Pourtant, Milly continua d'appuyer sur l'accélérateur et l'aiguille dépassa les soixante-dix miles.
– Tu vas bousiller ton moteur ! protesta Agatha.
– Taisez-vous et laissez-moi faire, je vous l'ai dit, personne ne peut rivaliser avec moi au volant.
Un train de marchandises arrivait dans le lointain, avançant sur la voie ferrée qui biffait la plaine. Milly estima le temps qu'il mettrait à croiser leur route, et elle jeta un œil dans son rétroviseur. La Ford se rapprochait.
– C'est peut-être un type qui joue à l'aspirateur.
– Et cela consiste en quoi, jouer à l'aspirateur ?
– C'est une technique pour berner les flics en planque sur des chemins de traverse qui vous visent depuis leur bagnole avec un pistolet radar. Quand vous trouvez un pigeon qui roule au-dessus de la vitesse autorisée, il suffit de lui coller au train. Celui qui ouvre la route est pris en faute, celui qui le suit s'en tire à bon compte.
– À propos de train, j'en vois un qui va sonner l'heure de vérité, ralentis et ne fais pas l'idiote, nous n'aurons pas le temps de passer.
Milly obtempéra et leva le pied. Agatha observa la Ford qui grossissait dans le miroir.
Le conducteur de la motrice qui tractait un interminable convoi fit sonner son klaxon alors qu'il approchait du passage à niveau dépourvu de barrière. Le feu de signalisation se mit à clignoter, accompagné dans ses éclats du tintement d'une cloche.
Milly tourna brièvement la tête vers Agatha et s'écria :
– Fermez les yeux !
Elle appuya de tout son poids sur la pédale de l'accélérateur et le moteur rugissant de l'Oldsmobile donna tout ce qu'il avait dans le ventre. L'aiguille bondit jusqu'a la butée d'arrêt à l'intérieur du compteur de vitesse.
La voiture se rapprochait des rails, si elle les traversait à cette allure, elle y laisserait ses essieux.
En voyant une traînée de poussière se dresser devant lui, Tom comprit dans l'instant le tour qu'on lui jouait. Il accéléra, doubla l'Oldsmobile et traversa la voie. Mais juste avant de la franchir, Milly écrasa la pédale de frein, donna un coup de volant et accéléra à nouveau, faisant partir la voiture de travers pour la mettre dans l'axe du chemin qui longeait la voie ferrée.
Alors que fonçait le convoi qui la séparait désormais de la Ford, elle s'arrêta pour enclencher la marche arrière, recula jusqu'à la route et reprit la direction de Woodward à toute allure.
– Alors là, chapeau ! souffla Agatha.
Mais Milly n'avait pas le temps d'apprécier le compliment, son regard allait du pare-brise au rétroviseur ; tant que passerait le train, elles resteraient masquées aux yeux de leur poursuivant.
Elle bifurqua vers le sud à la première intersection, puis vers l'ouest au croisement suivant, dépassa une caravane de camions et fila vers les collines.
– Je crois que nous l'avons eu, dit-elle.
– Je crois surtout que tu es folle à lier. Mais ce n'est pas un reproche, bien au contraire.
*
Tom enrageait, en regardant, impuissant, défiler les wagons. Les trains de marchandises qui traversent le pays en comptaient parfois plus de soixante et ce convoi n'en finissait plus de s'étirer. Lorsque la motrice de queue s'éloigna, la route devant lui était déserte. Il retraversa les voies, se rangea sur le bas-côté et déplia la carte routière. Il avait raté le rendez-vous de Vera, mais pensait connaître l'endroit où Agatha se rendrait maintenant. Cette fois, il n'y aurait plus d'hésitation ; il avait une mission à accomplir, la dernière de sa carrière et il était résolu à la mener à son terme. Il refit demi-tour et poursuivit sa route vers l'ouest.
*
– Qui t'a appris à conduire comme ça ?
– Ma mère, répondit Milly, et aussi l'endroit où j'ai grandi. On s'en rapproche d'ailleurs. Je ne suis pas retournée à Santa Fe depuis sa mort.
– Tu veux que nous y passions ?
– Après ce que nous venons de vivre, je ne crois pas qu'un détour soit une très bonne idée.
– C'est sur notre route, et puis nous l'avons semé.
– Non, ça me ferait bizarre de m'y arrêter.
– Parfois, ce qui vous paraît bizarre a du bon, moi je pense que nous devrions aller lui rendre hommage.
– À qui ?
– À ta mère. Elle est enterrée là-bas, j'imagine.
– Pas question !
– Écoute-moi bien, même si cela ne me regarde pas. Il y a des choses qui ne se font pas dans la vie. La famille, c'est sacré, si ta mère te voit depuis là-haut, elle serait très malheureuse que sa fille passe si près d'elle sans se donner la peine d'aller se recueillir sur sa tombe. Tout à l'heure, au passage à niveau, c'est peut-être elle qui nous a protégées.
– Parce que vous croyez à ce genre de choses, vous ?
– Ne viens-tu pas de me dire que c'est elle qui t'avait appris à conduire ? On lui doit bien ça, non ? Et puis, je vais te faire une confidence, j'aimerais voir l'endroit où tu as grandi.
– Pourquoi ?
– Toi et tes pourquoi ! Parce que ça me plairait, pour paraphraser quelqu'un qui se trouve juste à côté de moi.
Milly sourit.
– Il y a un petit restaurant près de chez nous où maman m'emmenait parfois dîner. C'est très modeste, mais on y servait les meilleurs tacos du monde, je crois que ça me ferait plaisir d'aller en manger un.
– Va pour les tacos ! Mais après, tu me feras visiter ta maison.
– Je ne sais pas si j'en aurai le courage, tout doit être couvert de poussière, et puis je n'ai pas les clés. Je n'avais pas prévu de partir en voyage, si vous voyez ce que je veux dire.
– Ne me dis pas qu'un garçon manqué comme toi ne faisait pas le mur. Et si tu savais sortir en douce, tu savais rentrer de la même façon. Ensuite nous irons présenter nos respects à ta mère.
Milly, exaspérée, prit la direction de Santa Fe au croisement suivant.
*
Sur une route parallèle située plus au nord, Tom Bradley entrait au Texas, se dirigeant vers l'ouest. La faim et la soif commençaient à se faire sentir mais il se refusait à perdre du temps, même si la jauge d'essence l'invitait à s'arrêter urgemment. Il repensait au manque de sang-froid dont il avait fait preuve à Woodward, et ne se le pardonnait pas. S'il y avait bien une chose qu'il avait apprise au cours de sa carrière, c'est que la vie offre rarement une seconde chance à un marshal qui laisse filer sa proie.
Il traversa un hameau en ruine, probablement rasé par le passage d'une tornade ; dévastatrices et meurtrières, elles apparaissaient fréquemment à l'été dans ces plaines poussiéreuses. Il ne restait des maisons que des fétus de bois amassés le long de la route. Tom se demanda ce qu'il était advenu des gens qui vivaient là. Il aperçut les décombres de ce qui fut une école, un peu plus loin, ceux d'un restaurant où les familles du coin devaient se retrouver le soir, un panneau brisé en deux était tout ce qu'il subsistait d'un ancien bowling et, au milieu de ce paysage fantomatique, le clocher renversé d'une église fiché dans la terre témoignait de la violence qui s'était abattue ici, comme une punition du ciel. Tom frissonna et passa son chemin, s'inquiétant de savoir s'il aurait assez de carburant pour atteindre la prochaine station-service. Par précaution, il ralentit.
Le village suivant n'était guère plus engageant, moins de cent âmes devaient vivre à Fargo. On n'y trouvait aucun commerce dans la rue principale, seuls quelques vieux pick-up rangés en épi témoignaient que l'endroit n'avait pas encore été abandonné de tous. De part et d'autre, des habitations en préfabriqué, posées sur des fondations précaires, rappelaient la pauvreté de ces campagnes arides. Une loupiote rouge clignota sur le tableau de bord et Tom n'eut plus qu'une seule préoccupation, trouver sur son chemin un endroit où faire le plein.
*
– Nous n'arriverons jamais à Santa Fe avant la tombée de la nuit, soupira Milly.
– Et alors, ta voiture a des phares !
– Pourquoi San Francisco ?
– Il me semblait te l'avoir dit, des amis m'y attendent.
– Auprès desquels vous resterez quelques heures, et ensuite ?
– Ensuite, il y a l'océan.
– Vous comptez fuir par la mer ?
– Je ne fuis pas, du moins pas au sens où tu l'entends, sinon j'aurais accepté que tu me conduises à la frontière. Je veux juste revoir la baie du Golden Gate, m'enivrer à la vue de l'horizon, et puis une fois là-bas, je saurai où me cacher et vivre des jours paisibles.
– Vous avez vraiment des amis là-bas ?
– Je l'espère, mais je n'en suis pas certaine.
– Alors à quoi bon ?
– Pour moi, c'est le bout de la route. De toute façon, il serait difficile d'aller plus loin. Toi, il te faudra rebrousser chemin et je ne pourrai pas t'accompagner. Tu me promets d'être prudente ?
– Je n'ai pas l'impression de pouvoir l'être moins que depuis que nous sommes parties.
Agatha regarda le paysage.
– Nous ne nous reverrons plus ? demanda Milly
– Ne pense pas à ça. Peut-être qu'un jour tu me rendras visite.
– Et où est-ce que je vous trouverais ?
– Plus tard, je t'écrirai.
– Et où est-ce que je vous répondrai ?
– Je t'indiquerai dans une lettre les coordonnées d'une boîte postale, et si tu viens vraiment me voir, nous choisirons un lieu de rendez-vous que nous serons seules à connaître, ce sera notre secret.
– Je crois que j'aimerais ça, dit Milly.
– Qu'est-ce que tu vas faire en rentrant chez toi ?
– Essayer de garder mon travail, retrouver Frank, me faire pardonner.
– Te faire pardonner de quoi ?
– Je ne sais pas, soupira Milly en haussant les épaules.
– Il faut que je t'avoue une chose. Ce revolver avec lequel je t'ai menacée le soir de notre rencontre, il ne fait que des tout petits trous, et il ne contient qu'une seule balle. Au mieux, et en visant bien, j'aurais pu faire péter le verrou de ta boîte à gants.
– Je sais, je m'en étais rendu compte. Maman m'emmenait parfois au stand de tir et j'en connais assez sur les armes à feu pour savoir que la vôtre était d'un tout petit calibre. Moi aussi je vous ai menti ; ma routine n'a rien de confortable, je m'emmerdais à mourir et j'ai saisi ma chance.
– Je peux te faire une autre confidence ? demanda Agatha.
– Oui, bien sûr.
– Tu mens très mal !
– Vous aussi !
*
Tom Bradley arriva à Santa Fe à la tombée du soir. Il chercha un hôtel où dormir, prit possession de sa chambre et s'allongea sur son lit, bras derrière la nuque, songeant à ce qu'il ferait le lendemain. Éreinté par une journée passée à conduire, il se leva pour aller se doucher et regarda le téléphone posé sur la table de nuit. Il hésita et finit par composer le numéro du juge Clayton.
– Où es-tu ? lui demanda celui-ci.
Tom se garda de lui répondre et l'interrogea à son tour.
– Quelles sont les nouvelles ?
– Le directeur du centre de détention a craqué, dit-il, il vient de m'appeler pour m'informer qu'il contacterait les fédéraux demain à la première heure et signalerait l'évasion.
– C'est regrettable pour sa carrière, soupira Tom.
– Pourquoi, tu l'as interpellée ?
– Pas encore, mais ce sera bientôt fait.
– Tu l'as logée ?
Tom ricana dans le combiné.
– J'ai dit quelque chose d'amusant ? se récria le juge d'un ton offusqué.
– Ce qui est amusant, c'est de t'entendre emprunter un vocabulaire de truand. Je pense avoir deviné où elle se rendra demain et si je ne me trompe pas, je l'y attendrai.
– Indique-moi le lieu, du renfort ne sera pas de trop.
– C'est une fugitive, elle est armée, les feds ne lui laisseront aucune chance et je veux éviter ça, mais peut-être que cela t'arrangerait que son arrestation tourne mal ?
– Comment peux-tu penser une chose pareille ? s'insurgea Clayton.
– Parce que je te connais.
– Ne joue pas au justicier solitaire, Tom, je suis le premier à vouloir que tout rentre dans l'ordre, le plus discrètement possible.
– Alors retiens les bouledogues encore vingt-quatre heures.
– Je ferai de mon mieux, mais je ne peux rien te promettre. Que veux-tu que je leur dise ?
– Fais preuve d'imagination.
– C'est moi qui t'ai confié cette mission, j'espère que tu t'en souviens. Si je n'avais pas voulu une fin paisible à cette affaire, je ne t'aurais pas appelé, ton attitude est insultante. Pourquoi ne pas l'arrêter ce soir, si tu sais où elle se trouve ?
– Parce que je suis fatigué et que je me vois mal l'enchaîner à un radiateur pendant que je dors. Je vais aller dîner, me reposer et j'accomplirai ma mission en temps et en heure. Nous avions passé un marché, si l'on s'y tient, tout se terminera sans faire de vagues, comme tu le souhaites.
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