De retour chez Milly, Jo avait inséré le mouchard dans son ordinateur et l'avait torturé à grands coups d'algorithmes, jusqu'à ce qu'il finisse par lui livrer le mot de passe de son propriétaire. Il avait alors annoncé fièrement à Milly qu'il aurait tôt fait de découvrir l'identité des coupables.

Le lendemain, installé derrière son comptoir et muni de son sésame, Jo avait initié une procédure de connexion à distance depuis son téléphone portable chaque fois qu'un étudiant entrait dans le café du Kambar Campus Center. Comme la grande majorité d'entre eux s'y rendait au moins une fois par jour, il ne lui avait pas fallu longtemps pour établir que Frank Rockley était l'un des deux hackers. Jo avait affiché un sourire en coin en savourant cette découverte. Frank Rockley était capitaine de l'équipe de baseball de l'université et il était curieux de savoir ce que ferait le directeur en apprenant le nom du coupable à trois mois du championnat interuniversitaire qui comptait plus que tout pour la renommée et les finances de l'établissement.

Il s'était étonné que cette révélation ne procure aucune joie à Milly. Il s'était attendu à une franche rigolade, mais elle avait eu l'air triste en l'écoutant et il n'avait pu s'empêcher de lui demander pourquoi.

Milly lui avait alors confié un secret qui lui pesait. Elle, qui n'avait que mépris pour ces garçons shootés au sport qu'elle qualifiait, injustement le plus souvent, de brutes ignares, avait développé des sentiments à l'égard de Frank Rockley.

– Ce sont ses yeux, avait-elle avoué sur un banc où ils avaient pris place. Il y a quelque chose dans son regard, le reflet d'une enfance triste. J'ai appris, avait-elle ajouté, que c'est son père qui le pousse à l'excellence, alors que lui voudrait rejoindre une ONG et partir découvrir le monde.

– Et comment sais-tu cela ? lui avait demandé Jo en repensant à l'émoi qu'il avait connu la veille sous le bureau de Mme Berlington, se félicitant de n'en avoir rien dit.

– Un soir où j'entrais dans ma voiture, il s'est approché et m'a dit qu'il la trouvait élégante. C'est ce mot dans sa bouche qui m'a mis la puce à l'oreille. « Élégant », c'est un joli mot, n'est-ce pas ? Nous avons discuté, je crois que ce soir-là il en avait gros sur le cœur. La semaine suivante, je l'ai recroisé au secrétariat, on s'est souri. Nous avons pris un café...

– Pas dans le mien, interrompit Jo.

– Non, répondit Milly, c'était un matin, nous sommes allés au Tuttleman, bref, il m'a raconté son histoire et je me suis aperçue...

– Qu'il te plaisait ?

– Quelque chose dans le genre, oui.

– Tu lui en as parlé ?

Milly donna un coup d'épaule à Jo.

– Ce n'était que passager, pas de quoi en faire une histoire.

Jo lui avait demandé si elle comptait le dénoncer et Milly lui avait rappelé qu'elle n'était pas flic et que lui non plus. Et puis ils auraient tous deux bien des difficultés à expliquer au directeur comment ils avaient débusqué son pirate.

– Tu veux savoir qui était son complice ?

– Tu le connais ?

– Je la connais, précisa Jo.

– Ah ! souffla Milly en se levant.

– Si cela ne t'intéresse pas plus que cela, alors pourquoi avons-nous entrepris cette expédition ?

Pour toute réponse, elle avait remercié Jo d'un baiser sur la joue, lui avait assuré qu'elle avait passé une soirée épatante, que leur escapade nocturne resterait l'un de ses meilleurs souvenirs. Puis, comme si de rien n'était, elle lui avait donné rendez-vous le lendemain pour aller au cinéma, intention inutile puisqu'ils se retrouvaient tous les samedis devant le multiplex sur West Ridge Pike.

En regardant Milly s'éloigner, Jo avait repensé au jour où il l'avait vue pour la première fois à l'église.

L'amitié qui se tissait depuis dix ans entre Jo et Milly se nourrissait de confidences, de séances de cinéma le samedi après-midi, de longues conversations sur le muret qui borde le réservoir, mais aussi de silences. En hiver, à l'arrivée des premiers flocons, ils grimpaient sur le toit de la maison de Milly pour regarder la neige blanchir la futaie d'épicéas et de pins argentés. Ils fumaient quelques cigarettes et restaient là, à bavarder jusqu'à ce que le froid les oblige à rentrer.

*

Milly n'avait pas dénoncé Frank Rockley, pas plus que sa complice, bien qu'elle y eût songé en découvrant leur flirt : elle les avait vus au cinéma s'embrasser si goulûment qu'on aurait cru qu'ils se léchaient le visage. Milly en avait déduit que Stephanie Hopkins, pour être capable d'ouvrir si grand la bouche, avait dû être une grenouille dans une vie antérieure. D'une nature optimiste, elle avait trouvé réconfortant que Frank semblât gêné d'être surpris ainsi ; un garçon n'affiche d'embarras en pareille circonstance que si ses sentiments sont confus. Une fois que Frank aurait fait le tour de la poitrine et des bajoues de sa grenouille, leur histoire ne serait plus qu'un souvenir.

Il avait fallu deux mois à Frank pour achever son périple. Hopkins faisait tout de même un 90 C.

Un matin, Milly l'avait croisé assis à une table du Tuttleman, plongé dans la lecture d'un manuel de droit. Elle s'était approchée l'air taquin, avait posé sur la table le mouchard que Jo avait accepté de lui confier et s'était éloignée sans se retourner, comptant mentalement le temps qu'il faudrait à Frank pour lui courir après et la rattraper. Il n'en avait rien fait, ce n'était pas un hasard s'il était capitaine d'équipe, et cela avait renforcé les sentiments que Milly nourrissait à son égard. Elle lui avait rendu la monnaie de sa pièce dix jours plus tard, quand il lui avait proposé en la recroisant de l'emmener dîner un soir.

Elle lui avait répondu qu'elle y réfléchirait.

Le manège aurait pu se prolonger, mais Jo était intervenu pour lui faire la morale. S'il avait eu la chance que Betty Cornell s'intéresse à lui, il n'aurait pas pris le risque de se livrer à des jeux d'adolescents. Milly avait reconnu qu'il n'avait pas tort et le samedi suivant elle avait passé la soirée et la nuit en compagnie de Frank.

*

Les saisons filent à toute vitesse, même dans la banlieue de Philadelphie. Frank n'est plus capitaine d'équipe ; à la fin de ses études, il est entré dans le cabinet d'avocats de son père, dont les bureaux se trouvent en centre-ville. Milly et lui sont toujours en couple. Ils n'en sont pas encore au point de s'installer ensemble, mais c'est un sujet qu'ils abordent, comme l'idée de se marier un jour. Frank travaille beaucoup et, pour décompresser, il joue chaque samedi au baseball. Milly en profite pour aller au cinéma avec Jo. Après la séance, ils déambulent dans les allées du centre commercial, partageant de longues conversations. Lorsqu'elle s'achète des vêtements, elle lui offre parfois un tee-shirt ou une chemise, et lui l'invite à dîner.

Puis quand vient l'hiver ils grimpent sur le toit de la maison de Milly et regardent côte à côte la neige tomber.

La plupart du temps, Milly est heureuse de sa vie. Même si celle-ci est un peu routinière, entre son travail sur le campus où Mme Berlington lui confie désormais la libre rédaction des rapports qu'elle lui dictait avant, les cinq nuits par semaine où Frank vient dormir chez elle et ses samedis avec Jo, elle lui convient parfaitement.

Certains soirs, Frank trouve à Milly le regard absent, alors il lui reparle de ses rêves, de son envie de s'affranchir de son père, de s'engager dans une ONG et de partir en voyage avec elle, et ces soirs-là Milly repense à ce destin auquel elle a toujours cru, se demandant parfois s'il viendra vraiment frapper à sa porte.

*

Au premier jour du printemps, alors que Milly entre à 16 h 06 dans son Oldsmobile garée sur le parking, elle ne peut se douter que bientôt il va se présenter à elle.



2.

Elle se l'était juré, cette nuit serait la dernière qu'elle passerait ici, et tandis qu'elle revisitait une ultime fois son plan, elle se demanda comment la vie serait au-dehors. Tant de choses lui avaient échappé. La télévision et les journaux assuraient un semblant de lien avec les temps modernes, mais elle les délaissait depuis longtemps, se réfugiant dans la lecture des livres qu'elle empruntait à la bibliothèque. Elle savait ignorer tout ou presque du monde qu'elle s'apprêtait à rejoindre.

Elle referma son cahier et essaya de se remémorer le jour où elle en avait rédigé les premières lignes. C'était au lendemain d'un réveillon, il y a neuf ou dix ans peut-être, comment se le rappeler ? À force de répéter les mêmes choses, les mêmes gestes, de subir une routine invariable, tout finit par se confondre. Son existence s'était améliorée après son transfert et ce repas de Noël avait presque pris un petit air de fête. On avait servi un gâteau légèrement alcoolisé au rhum, une pâtisserie qui portait un drôle de nom, semblable à un borborygme, mais elle avait oublié lequel. Elle aurait dû dater les pages, sa mémoire foutait le camp, même si elle s'exerçait à la mettre à l'épreuve chaque soir en s'endormant.

Elle regarda par la fenêtre grillagée le halo orangé des réverbères qui éclairaient la cour et s'imagina incarner l'un de ces personnages de fiction qui surgissent du passé pour renaître dans un présent qu'ils ont du mal à concevoir. L'idée l'amusa et elle en rit toute seule.

Elle rangea le cahier sous son matelas, fit sa toilette et alla se coucher en compagnie d'un roman commencé la veille, attendant que l'ordre soit donné d'éteindre la lumière. Elle qui dans sa jeunesse s'enorgueillissait de la richesse de son vocabulaire était désormais confrontée à tant de mots dont le sens lui échappait. Que pouvait signifier « twitter », sinon imiter le pépiement d'un moineau ? Et pourquoi l'héroïne d'un roman irait-elle faire l'oiseau à la sortie d'un restaurant pour raconter son dîner en compagnie d'un politicien qui s'était comporté en mufle ? Cela n'avait pas de sens. Et aller publier une photo du goujat sur Facebook – probablement un nouveau magazine –, à peine rentrée chez elle, n'avait là aussi ni queue ni tête.

Lorsque le dortoir fut plongé dans la pénombre, elle garda les yeux ouverts, compta les secondes – elle ne se trompait jamais – et s'arrêta à dix mille huit cents. On éteignait les feux à 21 heures, il était donc minuit, heure du changement de service. Elle récupéra sous son lit le sac de linge sale dans lequel elle avait caché ses affaires, hésita à emporter le roman, et se leva en silence. Elle avança jusqu'à la porte, tourna la poignée juste assez pour faire reculer le pêne hors de la gâche, la poussa lentement et s'engagea dans le couloir. Il lui fallait parcourir cinquante pas avant d'atteindre le recoin où se trouvait la fontaine à eau.

Elle s'y faufila, retint son souffle au moment où passa la surveillante qui finissait sa ronde, et reprit son chemin.

L'infirmière de garde allait se coucher dès l'extinction des feux. Depuis qu'elle s'était trouvée incapable de rouvrir son local une nuit où une détenue s'était tailladé les poignets, elle ne le fermait plus à clé. La clé, c'était Agatha qui la lui avait subtilisée, elle était douée pour ce genre de choses. Quand une patiente hurle de douleur à vous vriller les tympans, une bonne infirmière ne fait plus attention à son trousseau. Agatha savait simuler toutes sortes de maux pour passer du temps à l'infirmerie, elle savait aussi faire semblant d'avaler les cachets qu'on lui donnait.

Elle entra dans la pièce, referma la porte derrière elle et se coucha à même le sol. La loupiote de l'armoire vitrée à médicaments éclairait suffisamment pour projeter son ombre sous la porte. Elle rampa jusqu'à la grille d'aération, elle n'était plus fixée depuis qu'Agatha en avait ôté les vis une à une au cours de six visites consécutives. L'infirmière la laissait toujours se reposer seule après lui avoir donné un calmant. Elle se glissa dans le conduit de ventilation qui traversait le mur pour déboucher sur le local technique où les hommes de ménage entreposaient leur matériel. Elle s'était si souvent amusée avec l'infirmière à épier leurs conversations. C'est elle qui lui avait expliqué par où transitait le son.

Une fois dans le local, elle se débarrassa de son pyjama, enfila ses vêtements, grimpa dans le container où l'on déversait papiers, cartons, bouteilles en plastique et autres déchets secs dont elle se recouvrit. Puis elle continua de compter les secondes jusqu'à minuit et demi.

Lorsque la porte du local s'ouvrit, son cœur s'emballa. Les roues du container où elle s'était cachée couinaient sur le linoléum du couloir. L'homme de maintenance qui le poussait s'arrêta pour se moucher et se remit en route. Agatha entendit la clé tourner dans la serrure de la porte qui donnait sur la cour. Le manutentionnaire se moucha à nouveau, souleva le couvercle pour se débarrasser de son Kleenex et conduisit le container jusqu'au quai de chargement. Puis ce fut le silence.