– Cet homme que vous avez aimé, vous ne l'avez jamais revu ?
– Si, au parloir, au début de ma captivité. Je me souviens de chacune de ses visites, elles étaient le seul instant où je me sentais en vie... et celui où je rêvais de mourir. Un jour, je lui ai demandé de ne plus jamais revenir.
– Pourquoi ?
– Pourquoi, pourquoi, pourquoi ! Toi aussi tu m'agaces avec tes pourquoi stupides. J'étais une femme en prison, lui un homme libre, combien de temps se serait écoulé avant qu'il ne succombe aux charmes d'une autre ? J'ai préféré devancer le moment où il serait venu me l'avouer. Maintenant, changeons de sujet. Quand nous arriverons à Woodward, tu me déposeras dans un café et puis tu iras au collège. Tu demanderas à parler à Vera Nelson, elle y enseigne ; tu lui diras que j'ai besoin de la voir et tu la conduiras jusqu'à moi, en faisant bien attention à ne pas être suivie. D'ailleurs, ne prends pas l'itinéraire le plus court, fais le tour d'un pâté de maisons, arrête-toi en route, rebrousse chemin et reste vigilante. Si tu repères deux fois la même voiture, alors raccompagne Vera et ne reviens pas.
– Et vous ?
– Je me débrouillerai, si tu n'es pas revenue après une heure, je filerai.
– Non, non, et non, pas question ! On se donne un point de chute, un endroit où je pourrais vous récupérer.
– S'ils te repèrent, ils ne te lâcheront plus, ce serait trop dangereux, ne discute pas.
*
Tom Bradley avait roulé bien au-delà de la vitesse autorisée. À la sortie de Tulsa, une voiture de la Highway Patrol l'avait pris en chasse, sirènes hurlantes. Tom s'était rangé sur le bas-côté et avait présenté son insigne à l'officier. En remontant dans son véhicule, le policier passa un appel radio pour prévenir ses collègues de ne pas interpeller la Ford noire qui circulait à grande vitesse avec à son bord un marshal en mission.
En arrivant à Woodward, Tom se rangea sur le parking du collège et alla s'asseoir avec un journal, sur un banc, face à l'entrée du bâtiment principal.
*
Milly s'arrêta devant le Wind Café et se retourna vers Agatha, désemparée.
– Ne fais pas cette tête-là, tout se passera bien. Quand tu m'auras ramené Vera, je te demanderai de nous laisser seules. Ne m'en veux pas, mais les choses dont je veux m'entretenir avec elle sont très personnelles.
– Quoi qu'il arrive, attendez-moi dans ce café, supplia Milly. Si j'étais suivie, je sèmerais mes poursuivants, même si je devais y passer la journée. Je suis très douée au volant. Alors, promettez-moi de rester là.
– Prends-moi dans tes bras au lieu de dires des bêtises et disons nous au revoir, au cas où... et puis non, ça pourrait nous porter la poisse. Allez, file, il sera bientôt midi et je ne veux pas que tu rates ton rendez-vous.
Agatha sortit de la voiture et alla s'asseoir derrière la vitrine du café.
Dix minutes plus tard, Milly se rangea sur le parking du collège et entra dans le bâtiment principal. Elle se présenta au secrétariat et demanda où se trouvait la salle de classe de Vera Nelson.
La réceptionniste, après l'avoir toisée, ne se donna pas la peine de lui demander si elle était la mère d'un collégien. Pour des raisons de sécurité évidentes, l'accès à l'établissement était interdit à toute personne étrangère. Milly pouvait attendre Mme Nelson dans le hall.
– À quelle heure finissent les cours ? demanda Milly.
– Dans trente minutes, répliqua la réceptionniste. Mme Nelson tarde toujours un peu, soyez patiente.
– Pourriez-vous aller la prévenir qu'il s'agit d'une urgence ?
– Quel genre d'urgence, mademoiselle ?
Milly avait suffisamment fréquenté de personnel scolaire pour savoir que son interlocutrice possédait toutes les qualités d'un cerbère et elle se trouva bien incapable d'imaginer une réponse convaincante.
En proie à l'impatience, Milly ne quittait pas des yeux la pendule murale, elle ne tenait pas en place.
Lorsque la cloche retentit enfin, une nuée d'élèves jaillie des salles de cours envahit le hall. Milly essaya de reconnaître parmi les visages adultes qui dépassaient du flot celui qui pouvait correspondre à la description que lui avait faite Agatha de Vera Nelson. Un coup d'œil à la pendule lui rappela qu'il ne lui restait que vingt-cinq minutes pour récupérer sa passagère et la conduire à bon port. Elle sentait la sueur sur son front et la moiteur dans ses mains quand soudain elle surprit le regard de la réceptionniste se tourner vers une femme qui marchait dans sa direction. Milly se précipita à sa rencontre.
– Vera Nelson ?
– Bonjour. Je n'ai pas beaucoup de temps, si c'est pour me parler de votre enfant, prenez rendez-vous au secrétariat. Vous êtes la mère de quel élève ?
– Il faut que vous me suiviez !
– Qui êtes-vous ? demanda Vera.
– Agatha vous attend au Wind Café.
– Je ne connais aucune Agatha, s'il s'agit d'une plaisanterie d'étudiants, dites à vos camarades que ça ne marche pas avec moi. Maintenant, laissez-moi tranquille.
Vera avait haussé le ton et, depuis sa guérite, le cerbère ne perdait rien de la scène.
Milly réfléchit aux options qui s'offraient à elle. Aucune chance d'entraîner Vera par la force... L'amadouer prendrait un temps qu'elle n'avait plus... Elle cherchait ce qu'il convenait de faire, lorsqu'un souvenir lui revint en mémoire.
– Une sœur de Soledad a besoin de vous, c'est urgent !
– Qu'est-ce que vous venez de dire ? s'enquit Vera d'une voix étranglée.
– Dépêchez-vous, je vous expliquerai en route.
Vera suivit Milly sur le parking. La vue de l'Oldsmobile la ramena trois décennies en arrière.
– Mon Dieu, cette voiture !
– Je vous en prie, montez, c'est une question de minutes.
Milly était en proie à la panique. Ses mains tremblaient et elle entendit la voix d'Agatha lui chuchoter que tout irait bien. Elle démarra en trombe sans regarder dans son rétroviseur.
– Quelle heure est-il ? demanda-t-elle à Vera.
– Qu'y a-t-il de si urgent ? Et pour votre gouverne, le Wind Café est à gauche.
– Je sais.
– Alors pourquoi avoir tourné à droite, si nous sommes si pressées ?
Milly ne répondit pas, se contentant de suivre les instructions d'Agatha. Au carrefour suivant, elle fit demi-tour, jeta un œil par la lunette arrière et prit la direction du café.
Lorsqu'elle y arriva, sa mâchoire se serra. Agatha n'était plus là.
– J'ai réussi, vous n'aviez pas le droit de faire ça ! cria-t-elle, au bord des larmes.
Sa passagère la regarda, interdite. Milly se précipita à l'intérieur. Vera lui emboîta le pas et n'en crut pas ses yeux quand elle aperçut Agatha, installée dans la salle.
Milly les observa à distance et se retira.
Elle alla garer l'Oldsmobile qu'elle avait abandonnée en double file ; et lorsqu'elle fit un créneau, elle ne prêta aucune attention à la Ford noire qui passait devant elle pour aller stationner un peu plus loin.
*
– Hanna, c'est toi ? murmura Vera en prenant place à la table.
– J'ai tant vieilli ?
– Non, dit Vera, je t'aurais reconnue au milieu d'une foule, je suis si surprise de te voir ici, je te croyais en prison.
– J'en suis sortie, mais pour combien de temps ?
– Tu es en permission ? s'exclama Vera.
– Non, en cavale, ça te dérange ?
– Pas plus que ça, mais dans ce cas, tu ne crois pas qu'il y avait plus discret que ce café ?
– Rien n'est plus anonyme qu'un lieu public, souviens-toi quand nous étions dans la clandestinité.
– Je me souviens surtout de la façon dont certains sont tombés dans un guet-apens.
– Je vais aller droit au but, je n'ai pas le loisir de m'éterniser. Ne te méprends pas, je suis heureuse de te revoir, mais...
– Moi aussi, interrompit Vera, et bien plus que tu ne l'imagines. Si tu savais tous les souvenirs que ta présence réveille, c'est incroyable de te voir ici en chair et en os. J'ai tant de choses à te raconter et tant de questions à te poser.
– Plus tard, si tu le veux bien. Est-ce que tu as revu ma sœur ?
– Mon Dieu, Hanna, personne ne t'a rien dit à son sujet ? répondit Vera, la mine contrite.
– Qu'elle est morte ? Si, je te rassure, les gardiens n'ont jamais été avares de mauvaises nouvelles. Mais là, c'en était une bonne.
– Que ta sœur ait péri dans un accident ?
– Pas cela, paix à son âme, mais que je puisse enfin retrouver la liberté. Le jour de son décès, j'entamais ma vingt-cinquième année de captivité et je commençais à trouver le temps long.
– Je ne comprends rien à ce que tu me racontes, pourquoi la disparition de ta sœur t'aurait permis de sortir de prison ?
– Réponds d'abord à ma question, est-ce que vous vous êtes revues ?
– Oui, il y a une vingtaine d'années, j'étais de passage à Santa Fe et je suis allée la saluer. Je n'étais pas la bienvenue, nous avons échangé quelques banalités et j'ai vite compris à son attitude qu'elle n'avait pas envie que je reste, et encore moins de réveiller le passé. Pourquoi cette question, Hanna ?
Agatha observa Vera, son visage n'avait pas changé, elle avait cette même candeur, cette spontanéité qui n'était jamais feinte. Son air étonné ne laissait planer aucun doute sur sa sincérité, et Agatha comprit qu'elle avait fait fausse piste.
– Je suis désolée de t'avoir dérangée pour rien, retourne auprès de tes élèves, il faut que je m'en aille.
– Non, certainement pas, objecta Vera d'une voix douce. Je veux que nous parlions.
– De quoi ?
– Nous étions des amies, je n'ai jamais cessé de penser à toi, ni aux autres d'ailleurs.
– Alors ton absence au parloir... ?
– J'étais terrorisée à l'idée de te voir en cage, je culpabilisais, et puis j'avais la trouille, je suppose. Que l'on t'ait enfermée était d'une telle injustice, toi qui t'opposais toujours à la violence. Pourquoi as-tu refusé un procès ? Je serais venue témoigner qu'il était impossible que tu aies commis les actes dont on t'accusait.
– Ce n'est pas moi qui ai refusé que l'on me juge.
– Je ne comprends pas.
– J'ai choisi de sauver ma sœur. C'était elle qui avait participé à l'action. Son nom est apparu sur la liste des personnes activement recherchées par les Fédéraux. Le procureur en charge de l'affaire avait fait savoir qu'il offrirait un marché à ceux qui se rendraient. C'est ainsi que notre justice fonctionne, un petit accord vaut mieux qu'un grand procès. À ce moment-là, le seul crime commis était : destruction de bien public. Cinq ans, alors qu'elle en risquait trente de plus devant un jury. Elle a accepté. La peine a été prononcée et le début de son incarcération fixé au premier jour du mois suivant. C'est alors qu'elle m'a avoué être enceinte. Comment se résoudre à l'idée qu'elle allait accoucher en prison ? Et qu'allait-il advenir de son bébé ? Je vivais dans la clandestinité, ma mère ne nous adressait plus la parole, nous n'avions plus que nous-mêmes l'une pour l'autre. Ma grande sœur était ma seule famille, elle était tout pour moi et je lui ai proposé de purger sa peine à sa place. Pour elle et pour son enfant. Nous avons fait falsifier nos papiers, je suis devenue Agatha et Agatha est devenue Hanna. Je l'admirais tellement que l'idée d'entrer dans sa peau me fascinait. J'allais enfin être l'aînée, la plus rebelle des deux, l'héritière de ses combats, devenir soudain ce qu'elle était et que je n'avais jamais réussi à être. Je n'avais pas peur. En incarnant Agatha, j'héritais de son courage, gagnais son assurance, son aplomb, et sa force. Quel héritage, n'est-ce pas ! D'autant que lorsqu'ils ont reconstruit le commissariat qu'elle et ses copains avaient fait sauter, un corps fut découvert sous les décombres. En signant cet accord avec le procureur, ma sœur avait aussi signé ses aveux, à ceci près que sa culpabilité était devenue la mienne. Le crime avait changé de nature, et ma peine fut lourdement aggravée, trente ans de plus que les cinq convenus. Je l'ai suppliée de dire la vérité, de me rendre à ma vie. Mais entre-temps, elle était devenue mère. À la seule pensée qu'on l'arrache à sa fille, de ne pas la voir grandir, de ne plus pouvoir la serrer dans ses bras, elle a perdu tout courage. Quelle maman privilégierait sa sœur au détriment de l'enfant qu'elle a mis au monde ? Elle a coupé les ponts. J'avais pris sa place pour qu'une mère et sa fille ne soient pas séparées et je suis restée derrière les barreaux.
Vera posa sa main sur celle de son amie, baissant les yeux, incapable de parler. Alors, Agatha lui conta l'histoire d'un carnet devenu son unique espoir de liberté.
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