormi depuis longtemps et je ne te laisserai pas reprendre la route ce soir.

– J'ai ta parole ?

– Tu as mon bon vouloir et c'est déjà pas mal.

Sur ces mots, Quint invita Tom à le suivre à l'étage. Ils passèrent devant la chambre qu'Agatha avait brièvement occupée et Quint offrit à Tom de s'installer dans la suivante.

– Moi aussi, j'ai une question à te poser : si ce n'est pas toi qui nous as balancés, qui était-ce ?

– Je n'ai que des soupçons et aucune preuve.

– Un vieux marshal comme toi doit avoir appris à se fier à son instinct.

– Mes contacts parlaient toujours de la taupe au masculin. Il aurait participé à l'action qui a coûté sa liberté à Agatha.

– Qu'entends-tu par participer ? Nous étions tous au courant de ce qui se tramait.

– Mais seuls quatre de la bande ont fait le coup, et l'un en particulier avait tout intérêt à négocier son immunité en balançant le nom des trois autres. Puisque tu veux passer la nuit à réfléchir, cherche celui qui n'est jamais passé par la case prison. J'espère que tu es matinal, je te retrouve demain à 5 h 30 devant une tasse de café et tu me diras où elle est allée.

– Jure-moi que tu ne reprendras pas la route cette nuit ?

– Crois bien que si je le pouvais, je le ferais, mais tu as vu juste, je ne suis plus en état de conduire et ton scotch n'a pas arrangé les choses.

– Elle se rend chez Vera, à Woodward. Son mari et elle vivent dans une maison sur Oklahoma Avenue. Maintenant, écoute-moi bien, s'il lui arrivait quelque chose, marshal ou pas, c'est moi qui viendrais te chercher. Et après le sort que je te réserverais, j'aurais de bonnes raisons de finir mes jours en prison, nous nous sommes bien compris ?

Tom observa Quint un instant et referma la porte de sa chambre.

1. Cette phrase fut prononcée par David Gilbert, membre du Weather Underground, toujours emprisonné. Le Weather Underground était un mouvement révolutionnaire radical de la jeunesse américaine. La plupart de ses membres entrèrent dans la clandestinité dans les années 1970.

2. Sigle du Ku Klux Klan, organisation suprématiste blanche.



9.

De temps à autre, des villages surgis des plaines solitaires apparaissaient dans le pare-brise avant de s'effacer dans le rétroviseur. Agatha s'accrochait au volant, conduisant à travers d'infinies étendues couvertes de buissons d'armoise, des paysages au ciel ensanglanté par le jour levant.

– Quelle heure est-il ? demanda Milly en ouvrant les paupières.

– Cinq heures trente.

– Où sommes-nous ?

– Quelque part en Oklahoma, j'ai roulé prudemment.

– Je vais vous relayer, vous devez être épuisée.

Agatha avait l'habitude des nuits blanches et se sentait encore vaillante. Elle s'arrêterait dès qu'elle trouverait un endroit où prendre un café.

Elles dépassèrent un panneau annonçant la proximité de Tulsa. Milly le suivit du regard en écarquillant les yeux.

– Nous n'avons même pas dépassé Tulsa ? Vous avez roulé à vingt à l'heure ?

– Je t'ai dit que j'avais été prudente. Cela étant, j'avais l'impression d'aller beaucoup plus vite, répondit Agatha, et puis avec la nuit, je crois que je me suis un peu perdue en route. Enfin, l'important est que nous soyons arrivées quelque part. Dis donc, tu as roupillé pendant tout le trajet, tu ne vas pas m'engueuler en plus !

Agatha se gara devant un fast-food et fit un grand sourire à sa voisine.

– Une bonne gaufre et un jus de chaussette, ça te dit ?

– Ce que vous pouvez m'énerver par moments ! jura Milly. Vous n'avez pas idée à quel point vous pouvez m'énerver !

– Si, si, ne t'inquiète pas, parfois, je m'énerve moi-même toute seule, alors je te comprends parfaitement. Allez viens, un petit déjeuner te calmera peut-être.

*

Quint se réveilla aux premières lueurs du jour. Il enfila sa robe de chambre et alla frapper à la chambre de Tom. N'entendant pas de réponse, il ouvrit la porte et ne trouva qu'un lit défait. Il se précipita au rez-de-chaussée, entra dans la salle à manger déserte, passa la tête dans le salon et se dirigea d'un pas rapide vers le vestibule. La chaîne de sûreté pendait le long de la porte et Quint comprit que son invité lui avait faussé compagnie.

– Et merde ! grommela-t-il.

Le majordome arriva dans son dos.

– Tu es bien matinal.

– Désolé, répondit Quint, je ne voulais pas te réveiller.

– Il est parti ?

– Oui, et je ne sais pas quand.

– J'ai entendu le moteur d'une voiture il y a une demi-heure.

– J'espère ne pas avoir fait une erreur, soupira Quint.

– Je ne sais pas de quoi tu parles, mais si tu as agi de bonne foi, tu n'as rien à te reprocher. Je suppose que la soirée d'hier aura le mérite de nourrir nos conversations dans les jours à venir. En attendant, je vais aller préparer le petit déjeuner. Une dernière chose, ton amie a chapardé un cadre en argent, il faudra trouver une excuse.

– Quel cadre ?

– Celui qui se trouvait sur le bureau du patron, je serais étonné qu'il ne s'en rende pas compte.

Quint esquissa un sourire.

– Une amie qui se réfugie sous ton toit profite de ta générosité pour nous voler et cela te fait sourire ?

– Un cadre en argent n'est pas grand-chose, et le monde lui devait deux ou trois choses.

*

Comme chaque matin, le juge Clayton sortit faire quelques pas dans son jardin afin d'examiner la taille de ses haies. Satisfait, il alla prendre son petit déjeuner dans sa cuisine.

Après avoir lavé son assiette, il monta faire sa toilette, enfila un costume, noua sa cravate devant le miroir de sa chambre et examina la tenue qui lui semblait convenir à la tâche qui l'attendait.

Il alla ensuite s'installer à son bureau, ouvrit son carnet d'adresses et attendit que la pendule affiche 8 heures. Au premier son du carillon, il appela l'antenne du FBI de Philadelphie. Pendant que l'opératrice le faisait patienter, il but une gorgée de thé.

– Juge Clayton à l'appareil, dit-il à son interlocuteur. J'ai le regret de vous informer d'une évasion au centre correctionnel du comté. Je viens seulement d'en prendre connaissance et je voulais vous communiquer les éléments du dossier, vous avez de quoi noter ?

*

Milly trempa ses lèvres dans sa tasse et fit une moue de dégoût.

– Si tu avais connu le café qu'on nous servait en prison, tu prendrais celui-ci pour un pur arabica. Je te préviens, la gaufre est immangeable, ajouta Agatha en portant sa fourchette à la bouche.

– Où allons-nous aujourd'hui ?

– Pas très loin, à Woodward. Nous y serons avant l'heure du déjeuner, ensuite nous franchirons la frontière du Texas.

– Et qu'allons-nous faire à Woodward ?

– Rendre visite à quelqu'un.

– Le contraire m'aurait surprise.

Agatha fouilla sa poche et posa une voiture miniature sur la table.

– Un petit cadeau, pour te remercier.

– De quoi ? demanda Milly en prenant la voiture dans ses mains.

– De la guitare. Je n'ai pas eu l'occasion de te dire combien cela me touche. Tu as fait une folie, mais ça me touche énormément.

– Elle ressemble à mon Oldsmobile, répondit Milly en faisant rouler le jouet sur la table.

– C'est pour ça que je l'ai choisie.

– Où l'avez-vous achetée ?

– Je l'ai volée au Christmas Center, mais c'est un cadeau quand même.

– Elle est très jolie, dit Milly.

– Je suis heureuse qu'elle te plaise et j'espère t'énerver un peu moins.

– À qui allons-nous rendre visite ?

– Elle s'appelle Vera, mais cette fois, c'est elle qui viendra à nous, nous avons eu chaud hier soir ; le danger se rapproche d'heure en heure et il est encore trop tôt.

– Trop tôt pour quoi ?

– Pour qu'on m'arrête.

– Alors pourquoi courir autant de risques pour saluer des amis et les quitter aussitôt ? À quoi bon s'obstiner à rouler vers l'ouest ? Fonçons vers le sud, nous pourrions être ce soir à la frontière mexicaine.

– Où je me présenterais sans passeport ?

– J'ai grandi à Santa Fe, il n'y a pas une piste ou un sentier que je ne connaisse pas ; la frontière, je vous la fais traverser les doigts dans le nez.

– Et si on se fait prendre, tu vas en prison, pas question !

– Je peux vous déposer près d'un point de passage, si c'est ce qui vous inquiète.

– Et à quoi ressemblerait ma vie une fois de l'autre côté ?

– Vous seriez libre. Si l'argent vous manque au début, je pourrais vous en envoyer.

Agatha regarda Milly au fond des yeux.

– Et pourquoi ferais-tu cela ?

– Parce que j'en ai envie.

– C'est très généreux de ta part, mais je ne peux pas. En revanche, quand nous arriverons à Woodward, je te demanderai un dernier petit service.

*

Elles reprirent la route et Agatha s'offrit un léger somme jusqu'à Enid.

– Tu comptes avoir des enfants un jour ? demanda-t-elle en s'étirant.

– Je peux savoir d'où sort cette question ? répliqua Milly en rigolant.

– Tu pouvais me répondre simplement par oui ou par non.

– Je n'en sais rien.

– Quand tu t'endors auprès de Frank, tu as envie d'un enfant de lui ?

– Vous n'allez pas recommencer ?

– Tu m'as répondu.

– Je ne vous ai rien répondu du tout, et puis ça me regarde.

– Moi, vois-tu, si j'avais été libre, je ne me serais pas posé la question une seconde. Et si la vie m'en avait offert la possibilité, j'aurais voulu un enfant de l'homme que j'aimais.

– Mais vous n'avez jamais vécu au quotidien avec lui, alors ce ne sont que de belles paroles.

– Tu peux faire ta peste si ce que je te dis te dérange, mais une femme sait ce genre de choses, même si elle ne veut pas se l'avouer.