– Et tu as pensé que j'avais ce carnet ? hoqueta Vera.

– Je l'espérais, cela m'aurait disculpée.

– Hanna...

– Agatha ! Je porte ce prénom depuis si longtemps que je n'en connais plus d'autre.

– Pourquoi ne pas avoir écrit au procureur ? Puisque c'était ta sœur qu'il avait condamnée, il aurait suffi d'une confrontation pour révéler la supercherie.

– Parce qu'il était au courant depuis le début. Ma sœur lui avait fait savoir qu'elle était enceinte. Grâce à sa condition, elle aurait pu intenter un recours pour obtenir une libération anticipée, ce n'était pas acquis mais loin d'être impossible. Sauf que ce jeune procureur voulait un coupable qui purge sa peine jusqu'au bout. Alors, invoquant l'innocence et l'avenir d'un enfant qui n'avait pas de raison de payer pour les erreurs de sa mère, il a fermé les yeux sur notre petite magouille. Les papiers que nous avions falsifiés étaient de bonne facture, et qui aurait pu soupçonner que quelqu'un puisse aller en taule de son plein gré ? Seulement, faire état de la duperie, surtout après qu'il y avait eu mort d'homme, aurait compromis sa carrière. Un type médiocre peut devenir un vrai salaud lorsque son avenir est en jeu. Il a probablement fait le bon choix puisque j'ai appris plus tard qu'il avait été promu juge. À dire vrai, je ne sais même pas si j'aurais eu le courage de les séparer, d'anéantir ce qui me restait de famille. Qu'est-ce que j'aurais pu faire si j'étais sortie ? Élever une enfant qui n'était pas la mienne jusqu'au moment où, à l'adolescence, elle aurait appris que sa vraie mère était derrière les barreaux, qu'elle ne la reverrait pas avant d'avoir trente-cinq ans et que j'en portais ma part de responsabilité ? C'est un choix terrible, n'est-ce pas ?

– Mais tu n'y étais pour rien bon sang !

– Je faisais tout de même partie de la bande.

– Et cette gamine, qu'est-ce qu'elle est devenue ?

– C'est elle qui t'a conduite jusqu'à moi.

Vera ouvrit les yeux si grands qu'Agatha crut un instant qu'ils allaient sortir de leurs orbites.

– Elle est au courant ?

– Non, elle ne sait rien. Sa mère a fait d'elle une jeune femme formidable, avec un caractère de cochon. Mais ce n'est pas pour me déplaire, l'important est qu'elle ait du caractère, n'est-ce pas ?

– Et tu ne veux pas lui dire ? s'exclama Vera, stupéfaite.

– Lui dire quoi ? Que je me suis dénoncée pour une sœur qui m'a trahie deux fois ? Milly n'a pas eu de père, je ne peux pas lui enlever sa mère en la déshonorant ; même morte, elle doit rester la mère qu'elle a aimée, c'est une chose sacrée. Et puis ce que j'ai enduré perdrait tout son sens. Rien que pour cela, je ne veux pas qu'elle sache la vérité, en tout cas pas toute la vérité.

– Alors, pourquoi l'avoir embarquée dans ta fuite ?

– Parce que c'est en pensant à elle que j'ai tenu le coup. Au fil des années, elle est devenue ma raison de vivre, ou de survivre. Parce que je me suis mise à l'aimer et à l'aimer de plus en plus. Alors je voulais la connaître, savoir quelle femme elle était devenue, si tout cela en avait valu la peine. Je crois bien que c'est le cas, et tu ne peux pas savoir à quel point cela compte pour moi. Je dois partir, Vera. J'aurais voulu te poser plein de questions, savoir ce qu'est la vie quotidienne d'une femme entourée d'adolescents...

– C'est une existence faite de joies et de frustrations, de moment glorieux et d'échecs, interrompit Vera. Il y a des gosses qu'on aime, d'autres qu'on ne supporte pas, et ce n'est pas parce qu'ils sont bons ou mauvais élèves. Ce qui fait la différence, c'est ce qu'il y a en eux. Depuis mon bureau dans la salle de classe, je peux présager de leur avenir. Deviner ceux qui feront quelque chose de leur vie et ceux qui sombreront dans la médiocrité, les généreux et les rapaces, les gentils et les teignes, ceux qui feront le bien et ceux qui feront du mal aux autres, les esprits larges et les mesquins. Je leur enseigne notre histoire, ce que nous avons fait, ils m'écoutent bouche bée, incrédules, sans que je puisse leur avouer que j'ai participé à cette histoire. C'est à la fois drôle et frustrant. Chaque année, il y en a au moins un qui donne un sens à mon métier, un élève dont je sais qu'en lui prêtant attention, en lui apportant ce qui lui manque je pourrai l'aider à devenir quelqu'un. J'ai la sensation d'être utile et cela me rend heureuse, et pourtant quand je me regarde dans un miroir, je me trouve toujours aussi gourde, c'est un sentiment dont je n'ai jamais pu me défaire.

– Retourne auprès d'eux, le temps m'est compté. J'ai été heureuse de te revoir, Vera, et tu n'as pas l'air gourde du tout. Si je m'en sors, j'espère que nous nous retrouverons.

– Je sais que tu t'en sortiras, je l'espère de tout cœur. File, je n'ai pas envie de retourner au collège tout de suite, je vais rester un peu ici, et laisse cette addition, elle est pour moi, c'est un plaisir et un honneur.

Agatha prit Vera dans ses bras et lui chuchota à l'oreille :

– Dis bien à tes élèves que nous nous sommes battus pour eux, que nous avons commis des erreurs terribles, mais que nous avons toujours agi pour un monde plus juste.

– Soit tranquille, ma vieille, je le leur répète chaque année.

*

C'était la première fois qu'il la revoyait et son cœur se mit à battre à toute vitesse. Il posa une main sur la crosse de son revolver, l'autre sur la poignée de la portière, mais ses deux mains tremblèrent. Et tandis qu'Agatha sortait du Wind Café, il sentit ses jambes se dérober, comme si son être tout entier sombrait. Elle était là, si près de lui, avançant sur le trottoir d'en face, entrant dans une voiture qu'il avait traquée sans relâche. Elle prenait place sur le siège passager, et lui restait là, tétanisé.

L'Oldsmobile démarra en trombe et fila sur Oklahoma Boulevard.

*

– Ça valait le coup de prendre tant de risques ?

– Quand vas-tu cesser de poser des questions stupides ? Tu m'as demandé la même chose la dernière fois. Cela ne valait pas le coup de revoir Raoul ? Tu ne t'es pas bien entendue avec lui, as-tu déjà rencontré dans ta vie quelqu'un comme lui ? Ton Frank est-il de sa trempe ?

– Vous êtes de mauvais poil ?

– Je suis en colère, folle de rage si tu préfères, et je ne veux pas passer mes nerfs sur toi, alors tais-toi jusqu'à ce que je me calme.

– C'est quoi Soledad ? interrogea Milly.

Agatha soupira.

– Soledad est un pénitencier où fut enfermé un innocent devenu une légende. Qu'est-ce qu'on vous apprend en cours dans ce putain de pays ?

– Des choses plus récentes, peut-être. Vous voulez bien pallier mon ignorance ? proposa Milly d'un ton espiègle.

– George Jackson avait passé son enfance dans les ghettos noirs de Chicago et de Los Angeles. Comme beaucoup de jeunes qui vivaient dans le plus grand dénuement, il avait eu maille à partir avec la police pour des délits mineurs. À dix-huit ans, il fut accusé de complicité de vol pour s'être trouvé au volant de la voiture à bord de laquelle un de ses copains devait s'échapper après avoir piqué soixante dollars dans une station-service. On lui avait conseillé de plaider coupable, lui promettant une peine maximale d'un an à purger dans la prison du comté. Il signa ses aveux, mais en lieu et place de la promesse qui lui avait été faite, on le condamna à une peine minimum d'un an et maximum à vie, et on l'envoya au pénitencier.

– Pour soixante dollars ?

– Qu'il n'avait pas volés lui-même. Les sentences de ce genre étaient de vraies ignominies, laissant le détenu à la merci d'un comité qui se réunissait chaque année et décidait de son sort en fonction de sa conduite. Mais Jacskon étant noir, ses jours et ses nuits n'étaient que brimades, humiliations et sévices corporels. Il refusa de se soumettre. Chaque fois qu'il se rebellait, on l'envoyait au cachot, dans un réduit couvert d'excréments, sans aucune aération, où il lui était interdit de se laver, contraint de faire ses besoins sur le sol où il devait aussi dormir et manger.

– Vous l'avez connu ?

– Non, j'étais trop jeune. Jackson fut très vite identifié par les autorités comme un militant politique, un homme que l'on ne pourrait briser. Au cours de l'année 1970, alors qu'il était emprisonné depuis déjà dix ans, une nouvelle cour fut ouverte dans la prison, les gardiens s'amusèrent à y faire entrer dix Blancs et sept Noirs. Les Noirs qui avaient été choisis étaient connus pour leur militantisme et les Blancs pour leur racisme exacerbé. Un tireur d'élite fut posté dans un mirador, armé d'un fusil à lunette. Ce qui devait arriver arriva, une bagarre éclata et le gardien vida son chargeur. Trois Noirs tombèrent sous ses balles, un Blanc fut blessé à la hanche. Ils laissèrent un des Noirs qui avait été touché se vider de son sang dans la cour, alors qu'elle jouxtait l'infirmerie.

Des protestations s'élevèrent dans la prison, et pour une fois, Noirs, Blancs et Mexicains entamèrent de concert une grève de la faim. Trois jours plus tard, un grand jury du comté attribua la légitime défense au tireur d'élite. Le jour où ce verdict fut prononcé, un maton de Soledad fut retrouvé mort et Jackson, dont les autorités voulaient la peau, fut accusé du meurtre avec deux autres prisonniers, tous encourant la peine de mort. Trois Noirs sont abattus par un gardien qui s'en sort blanc comme neige, un gardien est retrouvé mort et trois Noirs vont aller s'asseoir sur la chaise électrique, tu vois la parodie de justice ! Leur procès devint emblématique du racisme d'État et les trois prisonniers furent baptisés « Les frères de Soledad ».

– Ils ont été exécutés ?

– Non. Des comités de défense se formèrent dans tout le pays. Deux avocats rendus à leur cause réussirent à faire destituer la pourriture de juge raciste qui voulait leur condamnation à tout prix et obtinrent que le procès se tienne à San Francisco. La presse locale de Soledad et de ses environs les avait déjà déclarés coupables. Les appuis affluaient de toute part, les comités de défense voyaient leurs rangs gonfler, les plus grands militants du pays prirent leur défense.

– Ils ont été innocentés ?

– Si tu arrêtais de m'interrompre tout le temps, je pourrais te raconter leur histoire ! Jackson avait un petit frère et, bien qu'il n'ait pas eu le droit de le voir grandir, il l'aimait plus que tout et cet amour fraternel était réciproque. Jonathan voyait en son aîné un héros, détenu de la façon la plus injuste. Au cours d'une audience où l'on jugeait trois autres prisonniers, Jonathan, qui n'était qu'un gamin, est entré dans le tribunal. Quelques instants après le début du procès, il s'est levé, a sorti un fusil dissimulé sous son manteau et a lancé aux détenus des pistolets qu'il avait cachés dans un sac en papier. Il a crié : « Ça suffit maintenant, c'est moi qui décide, libérez les frères de Soledad ! » Les prisonniers et lui ont pris des otages et se sont enfuis à bord d'une camionnette sur laquelle la police a tiré. Deux prisonniers, un des otages et Jonathan sont tombés. Après la mort de son frère, Jackson entreprit une correspondance avec sa famille et quelques proches, racontant son quotidien et son combat. Sa plume était celle d'un grand écrivain et ses textes furent publiés sous la forme d'un recueil dédié à la mémoire de son petit frère. L'ouvrage connut un certain succès, il fut traduit et publié à l'étranger, attirant encore plus d'attention sur le sort de Jackson, sur l'injustice dont il était victime, sur les atrocités du système carcéral, sur le racisme de l'appareil judiciaire. Le ministère public décida de le faire taire, Jackson fut abattu un an plus tard, au cours d'une prétendue tentative d'évasion de la prison de Saint Quentin où il avait été transféré. Ils l'ont tué mais ils n'ont pas réussi à faire oublier l'homme, ni sa cause. Les frères de Soledad sont devenus un symbole, leurs bourreaux disparaîtront dans leur médiocrité.

Était-ce de l'instinct, une prémonition, Agatha se retourna brusquement et regarda par la lunette arrière.

– Accélère progressivement, dit-elle en abaissant le pare-soleil.

– Nous sommes suivies ?

– J'en ai l'impression.

À la sortie de Woodward, les champs de maïs s'étendaient à perte de vue. Les seuls reliefs étaient formés par des silos et quelques corps de ferme. Aucun détour possible, nul endroit où se cacher et la vieille Oldsmobile ne pouvait rivaliser de vitesse avec la Ford qu'Agatha observait dans le miroir de courtoisie.

L'aiguille du compteur de vitesse dépassait les soixante miles, mais la distance entre les deux voitures ne se creusait pas pour autant.

– Ne va pas plus vite, dit Agatha, si cette voiture nous suit, il ne faut pas que son conducteur comprenne que nous l'avons repéré.